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CNNum : «La question des choix technologiques de l'Etat reste entière»

Le Conseil national du numérique publie ce mercredi un manifeste pour interpeller le nouvel exécutif. Sa vice-présidente, Sophie Pène, plaide pour des politiques publiques «plus inclusives», au plan national comme à l'échelle européenne.
par Amaelle Guiton
publié le 24 mai 2017 à 10h14

A nouveau quinquennat, nouveau positionnement. Installé en 2011 par Nicolas Sarkozy, le Conseil national du numérique (CNNum) avait, pendant le mandat Hollande, planché aussi bien sur la neutralité du Net ou la «loyauté» des plateformes du Web que sur la fiscalité ou l'éducation. Mais aussi eu l'occasion d'affirmer son indépendance, en rendant des avis très critiques sur le blocage administratif de sites web instauré par la loi antiterroriste de novembre 2014, la loi renseignement ou l'extension du fichier TES (Titres électroniques sécurisés) aux cartes d'identité.

Ce mercredi, il publie un manifeste, signé par ses membres actuels et passés – soit 70 personnes, dont ses deux anciens présidents Gilles Babinet et Benoît Thieulin. Objectifs : affirmer sa volonté de peser dans les débats européens, renforcer les processus de consultation sur les politiques publiques – comme il l'avait fait en amont de la loi numérique ou autour du fichier TES – et interpeller l'exécutif sur une série d'enjeux, comme les impacts de l'intelligence artificielle, les négociations européennes sur la circulation des données, la préservation des libertés, l'articulation entre transitions numérique et écologique… Sophie Pène, professeure à l'université Paris-Descartes et vice-présidente du CNNum, a répondu aux questions de Libération.

Quel est le but de ce manifeste ?

Au bout de cinq ans d'existence, le CNNum a éprouvé le besoin de se présenter au nouveau gouvernement – pas seulement dans son collège actuel, mais en lançant une réflexion avec tous les membres depuis sa création, pour porter ses valeurs, ses engagements, et sa vision de ce qui doit être fait. Deux points ont retenu notre attention : d'une part, la nécessité de porter notre travail à l'échelon européen, pour concevoir des politiques numériques qui aient une efficacité au niveau national ; et d'autre part, l'élargissement des modes de consultation, pour que ces politiques numériques soient plus inclusives, plus ouvertes. Il s'agit non seulement de s'appuyer sur ce que nous avons déjà fait, mais aussi et surtout d'aller de l'avant. Et de montrer tout ce qui reste à faire, et toute la complexité des questions qui nous attendent.

L’échelon opérant en matière de régulation du numérique, aujourd’hui, c’est l’Europe ? Comment entendez-vous travailler à ce niveau ?

Certains sujets de politique publique peuvent se traiter au niveau national, mais sur la fiscalité ou la protection des données personnelles, par exemple, l'efficacité nationale dépend d'une concertation européenne. Nous imaginons plutôt un travail en réseau. Nous avons déjà un quasi-homologue allemand [le Comité Jeunes entreprises du numérique ou BJDW, ndlr] et nous espérons que d'autres pays d'Europe vont créer ce genre d'instance. Le CNNum peut être force de proposition. Au moment des négociations sur le traité de libre-échange Tafta, nous avions remonté les besoins spécifiques des industries européennes face à des acteurs comme Amazon ou Google. Il est également arrivé que la Commission européenne s'adresse à nous, parce qu'elle a identifié le fait que nous travaillons de manière transdisciplinaire, en mêlant des questions économiques, juridiques, techniques, sociales.

Faire contrepoids aux grandes entreprises américaines, c’est aussi une question de souveraineté nationale et/ou européenne ?

C'est une question de souveraineté, de diplomatie culturelle, de présence francophone à venir… On le voit bien sur le cas des données de l'éducation, avec l'autorisation donnée par la Direction du numérique éducatif aux établissements scolaires d'utiliser les services numériques de Google ou Microsoft. Ce sont des données qui ont de la valeur, qui permettent de la R&D en matière d'apprentissage adaptatif, par exemple, et qui sont parties vers des acteurs privés. Or, on pourrait négocier autrement l'utilisation et la régulation de ces données. Quand l'Etat répond par des «chartes de confiance», plutôt que par des standards et des négociations d'égal à égal, il néglige la capacité que nous devrions avoir de réagir, de pousser à transformer les usages et à les questionner. Nous ne sommes pas assez créatifs, mais je pense que nous allons le devenir. Les sujets européens, ce ne sont pas seulement la régulation ou la fiscalité, mais aussi la littératie numérique ou l'éducation au XXIe siècle. Et tous ces sujets gagneront en puissance si nous travaillons en réseau.

Autre aspect de votre manifeste, les «transformations numériques de la démocratie». Avec l’idée de multiplier les démarches de consultation en matière de politiques publiques numériques.

Dans les interrogations que nous avons sur notre utilité, sur notre impact, nous voyons bien qu'il est possible d'améliorer le travail avec l'administration, et que ce sera d'autant plus le cas qu'il y aura concertation avec le gouvernement. Dans le même temps, nous voyons aussi que les plateformes de consultation ont leurs limites. Il y a des gens qui ne sont pas représentés, et c'est bien tout l'enjeu des «civic techs». La société doit être inventive. Nous avons l'idée d'ouvrir une consultation… sur les modes de consultation : nous pensons qu'on a dépassé l'âge de la plateforme, mais nous ne savons pas encore quel genre de consultation il faut imaginer, avec un mélange de rencontres, de carrefours, de travail en réseau, d'ancrage dans le monde de l'économie sociale et solidaire, des associations, des territoires… Au CNNum, dans notre diversité, notre variété de cultures et de pratiques professionnelles, nous avons en commun d'être tous liés à des écosystèmes innovants. Collectivement, nous captons des signaux, faibles ou forts, de transformation des attentes sociales. Les changements de la démocratie sont amplifiés par le numérique, mais dans le projet du Web, il y avait l'idée que le changement social était premier, et que l'infrastructure numérique venait l'outiller. Nous pensons que nous vivons des changements très forts, et que les expressions citoyennes sont vraiment à prendre en compte si nous voulons retrouver la cohésion sociale dont nous avons tous besoin.

Mais quand le nouveau président de la République entend réformer le code du travail par ordonnances, il y a manifestement des limites aux sujets que peuvent aborder ces processus consultatifs…

Ce n'est pas forcément lié. J'ai entendu, par exemple, Pierre Laurent [secrétaire national du PCF et sénateur de Paris, ndlr] dire, lors d'un débat, que lorsque le Parlement avait travaillé sur la loi pour une République numérique, il avait pris conscience de la nécessité de trouver, au niveau parlementaire, d'autres façons de travailler, pour mener les analyses et les discussions au fond. Je ne dis pas que c'est une bonne chose que le gouvernement travaille par ordonnances, mais même le travail parlementaire doit se réinventer.

Parmi les sujets que vous mettez en avant figure «[l’équilibre] entre augmentation du niveau de sécurité des citoyens et respect des libertés individuelles et collectives». Le CNNum s’est souvent exprimé sur ces questions, de manière très critique, mais n’a pas été écouté…

Nous avions fait le constat qu'il y avait eu, en quelques années, seize lois censées lutter contre le terrorisme, dont certaines n'étaient même pas allées jusqu'aux décrets d'application. Nous avons toujours été très sensibles au fait que de nouvelles lois permettaient subrepticement de restreindre les libertés portées par le Web, sans même parler des libertés publiques en général. Quand nous avons discuté du fichier TES [le mégafichier qui doit regrouper les données d'identité des Français ndlr], nous nous sommes rendu compte que dans la complexité technologique, juridique, dans la difficulté des mesures d'impact, la question des choix technologiques de l'Etat restait ouverte. Il y a un effort de reconception à faire sur la manière dont sont opérés ces choix technologiques de grand impact. Le fichier TES a toujours été présenté comme une simple réforme organisationnelle des services administratifs, et les aspects politiques ont été volontairement minorés. Or ce qui a été engagé sera difficilement réversible… Avec le nouveau gouvernement, nous pouvons espérer peser sur le fait qu'il est nécessaire de ne pas cacher qu'une réforme organisationnelle a un impact politique, un impact sur les libertés. La question des choix technologiques reste entière, elle n'est pas assurée aujourd'hui.

Le fait que le nouveau secrétaire d’Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, soit un ancien président du CNNum va-t-il vous faciliter la tache ?

Le CNNum est indépendant, et le secrétaire d'Etat a ses propres dossiers… Mais c'est sûr que nous le connaissons bien, et que nous apprécions son engagement, son énergie, sa capacité de communication. Nous lui avons envoyé notre manifeste, ainsi qu'au Premier ministre, au président de la République, et au ministre de l'Economie. Nous attendons le début du dialogue.

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