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Le rouleau du marquis de Sade dans les fossés de la Bastille

Curiosités de la BNF (6/6). Le manuscrit, dissimulé dans un godemiché, avait été jeté depuis sa cellule par le « divin marquis » en 1789.

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Publié le 29 juillet 2017 à 06h42, modifié le 15 septembre 2017 à 15h17

Temps de Lecture 6 min.

Embastillé, Sade se met à lire – ce qu’il faisait peu auparavant – et à écrire. Ses fantasmes sexuels lui dictent des pages à n’en plus finir.

« Ici l’on gèle ; ici l’on brûle ; ici l’on meurt », écrit Victor Hugo à propos de la Bastille. Erigée au premier rang des symboles de l’Ancien Régime, la prison inspire, après le 14 juillet 1789, une iconographie effrayante décrivant des geôles où s’entassent de malheureux prisonniers parmi les rats et même les serpents. On sait depuis que la vie quotidienne dans la forteresse ne correspond pas tout à fait à cette description. Y vivent certes des captifs d’extraction modeste, incarcérés quelques mois pour des motifs souvent futiles.

Le très riche fonds d’archives déposé par la Bibliothèque nationale de France (BNF) à la Bibliothèque de l’Arsenal, non loin de la Bastille, retrace aussi la vie quotidienne de détenus de la noblesse et placés au secret pour des raisons politiques, à cause de leurs écrits, ou afin de protéger leur famille de la faillite ou du scandale. Des prisonniers suffisamment fortunés pour verser une redevance à l’administration pénitentiaire afin d’améliorer leur ordinaire.

Incarcéré à la demande de sa belle-mère

Le marquis de Sade a 44 ans lorsqu’il est incarcéré à la Bastille, en 1784. Il vient d’être transféré du château de Vincennes, où il était enfermé depuis 1777 par lettre de cachet, c’est-à-dire sur ordre du roi et sans jugement. Donatien ­Alphonse François de Sade s’est retrouvé entre quatre murs à la demande de sa belle-mère, Madame de Montreuil, lassée de le voir dilapider la dot de sa fille et jeter l’opprobre sur la famille en raison de ses frasques sexuelles. Pour lui, c’est un moindre mal. Après de multiples scandales, il a été condamné à mort par la cour d’Aix-en-Provence pour tentative d’empoisonnement sur cinq de ses partenaires de débauche.

Soustrait à la justice ordinaire, Sade est installé au deuxième puis au sixième niveau de la tour dite de la Liberté – humour second degré de l’administration pénitentiaire du XVIIIe siècle –, dans ce que l’on pourrait appeler le quartier VIP de la Bastille. Il a droit à une cellule individuelle et se constitue une large bibliothèque, qui comprend notamment des ouvrages de Voltaire et Le Tableau de Paris, de Louis-Sébastien Mercier ; ce qui lui permet de se faire une idée de l’effervescence de la capitale – dont il dressera consciencieusement l’inventaire.

A défaut d’assouvir ses pulsions sexuelles, le marquis de Sade mange. Beaucoup. Il note tous ses menus et détaille les mets servis

Malgré ces passe-droits dus à son rang, le marquis multiplie les récriminations. Il exige d’effectuer ses promenades à heures fixes et se plaint de la piètre qualité du mobilier. Dans ses courriers, il traite le gouverneur de Launay de « fripon », quelquefois « d’escroc », et assure dans l’une de ses lettres « être resté trois jours sans manger ». Ce qui, si l’on en juge par les menus qu’il compose, semble probablement exagéré.

Car, à défaut d’assouvir ses pulsions sexuelles, le marquis de Sade mange. Beaucoup. Il note tous ses menus et, de sa belle écriture régulière, détaille les mets servis. Œufs à la coque, épinards au lait, sole, saumon en macaronis, poularde aux truffes et, surtout, des desserts. Beignets de pain perdu, charlotte, crème au chocolat, marmelade de pommes grillées, crème aux œufs…

Son seul réconfort

Le 1er juin 1784, il note s’être fait livrer « des fraises, et beaucoup de fruits ». Ses factures comprennent leur lot de bouteilles de vin et d’eau-de-vie. Le divin marquis est obèse, inspirant à ses geôliers des surnoms désobligeants. On lui livre aussi ce qu’il faut pour écrire et même des serrures pour assurer l’intégrité de sa bibliothèque et de ses écrits. Une acquisition mouvementée, non à cause du règlement mais en raison de la piètre qualité du travail de l’artisan. L’homme lui réclame d’ailleurs 11 livres et 16 sols, le prisonnier n’accepte de lui en verser que 8.

Embastillé, Sade se met à lire – ce qu’il faisait peu auparavant – et à écrire. « En prison, entre un homme ; il en sort un écrivain », dira Simone de Beauvoir. Les feuillets qu’il noircit dans sa cellule sont régulièrement saisis, provoquant les réactions offusquées de l’administration pénitentiaire, qui lui interdit certains ouvrages.

« Retiens tes écritures»

Son épouse, Renée-Pélagie, tente de calmer ses ardeurs. « M. Le Noir (lieutenant général de police) m’a dit qu’on t’avait ôté tous tes livres parce qu’ils t’échauffaient la tête et te faisaient écrire des choses qui n’étaient pas convenables. Retiens tes écritures, je t’en conjure, cela te fait un tort infini et répare cela en persévérant dans une façon de penser honnête, si analogue au fond de ton cœur, et surtout n’écris ni ne dis tous les égarements que ton esprit te suggère et par lesquels on veut à toute force de te juger », lui intime-t-elle dans une lettre citée par Frédéric Lenormand dans Qui en veut au marquis de Sade ? (J’ai lu).

Pas question de s’amender, rétorque Sade en novembre 1783. « Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie ; elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans le monde et j’y tiens plus qu’à la vie. Ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur ; c’est celle des autres. »

Un jour, dans une lettre, Sade se targue de s’être masturbé six mille fois en un peu plus de deux ans – là aussi, il tient les comptes avec exactitude –, soit plus d’une demi-douzaine de fois par jour.

Le beurre doit venir de Bretagne

A sa femme, Sade réclame qu’elle lui fasse parvenir un godemiché dont il précise le type et les mensurations. Madame la marquise s’en charge non sans se plaindre auprès de son époux qu’elle est lasse d’affronter les commentaires goguenards des artisans du faubourg Saint-Antoine auxquels il lui a fallu passer commande.

Les nombreuses lettres que Renée-Pélagie, née de Montreuil, adresse à son époux sont d’une mansuétude qui confine à l’abnégation. Elle s’inquiète, supporte ses caprices (le beurre doit venir de Bretagne, la compote être conditionnée dans des pots en verre) et exige de leurs deux fils et leur fille lui écrivent afin qu’il surveille leur niveau d’orthographe.

Le marquis peut aussi se montrer aimant, se lamentant de ne pouvoir tenir ses enfants dans ses bras, jurant que cette correspondance familiale est son seul réconfort. Le courrier étant lu par ses geôliers, Sade use parfois de stratagèmes comme en témoignent ces pages noircies à la bougie afin de faire apparaître les passages écrits à l’encre sympathique. Puis raturées par le destinataire pour les rendre illisibles.

Petites plumes de poule

Le 4 juillet 1789 au petit matin, le prisonnier est évacué manu militari de la Bastille vers l’hospice de Charenton sans rien pouvoir emporter avec lui. Deux jours auparavant, il a tenté d’ameuter la population en hurlant depuis la fenêtre de sa cellule que l’on « assassine et égorge les prisonniers » auxquels il faut d’urgence porter secours. « Je suis parti nu comme un ver ! », se plaindra-t-il.

« Sade laisse derrière lui sept manuscrits qu’il réécrira de mémoire, hormis Les 120 Journées de Sodome qu’il avait pris soin de recopier au préalable sur un rouleau de douze centimètres de large et douze mètres de long », rappelle Frédéric Lenormand. Dissimulé, veut la légende, dans un godemiché caché dans le mur de sa cellule, ce manuscrit sera récupéré par un certain ­Arnoux de Saint-Maximin.

On le retrouve au début du XXe siècle entre les mains d’un psychiatre berlinois qui l’édite non pas comme une œuvre littéraire mais comme un cas clinique et un spécimen des perversions françaises. Puis l’immense bobine couverte d’une écriture en pattes de mouche sera vendue à des descendants du marquis avant d’être volée et récupérée par un collectionneur suisse, puis rachetée au prix fort par un collectionneur français.

Les traces laissées à la Bastille par le marquis reviennent de loin, elles aussi. Comme toutes les archives de la forteresse, elles furent disséminées par la foule les 14-15 juillet et pour la plupart éparpillées dans les fossés, notamment occupés par un élevage de gallinacés.

Il fallut un appel solennel des autorités révolutionnaires pour qu’elles soient récupérées et mise à l’abri. Aujourd’hui, on trouve ­encore des petites plumes de poule – religieusement conservées par les archivistes de la Bibliothèque nationale – entre des liasses de documents.

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