Remous à “Envoyé spécial” après la tragédie de Mossoul

Y a-t-il eu négligence dans la préparation du reportage qui a coûté la vie aux journalistes français et irakien à Mossoul ? La direction de France 2 le dément, mais débarque pourtant le rédacteur en chef d'“Envoyé spécial”, Jean-Pierre Canet.

Par Émilie Gavoille

Publié le 04 juillet 2017 à 07h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h46

Mise à jour 5/07/17  : Le collectif de journalistes Informer n'est pas un délit, la rédaction d'Envoyé Spécial et la Société des Journalistes de France 2 ont publié mercredi 5 juillet un texte de soutien aux familles des victimes et à Jean-Pierre Canet, le rédacteur en chef de l'émission écarté par la direction. En voici ici un extrait : 
« Véronique, Bakhtiyar et Stéphan étaient tous trois de grands professionnels expérimentés. Ils sont morts en faisant leur métier alors qu’ils filmaient la guerre menée par les forces irakiennes contre le groupe terroriste Daech lors d’un tournage pour le magazine d’information Envoyé Spécial. Ils sont l’honneur de notre profession.
Chaque rédaction, chaque journaliste sait le risque et les dangers de notre métier lorsqu’il est exercé sur les lignes de front. 
C’est avec le plus grand professionnalisme que Jean-Pierre Canet, rédacteur en chef du magazine, ainsi que les autres rédacteurs en chef Severine Lebrun et Sebastien Vibert, ont pris la décision d’envoyer sur le terrain une équipe de reporters aguerris et compétents. Et malgré un défaut d’information auprès de leur direction, la procédure éditoriale comme le protocole de sécurité ont bel et bien été respectés. 
Alors que France Télévisions vient d’annoncer qu'il ne sera pas reconduit à la tête d'
Envoyé Spécial l’année prochaine, nous affirmons notre soutien sans faille à Jean-Pierre Canet. Son indépendance, son exigence et sa rigueur lui ont permis de mettre à l’antenne des reportages ambitieux depuis des années. C’est un excellent rédacteur en chef et un journaliste irréprochable, qui porte haut les valeurs de notre métier. Nous sommes nombreux à pouvoir en témoigner. »

France 2 a-t-elle failli dans la préparation du reportage d’Envoyé spécial à Mossoul, qui a coûté la vie aux journalistes Stephan Villeneuve, Véronique Robert et Bakhtiyar Haddad ? La polémique enfle depuis la parution lundi 3 juillet au matin d’un billet de blog du journaliste Renaud Revel, qui n’hésite pas à parler de « dysfonctionnements coupables » et de « responsabilités affligeantes » au sein de la Deux. En cause : l’encadrement de France Télévisions n’aurait pas été informé du départ de Stephan Villeneuve pour l’Irak (Véronique Robert et Bakhtiyar Haddad se trouvaient déjà sur place), et le reportage – « décidé sur un coin de table » écrit Revel – n’aurait pas respecté les précautions d’usage et les procédures officielles.

Que s’est-il réellement passé ? Jeudi 15 juin, la boite de production #5bis, dirigée par Emilie Raffoul, propose à Envoyé spécial de réaliser un reportage sur la reconquête de Mossoul par la « Golden Division », une unité d’élite irakienne. Il faut faire vite, car l’offensive est imminente. Le rédacteur en chef Jean-Pierre Canet, assisté de son adjointe Séverine Lebrun et du tout nouveau rédacteur en chef Sébastien Vibert, reçoit les responsables de la boîte de production dès le lendemain, sans Elise Lucet, retenue pour raisons de santé. Le sujet intéresse le magazine de France 2. Expérimentés, les journalistes Stephan Villeneuve, Véronique Robert et Bakhtiyar Haddad ont de nombreuses connexions auprès des militaires irakiens et français sur place (grâce notamment au travail de Véronique Robert) et sont reconnus comme de fins connaisseurs du terrain.

« Quand mon équipe de rédaction en chef me l'a rapporté après, cela m'est apparu très sécurisé », raconte aujourd’hui Elise Lucet, qui assure que les protocoles sont les mêmes pour les sujets réalisés par les permanents d'Envoyé Spécial et ceux commandés à des sociétés de production extérieures. Les conditions de sécurité sont abordées. La société de production #5bis affirme notamment aujourd’hui avoir immatriculé Stephan Villeneuve auprès de Reporters sans Frontières et souscrit une assurance spécifique, recommandée par l’organisme. Du côté d’Envoyé Spécial, le feu vert est donné dans l’après-midi mais les rédacteurs en chef présents n’avertissent pas la hiérarchie. Oubli ? Même si aucun protocole écrit ne le spécifie ni ne l'oblige, il est d’usage de prévenir la direction de la chaîne quand un journaliste s’envole pour une région dangereuse, ou quand il s’attaque à un sujet particulièrement sensible. Elise Lucet endosse généralement ce rôle. Mais en son absence, personne ne le fait. « Si le choix de faire partir une équipe était remonté jusqu’à nous, la décision aurait sans doute été la même, et il se serait sans doute passé la même chose », souligne le nouveau directeur de l’information Yannick Letranchant, qui affirme ne pas avoir été mis au courant. « Personne ne dit qu’un défaut d’information à l’intérieur de l’équipe est la cause de la mort de trois personnes sur le terrain », tient à souligner Elise Lucet.

Franc-tireur

Le rédacteur en chef Jean-Pierre Canet, lui, a appris qu’il ne serait pas reconduit à la rentrée prochaine. « La préparation du reportage n’est pas en cause, assure-t-on du côté de la direction de France Télévisions. Mais Jean-Pierre Canet a fait une connerie en n’informant pas sa hiérarchie. Ça n’a pas joué en la faveur du renouvellement de son contrat de saison. » Dans un mail adressé à Yannick Letranchant, les journalistes de l’émission se sont émus de ce débarquement abrupt. « Cette décision nous paraît totalement injuste, ont-ils écrit. Nous nous érigeons contre elle et témoignons tout notre soutien et notre confiance à Jean-Pierre Canet. » Selon nos informations, Sébastien Vibert est pressenti pour lui succéder. 

En réalité, au sein du magazine, beaucoup soupçonnent la direction de France Télévisions et le nouveau directeur de l’information de se servir du drame pour débarquer un journaliste franc-tireur, un poil trop pugnace et incontrôlable, dans le collimateur de la direction depuis plusieurs mois, et connu notamment pour avoir porté les révélations sur l’affaire Bygmalion. « Tous les ans, en fin de saison, on réfléchit aux profils dans l’équipe, justifie Yannick Letranchant, qui a succédé à Michel Field en juin dernier. Et on s’interroge : est-ce que ça colle avec ce que l’on veut faire ? » Manifestement pas. Face aux audiences décevantes de l’année écoulée, la direction de la chaîne confie réfléchir à une légère « évolution des sommaires » d’Envoyé spécial, avec plus « d’environnement, de société, de portraits de gens qui changent notre vie ». Sans pour autant « arrêter l’investigation, le reportage et l’enquête », promet Elise Lucet. On demande à voir.

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