LES PLUS LUS
Publicité

Simone Veil côté intime

La journaliste Sarah Briand, auteure du documentaire Simone Veil, l’instinct de vie (Magnéto Presse pour France 2) et de la biographie Simone, éternelle rebelle (Fayard), raconte sa dernière rencontre il y a quelques mois avec Simone Weil.

Rédaction JDD , Mis à jour le
Simone Veil en famille, en 1998.
Simone Veil en famille, en 1998. © Sipa

Sa photo a toujours été affichée dans mon bureau. Comme si je savais qu’un jour je raconterais son destin. C’est un cliché en noir et blanc, datant de 1974, ses yeux clairs fixant l’objectif, le visage d’une femme qui a la vie devant elle. Je me suis souvent demandé à quoi pensait Simone Veil à cet instant, jeune ministre qui venait de faire voter la loi autorisant l’IVG. Elle qui était inconnue du grand public six mois plus tôt était alors, déjà, la femme la plus populaire de France. Sur cette photo apparaît la femme politique, mais j’avais envie de découvrir ce qui se cachait derrière le peu qu’elle nous laissait entrevoir d’elle depuis des années, derrière son chignon strict et la distance qu’elle a toujours imposée ; pourquoi et comment Simone était devenue une icône française.

Publicité

Découvrir qui est Simone Veil est assez facile. Il est plus difficile, en revanche, de cerner "Simone". Ce prénom, prononcé seul, je l’entendrai des dizaines de fois dans la bouche de ses proches. "Ah, Simone", "Oh, vous savez, Simone". Comme s’il portait un mystère dont seul son cercle intime avait connaissance. Un mystère qui ne se délivre pas au téléphone ou au premier rendez-vous. Une part intime, surtout, que protègent avec une extrême pudeur ses fils Jean et Pierre-François. Mais qu’ils ont tous les deux accepté de me livrer, par petites touches, jour après jour, semaine après semaine, pendant plus d’un an.

La suite après cette publicité

Sur son épée, les symboles d’une vie

Tout a commencé le jour où Jean, justement, m’a proposé de me montrer un objet. L’épée que portait sa mère le jour où elle a fait son entrée à l’Académie française. C’est lorsqu’il m’a communiqué l’adresse de notre rendez-vous, place Vauban, en plein cœur de Paris, que j’ai compris que nous allions nous retrouver dans l’appartement familial où vit Simone Veil depuis 1969. Je m’y suis rendue avec une certaine émotion, les images d’archives que j’avais visionnées se superposant au réel. Je ne pouvais pas ne pas penser aux croix gammées qui avaient été peintes dans le hall de l’immeuble ou sur le bouton de l’ascenseur correspondant à l’étage de son appartement au moment du vote de la loi sur l’IVG en 1974, lors de ces trois jours durant lesquels Simone avait dû faire face aux attaques politiques, misogynes et antisémites. Le temps avait passé, Antoine n’était plus là et ne restait ce jour-là - c’était quelques mois plus tôt - que le piano recouvert d’un grand tissu sombre, sur lequel il ne jouerait plus. Et le silence.

La suite après cette publicité
Epee de Simone Veil

L'épée de Simone Veil (Reuters)

L’objet était posé dans un coin de ce même salon, tout près des fenêtres qui donnent sur le dôme des Invalides, portant les symboles de toute sa vie. L’histoire d’une vie intime qui est devenue un destin français. Je n’osais poser la main sur cette petite épée. Jean a brisé le silence en m’énumérant les emblèmes souhaités par sa mère et dessinés par le sculpteur Ivan Theimer : une carapace de tortue, symbole de longévité, un visage de femme, rappel de ses combats en faveur de la cause féminine et clin d’œil à sa mère, les devises de la France et de l’Europe, deux mains enlacées qui évoquent la réconciliation entre les peuples, et puis des branches d’olivier, arbre de vie et de paix, qui côtoient les flammes des fours crématoires. Simone avait tenu à faire graver ce numéro qui fut, à l’âge de 16 ans, sa seule identité, et qu’elle a toujours, plus de soixante-dix ans plus tard, tatoué sur l’avant-bras : 78651. Tout en rangeant l’épée, Jean fut saisi d’émotion, comme à chaque fois qu’il évoquera les périodes douloureuses du parcours de sa mère.

La suite après cette publicité
La suite après cette publicité

La tendresse infinie de son regard

Ce jour-là, alors que nous nous apprêtions à nous asseoir à la table autour de laquelle elle recevait sa famille toutes les semaines depuis plus de quarante ans, elle est ­entrée. La porte, qui sépare le salon de l’espace qui mène à sa chambre, s’est ouverte. La démarche était plus lourde et son chignon était devenu gris, mais la dame de près de 90 ans qui est venue m’embrasser n’avait rien perdu de l’élégance qu’elle a toujours eue. Une tendresse infinie se dégageait de son regard pers, ces yeux gris-bleu qui avaient fait chavirer à l’hiver 1946 le cœur de celui qui allait devenir son mari, Antoine Veil, et avec qui elle allait vivre la plus grande histoire d’amour de sa vie. Simone s’est ensuite avancée pour planter son regard dans les photos qui avaient été dispersées par son fils sur la nappe blanche, tels les confettis du puzzle de sa vie.

Très fatiguée par le poids des années, elle n’allait pas dire un mot. Mais je n’étais pas venue l’interroger. Je ne souhaitais pas qu’elle me raconte son histoire. Elle l’avait déjà tant fait. Je me rendais compte de la chance que j’avais de pouvoir être témoin d’un petit bout de son quotidien, elle qui n’avait plus fait d’apparition publique depuis le décès de son mari en avril 2013 et qui ne recevait personne chez elle, à part ses plus proches. La chance aussi de voir son regard posé sur ces clichés aux bordures de dentelle étalés devant elle, Simone enfant insouciante sur les genoux de sa mère sur la plage de Nice avant guerre, Simone amoureuse dans les bras d’Antoine, Simone les cheveux détachés dans sa maison de Normandie ou au bord de sa piscine dans le sud de la France, Simone entourée de son clan, sa tribu, enfants et petits-enfants confondus. Alors que je la regardais elle, elle a saisi une photo où elle apparaît, jeune et belle, souriante et détendue aux côtés de Jacques Chirac la prenant par les épaules, en vacances sous le soleil du Sénégal. Et c’est à ce moment-là qu’elle a souri.

Dans la chambre, les photos de disparus

Simone côté coulisses de la vie publique et Simone dans sa vie privée, racontée avec pudeur par ses enfants et petits-enfants. Une femme amoureuse de celui qui l’appelait "la patronne" ou "la merveille". Une mère de famille qui a culpabilisé de ne pas s’être assez occupée de ses enfants même si elle s’est consacrée à plein temps à leurs premières années. Une grand-mère faisant du shopping avec ses petites-filles - dont la ressemblance avec Simone au même âge est troublante -, recevant ses belles-filles sur son lit, elle qui ­rêvait d’avoir des filles, dans l’alcôve de sa chambre, comme sa mère le faisait avec elle. Cette chambre où elle se retirait après les déjeuners familiaux hebdomadaires et où il fallait attendre d’être convié pour une discussion privée.

Cette chambre, enfin, où sont affichées les photos des êtres chers disparus. Sa mère, son modèle, décédée au camp de Bergen-Belsen, qu’elle n’a pas eu le temps d’embrasser alors que son corps avait déjà été emporté ; ses sœurs Milou et Denise ; son frère Jean et son père dont elle n’a, jusqu’à la fin de sa vie, jamais pu faire le deuil, ne sachant pas où le convoi 73 les avait emportés à jamais. Des moments heureux, mais aussi des souffrances, la perte d’un enfant - leur frère -, Jean et Pierre-François m’en ont parlé avec tendresse et bien sûr émotion, les yeux souvent emplis de larmes, jusqu’à devoir par moments suspendre le cours de nos entretiens.

Avec ses petits-enfants à Auschwitz

Et puis il y a l’"éternelle ­rebelle", comme l’a nommée Jean d’Ormesson dans le discours qui l’a intronisée académicienne en 2010, que m’ont longuement racontée ceux qui l’ont connue avant et pendant la guerre. Amis d’enfance, des scouts où elle portait l’emblème de "Lièvre agité", et surtout ceux dont le destin a décidé, à ­Birkenau, qu’ils seraient liés à jamais. Ginette Kolinka, Paul Schaffer, et Marceline Loridan, qui dormait au camp dans la couchette en face de la sienne, m’ont raconté cette dureté qui l’a sans doute sauvée et qui a laissé place à de terribles emportements. Marceline est devenue sa meilleure amie, celle à qui elle n’avait pas besoin de parler pour évoquer l’indicible. La complice qui ne disait rien quand, lors de leurs rendez-vous au café, des ­dizaines d’années plus tard, Simone ne pouvait s’empêcher d’enrouler sa petite cuillère dans sa serviette pour la glisser au fond de son sac, réminiscence d’une souffrance, celle d’avoir dû laper sa soupe comme un animal en l’absence de couverts. Marceline si gaie dont le regard se perdait dans le vide chaque fois qu’elle évoquait l’horreur des camps. Une cigarette à la bouche, elle m’a souvent ­demandé si j’étais allée à Auschwitz.

Alors j’y suis allée. Pour me rendre compte. Et pour filmer. J’ai demandé à entrer dans le camp une heure avant l’ouverture pour écouter le vent dans les bouleaux, sans aucun visiteur, dans le brouillard d’un mois d’octobre. On dit que les lieux ont une mémoire. Le camp d’Auschwitz porte une telle charge négative qu’on n’en revient pas indemne. Le réel se superposait une nouvelle fois aux images et aux récits de ses petits-enfants me racontant leur voyage sur ces lieux avec leur grand-mère en 2004. Car s’il y a un moment fort partagé avec leur grand-mère, c’est celui-là qu’ils retiennent. Ce jour où elle, qui ne leur avait jamais parlé de la déportation, a accepté de les emmener sur les traces de son passé.

En rentrant de ce voyage, je me suis rendue une dernière fois au mémorial de la Shoah à Paris. Je voulais revoir la petite boîte, rangée aux archives, qui contient les objets témoins de sa vie d’avant. Et notamment le bon donné à sa mère à Drancy en échange de leur argent et de leurs effets personnels.

Par Sarah Briand.

Contenus sponsorisés

Sur le même sujet
Simone Veil et son mari Antoine sont entrés au Panthéon dimanche.
Politique

Simone Veil craignait qu'on relativise la Shoah

L'historienne Annette Wieviorka déplore que l'histoire de la Shoah se retrouve banalisée "dans la litanie des massacres de masse qui ont de tout temps accompagné l'histoire".

Publicité