Quatre présidents et une chancelière : petits secrets du couple franco-allemand

Nos chefs d’États passent, Angela Merkel demeure. En douze années de pouvoir, l’inamovible « Mutti » a connu le baisemain de Chirac, les foucades de Sarkozy, l’ambiguïté de Hollande et, maintenant, la fraîcheur de Macron. Dans « Angela Merkel : l'ovni politique », à paraître le 30 août (Les Arènes/Le Monde), Marion Van Renterghem dévoile, entre autres, les mille secrets du couple franco-allemand. Bonnes feuilles.
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Matt Loopas

Elle a choisi sa veste rose. Elle est maquillée davantage qu’à l’accoutumée et pomponnée avec plus d’attention qu’elle ne l’avait fait pour Nicolas Sarkozy et François Hollande lors des cérémonies équivalentes. Ce lundi 15 mai 2017, Angela Merkel reçoit le nouveau président de la République française, Emmanuel Macron. L’investiture a eu lieu la veille et, conformément aux politesses d’usage entre la France et l’Allemagne, il consacre sa première visite d’État à la chancelière. Elle lui a réservé un subtil ­traitement de faveur car ce chef d’État n’est pas comme les autres – jeune, beau, brillant, solitaire, sans parti, sans histoire, sans usures, marié depuis vingt ans à une femme de vingt-quatre ans son aînée. Une femme de l’âge... de la dirigeante allemande. Ce dernier détail fascine Angela Merkel. Dans le monde totalitaire de sa jeunesse à l’Est, toute différence était mal vue et réprimée. Il fallait penser comme tout le monde, se comporter comme tout le monde, ne pas se faire remarquer sous peine d’en payer le prix. Elle en a gardé une admiration pour ceux qui assument leur différence. Le courage qu’a eu ce jeune homme de se distinguer du conformisme bourgeois la touche particulièrement. « Sa vie témoigne de quelqu’un qui sait ce qu’il veut et qui a des principes », a-t-elle confié à son entourage.

Elle qui exprime des sentiments exaltés très exceptionnel­lement, et uniquement devant un match de la Mannschaft, s’est presque laissée aller à l’enthousiasme en commentant la victoire d’Emmanuel Macron. Elle était parfaitement inattendue à la chancellerie, comme lui à l’Élysée. Elle tient à distance les journalistes, comme il s’est mis à le faire en opposition au trop-plein dont François Hollande a fait usage. Elle a acquis une habitude à diriger une grande coalition, lui a réussi à semer la pagaille avec son « ni droite ni gauche » et son gouvernement hybride. Son tic verbal à lui, le fameux « et en même temps », est un écho au sien à elle : « Il n’y a pas de solution simple », répète-t-elle à tout bout de champ, ce qui a le don d’énerver les parlementaires. Macron-Merkel ou le radical-centrisme. Deux ovnis politiques. Tous deux se connaissaient déjà du temps où il était secrétaire général adjoint de l’Élysée auprès de François Hollande, et il l’avait impressionnée. Sur le canapé, dans le grand bureau de la chancelière, il lui a exposé sa politique comme une évidence logique : « En France, la gauche et la droite sont crispées. J’ai essayé, comme conseiller, de moderniser le pays, mais à gauche comme à droite, on ne peut pas faire de réformes. La seule possibilité pour changer est de constituer une dynamique au centre. » Il prêchait une convertie. Elle a affiché une mine sombre pendant le suspense du premier tour lorsque les sondages donnaient quatre candidats à égalité, dont deux extrémistes ­anti-européens, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. La victoire finale de l’un de ces deux-là, qui rivalisent de haine pour l’Allemagne et ne cessent de fustiger une France qu’ils disent à sa botte, aurait été la fin de l’Union européenne. La balle n’est pas passée loin.

Macron s’est fait élire bizarrement sur un programme idéologique à contresens des tendances françaises : un centrisme social-libéral réformateur et ultra-européen. Tout ce que l’Allemagne adore, tout ce qu’elle désespérait de voir advenir dans cette France conservatrice coincée entre l’identitarisme de droite et l’égalitarisme de gauche, où « libéral » et « européen » sont des gros mots, où le centrisme est méprisé comme un lâche consensus et où l’on préfère à la réforme soit la révolution soit le rien-du-tout. Il est le premier président français à avoir célébré son élection sur l’hymne européen, le premier à avoir composé un gouvernement germanophile où au moins trois ministres, dont le chef du gouvernement, sont aussi germanophones. Macron, pour les Allemands, c’est presque trop beau pour être vrai. À Berlin, la bonne humeur est palpable. Lundi 15 mai, alors qu’Angela Merkel reçoit son nouveau partenaire dans la cour d’honneur de la chancellerie avant de lui montrer la ville du haut de la terrasse du huitième étage, une foule de quelques centaines de personnes se presse devant les grilles avec des drapeaux français et européens. On chante « La Vie en rose », on entonne La Marseillaise et l’hymne allemand. Dans son discours d’accueil au jeune président, la chancelière cite Hermann  Hesse : « Au début de toute chose, il y a un charme... » Avant de conclure, égale à elle-même : « Mais le charme ne dure que si les résultats sont là. » Au­trement dit, ne nous emballons pas. Celui-ci a beau avoir l’air plus européen et plus sérieux que les autres, on verra s’il arrive à libéraliser le marché du travail et à limiter les dépenses publiques comme il le promet. Car malgré tout, l’inamovible Angela Merkel en a vu passer, des présidents français qui ont promis des réformes sans effet. Quatre : la moitié des chefs d’État de la Ve  République  ! Après douze ans de pouvoir et quatre présidents, elle a appris à calmer ses ardeurs. Lequel est son préféré  ? Je ne me lasse jamais de poser la question à ses conseillers qui, avec cette retenue allemande indécrottable, contrairement aux Français si bavards, prennent toujours le même air gêné et bottent en touche. Jusqu’à ce que l’un d’eux finisse enfin par se lâcher... à l’allemande  : « Ce que je peux vous dire, c’est qu’entre Sarkozy et Hollande, elle a préféré Chirac et Macron. »

Le vieux lion et «  la gamine  »Jacques Chirac semble déjà d’un autre monde lorsqu’elle arrive pour la première fois à la tête du gouvernement en 2005. De tous les chefs d’État et de gouvernement, il est le seul à la saluer en lui faisant le baisemain à la française. Le seul, aussi, à se rendre au bar du Conseil européen pour lui comman­der un sandwich et une bière et les lui apporter sur un plateau. Pour Angela Merkel, Chirac est un mentor, la génération du général de Gaulle. À l’instar de ces hommes que les femmes mettent mal à l’aise lorsqu’elles exercent une fonction d’autorité et de pouvoir, il compense par un excès de galanterie et de gentillesse. Avec elle, il la joue à l’affectif, au grand-père, ce qui a le don de l’agacer : il lui rappelle Helmut Kohl. Mais elle le respecte, l’aime bien et lui fait même envoyer un Bierfaß – un tonneau de bière – pour chacun de ses anniversaires. Chirac y est fort sensible. Depuis le début de sa maladie, elle suit de près sa santé, une des premières choses dont elle s’est enquise auprès d’Emmanuel  Macron à Berlin.

Jacques Chirac saluant à la française Angela Merkel, en 2006 (Bernd Weissbrod/AFP) La maîtrise des dossiers complexes par la nouvelle chancelière impressionne le clan Chirac. Ah, l’art du détail  ! Angela est une grande maniaque. Pas de génie visionnaire ni d’idéologie, mais un pragmatisme de l’action au coup par coup, étape par étape, et vas-y que je recoupe le cheveu en quatre. « Paragraphe 3, petit b, 2e ligne, il faut supprimer le “notamment” », indique-t-elle dans les sommets, stylo à la main. Elle est infatigable. Ses homologues soupirent, regardent leur montre, laissent faire : il n’y a qu’elle que ça amuse. Mais au bout du compte, sans être guidée par de grandes idées, c’est elle qui a le dernier mot. L’air de rien, comme toujours. « Tu sens que c’est une femme de pouvoir et quand elle dit “ça suffit”, ça suffit », indique une petite souris des conseils européens. L’histoire avec Chirac a pourtant mal commencé. Avant de devenir chancelière, Angela Merkel était partisane de l’intervention en Irak. Pour elle, la Russie a toujours représenté un danger et les États-Unis, la garantie de ces valeurs absolues et non négociables que sont la démocratie et la liberté. L’Amérique, c’est le plan Marshall, la défense des libertés, le discours de Kennedy à Berlin, en 1963, « Ich bin ein Berliner »... Invitée de l’Aspen Institute le 19 février 2003, en pleine polémique sur la guerre en Irak, Merkel, alors dirigeante de l’opposition, prend à revers l’opinion publique en prononçant un discours résolument atlantiste. Sans les États-Unis, dit-elle en substance en citant Henry  Kissinger et Colin  Powell, l’Europe n’est rien. Celle-ci ne peut garantir seule la sécurité : il lui manque les institutions, la volonté et la capacité. Il ne reste comme option que l’inclusion dans une alliance de défense. Son discours est celui d’une femme blessée. Deux jours plus tôt, le 17 février, Jacques Chirac l’a profondément heurtée par le mépris dont il a fait preuve à l’égard des pays de l’Est candidats à l’Union européenne. La Pologne, la Hongrie, la République tchèque ainsi que six autres ont eu le culot d’adresser une lettre de soutien aux États-Unis dans leur guerre en Irak, ce à quoi le président français a répliqué du haut de son arrogance de vieille puissance condescendante : « Je crois qu’ils ont manqué une bonne occasion de se taire. »

Angela Merkel et Helmut Kohl (Getty images) Angela Merkel ressent cette phrase comme une offense personnelle. Ces pays de l’Est, c’est elle. Ils ont été annexés par l’Union soviétique et coupés du reste de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, condamnés au totalitarisme de l’autre côté du Mur sans que ceux de l’Ouest ne se soucient de leur sort, puis sommés de rattraper leur retard après 1989 pour pouvoir prétendre intégrer l’Union européenne. Ils étaient le terreau de la culture européenne et l’Europe les a abandonnés. Angela, comme eux, est presque une immigrée en Europe. Elle a été longtemps la petite Ossie, la femme de l’Est mal fringuée aux manières gauches dont le colossal chancelier Helmut Kohl se moquait affectueusement en l’appelant « das Mädchen », littéralement « la gamine ». Elle a tracé son chemin et conquis la chancellerie, mais comme eux, elle se sent une nouvelle venue. Comme eux, elle a vu l’Europe commencer sans elle. La phrase du président Chirac est offensante pour qui n’a pas grandi avec les symboles et les repères qu’il considère, avec fatuité, comme acquis. Pour autant, Angela Merkel est une femme de tête. Une fois élue chancelière en novembre 2005, elle ravale ses griefs. Ses deux années de relation franco-­allemande avec Jacques Chirac se passent dans la plus grande cordialité. Avec baisemains et tout le tralala. Jusqu’à ce que le vieux lion passe la main.

Monsieur Pressé et madame Prudente

En 2007, Nicolas  Sarkozy lui succède. Cette fois, Angela Merkel est dans le rôle inverse  : l’Allemande est en place et accueille pour la première fois un président français nouvellement élu. Elle le reçoit à la chancellerie le lendemain de son investiture. Leur première rencontre est un bras de fer. La chancelière a été renseignée sur le caractère impulsif et autoritariste de son homologue. En face, le président est au courant qu’elle a réussi à tuer tous ses adversaires les uns après les autres, à commencer par Helmut  Kohl. «  Angela  Merkel a une forte volonté de pouvoir et la patience est l’une de ses grandes forces  », m’a confié Wolfgang  Schäuble, une de ses nombreuses victimes devenue ensuite son ministre des finances. Sarkozy en éprouve du respect même si, en ce mois de mai  2007, Angela  Merkel n’est pas encore l’icône qu’elle est aujourd’hui  : elle n’a battu Gerhard  Schröder, son prédécesseur et adversaire, que d’extrême justesse. Ils n’ont rien pour s’entendre. Les manières latines de Sarkozy, qui appelle Angela par son prénom, l’embrasse bruyamment, la prend par le bras et a nommé par erreur son mari Joachim Sauer « M. Merkel » (elle porte le nom de son premier époux), tout cela fait regretter à la fille de pasteur de l’Est Chirac et ses baisemains vieille France. Elle admire son énergie mais trouve ce président incontrôlable, mal élevé, bling-bling, insatisfait, impulsif ; lui s’irrite de sa froideur, de sa réserve, de sa lenteur. De cette manie qu’elle a de dire : «  Attends. Il faut que je réfléchisse. Je dois consulter le Bundestag. » « Attends, attends, s’énerve Nicolas Sarkozy en l’imitant en privé. Il faut toujours qu’elle attende  ! Moi, j’agis  !  » Il se lâche publiquement en conférence de presse pendant la crise financière de 2008, considérant que l’Allemagne tarde à prendre la mesure de la situation : «  La France agit, l’Allemagne réfléchit.  » Angela  Merkel n’a pas aimé la formule. Elle fait savoir qu’au moment où «  la France  » parlait, l’Allemagne agissait et faisait examiner un deuxième plan de relance par le Bundestag. Le président s’excuse  : «  Elle agit, la France réfléchit  », rectifie-t-il. L’impatient Nicolas Sarkozy a du mal à comprendre que la lenteur d’Angela Merkel est non seulement un trait de caractère mais une obligation institutionnelle due à une différence de système. La chancelière n’est pas un président de la Ve  République et veille avec une grande rigueur à l’indépendance des pouvoirs. Elle doit prendre en compte l’avis du parti en coalition, s’en réfère chaque fois au Bundestag, n’omet jamais de consulter les ministres-présidents des Länder et n’exécute rien sans le contrôle de la puissante Cour constitutionnelle. Une autorité relative car partagée, doublée d’un tempérament respectueux  : les deux ensemble mettent Nicolas Sarkozy en ébullition et l’ont fait littéralement hurler lors d’un dîner mémorable de janvier 2009. La scène a lieu au Bayerischer Hof de Munich, le palace de la ville, en marge d’une conférence sur la sécurité. Le géant Siemens vient d’annoncer qu’il se retire du capital d’Areva, princi­palement lié à l’énergie nucléaire et dont l’État français est actionnaire. Nicolas Sarkozy est furieux et ne peut l’admettre. « C’est quand même incroyable que tu aies permis à Siemens de quitter Areva  ! » lance-t-il à la chancelière en attendant les entrées. Angela : «  Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Chez nous, l’industrie, c’est privé. On ne mélange pas les choses. D’ailleurs, je ne le savais pas, je l’ai appris comme toi.  » Nicolas se met à hurler  : « Tu te moques de moi  ! Tu détruis le couple franco-allemand  ! » Angela, très calme : « Écoute, tu me crois ou pas, mais je ne le savais pas. » Nicolas hausse les épaules, ne veut rien entendre, continue à crier. Les quelques personnes présentes à table sont médusées. Avec Merkel et Sarkozy, chaque dîner ressemble à un test de puissance entre deux mâles alpha d’un même troupeau. Après coup, la chancelière commente la chose d’une de ses phrases préférées  : « In der Ruhe liegt die Kraft » (dans le calme est la force) – un principe de sagesse qu’elle ressort à toute occasion, en plus d’ « il n’y a pas de solution simple ». Traduction en langage merkelien  : « Cause toujours. » De la crise financière à la crise grecque, leur paso-doble est le même  : plus il s’énerve, plus elle se braque. Suivant l’avis de ses conseillers, il fait parfois de gros efforts pour mettre de l’eau dans son vin et tenter de la convaincre avec plus de douceur. Ce qui, avant un sommet européen, donne ce genre de résultat  :Lui  : « Il faut faire ça maintenant, Angela. C’est notre proposition, tu peux constater que j’ai pris en compte tes objections, donc on descend, on leur annonce. »
Elle  : « Non. On ne peut pas l’annoncer tout de suite. C’est compliqué. Je vais réfléchir. »
Lui, en aparté  : « Vous voyez, j’ai fait l’effort, je tiens compte de ses remarques et il n’y a rien à faire, elle ne veut pas, elle bloque toujours tout  ! »
Elle, en aparté  : *« C’est difficile avec lui. Il veut toujours forcer les choses. Or il n’y a pas de solution simple. *»

Le 11 novembre 2009, Angela Merkel vient à Paris assister aux cérémonies célébrant l'armistice de 1918 (Martin Bureau/AFP) Les grincements du couple Merkozy sont légion, les rabibochages aussi. Angela  invite Nicolas à passer un week-end dans sa datcha du Brandebourg, avec son jardinet et ses meubles Ikea. Il n’a jamais trouvé le temps d’y aller, moyennement emballé à l’idée de découvrir la campagne tranquille de l’ex-Allemagne de l’Est, et préfère convier Angela chez lui à Paris, au côté de sa femme Carla Bruni. Son grand plaisir est d’inviter la chancelière à déjeuner sur la terrasse du Bristol, à deux pas de l’Élysée : elle a un gros faible pour la poularde de Bresse et lui pour les soufflés au chocolat Guanaja qu’elle le regarde engloutir goulûment avec un étonnement amusé, à l’ombre des magnolias et des parasols blancs. La crise financière qui les a divisés finit par les souder dans l’épreuve, à coups de poulardes et de soufflés au Guanaja. La guerre de Libye est une autre occasion de brouille sur le même scénario répétitif, lui qui bouscule, elle qui recule, lui qui piaffe, elle qui médite, «  viens, on y va  », «  attends, je réfléchis  ». Cette manie de réfléchir avant d’agir, même en cas d’urgence... Sarkozy veut intervenir en Libye où le dictateur Kadhafi menace de perpétrer un massacre à Benghazi, la deuxième ville du pays, dont l’opposition s’est emparée. Merkel n’est pas convaincue de la pertinence de l’opération. Lui : «  Il faut agir vite, Benghazi va tomber, nous ne pouvons laisser massacrer la population sans rien faire. » Elle : «  Respice finem  » – une autre de ses formules préférées. Toujours considérer la finalité des choses. En l’occurrence, l’Allemagne est membre provisoire du Conseil de sécurité des Nations unies à l’époque. La France attend son vote et fait pression. Le premier ministre britannique David  Cameron appelle la chancelière pour tenter de la convaincre. En vain. L’Allemagne s’abstient. Sarkozy est furieux. Leurs différences et leurs différends, ils les ont pourtant regardés en face d’entrée de jeu et s’en expliquent devant une soupe à l’artichaut et aux truffes, le plat préféré du président français qui l’a invitée chez Guy Savoy. Lors de ce dîner confession, dès le début de l’année 2008, quelques verres de bon bordeaux convainquent la chancelière de s’épancher. Sarkozy, lui, ne boit jamais d’alcool mais il est bavard même au thé et à l’eau gazeuse. « Tu me reproches d’être trop lente, lui dit-elle*. Je n’ai pas le même rapport au temps que toi. Moi, je suis entrée en politique tard et je n’imaginais même pas que c’était possible. J’étais en RDA, je pensais y rester jusqu’à ma retraite, puis finir mes jours en Allemagne de l’Ouest. La chute du Mur s’est faite brutalement. Je suis quelqu’un qui donne du temps au temps car j’ai vu que dans la lenteur il y avait l’espoir. »*Jean-David  Lévitte, le conseiller diplomatique du président, l’avait interrogée de son côté sur cette période de sa vie en évoquant La Vie des autres, le film magistral de Florian Henckel von Donnersmarck, couronné aux Oscars en 2007, sur la surveillance d’un artiste par la Stasi. « La vie quotidienne ressemblait-elle à cela  ? » lui avait-il demandé. Réponse d’Angela  Merkel  : «  Non, c’était bien pire. Je n’ai jamais vu comme dans le film un agent de la Stasi au bon cœur, auquel on pourrait s’attacher. »

Le boute-en-train et la pince-sans-rireMai 2012. De Nicolas Sarkozy, Angela  Merkel passe à son troisième président. François  Hollande. Avec lui, c’est plus calme. « Un peu trop », concède un conseiller côté allemand.« Merkollande » avait de quoi mieux fonctionner, plus souplement, par contraste avec « Merkozy ». Après un quinquennat de grande agitation, le caractère calme et réservé de François Hollande repose la chancelière. Elle le trouve de contact plus agréable que son prédécesseur, apprécie et estime, comme tout le monde, son intelligence et son humour. D’autant plus que de caractère, Angela Merkel et François Hollande ne sont pas le contraire l’un de l’autre. Deux tacticiens, deux prudents. Elle s’y connaît en matière de consensus ; lui-même fut, en des temps plus paisibles que lors de son quinquennat, le socialiste de la « synthèse » et des « transcourants ». Le président français m’a parlé, avec un certain amusement, de leurs ressemblances : « Elle aime profondément le compromis », me disait-il dans les jardins de l’Élysée – en insistant sur le fait qu’il s’agit là d’une qualité. « Elle doit y travailler en permanence : dans son propre parti, dans la grande coalition, avec ses Länder, avec la France... Cette idée qu’il faut toujours aller vers le compromis en négociant et en cherchant ensemble la solution, on s’est retrouvés là-dessus. »

Chaleureux adieux entre Angela Merkel et François Hollande au lendemain de l'élection présidentielle de mai 2017 (John Macdougall/AFP)

Ils se retrouvent moins sur les questions économiques et européennes. « Sur un même sujet, dit-on à la chancellerie, le président Hollande pouvait être d’accord avec deux personnes qui pensaient le contraire. Il n’était pas toujours clair ni facile à lire. Elle ne savait pas toujours s’il disait oui ou non... » Et surtout, Angela Merkel, bien que présidente de la CDU et y ayant grenouillé avec tactique, aime penser l’Europe par ses pays plus que par ses partis. Encore un réflexe acquis par la séparation des blocs de l’Est et de l’Ouest  : l’Europe ne se divise pas, ou ne se divise plus. François Hollande, lui, ne s’est pas défait de sa carrière dans le parti et ne pouvait pas s’empêcher de raisonner de manière clanique, en socialiste. Lors des réunions de préparation pour les 60 ans du traité de Rome de 1957, l’idée est venue d’une photo réunissant les chefs d’État et de gouvernement des quatre principaux pays fondateurs : France, Allemagne, Italie, Espagne. « François Hollande avait envie de poser avec la chancelière et l’Italien social-démocrate Matteo Renzi, mais la présence de l’Espagnol conservateur Rajoy le gênait », raconte un conseiller. Il réussit finement à l’écarter de la photo. Merkel a cédé. « Pour la chancelière, c’est la relation franco-allemande qui compte. En politique, il y a des moments où il faut insister, et d’autres où il faut laisser tomber », résume ce conseiller avec une grande sagesse. Comme tous les autres, François Hollande fait l’expérience de la différence d’Angela Merkel. De sa singularité indéchiffrable aux yeux du banal homme de l’Ouest élevé dans le confort de la liberté. « On a exactement le même âge et, vu nos histoires personnelles, pas du tout les mêmes références, constate l’ancien président de la République. En RDA, elle n’était pas familière de la France, des bouleversements de mai 1968 à mai 1981 dans lesquels je me suis construit. Elle s’étonnait que la France soit souvent dans une culture du conflit, pas du compromis. » « Elle était du centre droit, moi du centre gauche, constatait de son côté le premier ministre britannique Tony  Blair, qui fut son homologue au début du premier mandat de la chancelière. Politiquement, nous n’étions pas si dissemblables. Ce qui nous différenciait fondamentalement, c’était une question de provenance : son passé à l’Est. » Mais comme avec Sarkozy, les crises et les épreuves communes ont fini par rapprocher Hollande et Merkel. Les attentats en France, le crash de l’avion de la Germanwings, les difficultés budgétaires de la France, leur bataille pour maintenir la Grèce dans la zone euro, la guerre en Ukraine... Ils ont réussi à convaincre le président russe Vladimir Poutine de garantir avec eux les accords de Minsk entre Kiev et les séparatistes ukrainiens.

Angela Merkel reçoit à Berlin Emmanuel Macron après sa victoire, le 15 mai 2017 (John Macdougall/AFP) Le 8 mai 2017, lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron, la chancelière offre un dîner d’adieu à François Hollande. Il prend le Falcon républicain une dernière fois en direction de Berlin et sa nostalgie n’est pas frappée par la foudre dans l’avion, contrairement à l’aller. Angela a choisi un restaurant au nom étrangement peu approprié à l’événement : le Paris-Moskau. Est-ce un hommage inconscient à leurs nuits passées à négocier avec Poutine à Minsk  ? Ils s’y rendent à pied depuis la chancellerie. Une dernière fois, ils parlent d’Ukraine, de zone euro, de partenariat franco-allemand... et de Macron, bien sûr. Le président ne cache pas une poussée d’émotion. Il mange son escalope panée, comme d’habitude à Berlin avec Angela. Ça lui donne un coup de cafard. Il a repris son Falcon dans l’autre sens, pour la dernière fois. 

À lire : Angela Merkel, l'Ovni Politique par Marion Van Renterghem, préface d'Alastair Campbell, aux éditions Les Arènes - Le Monde. En librairies le 30 août 2017

*Cet article est paru dans le numéro 49 (*Août 2017) de Vanity Fair France

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