3465 Le rabbin Delphine Horvilleur: "La révolution féministe a enrichi la lecture et l’interprétation."

Rabbi Delphine Horvilleur poses on December 7, 2015 in Paris. / AFP PHOTO / JOEL SAGET

Le rabbin Delphine Horvilleur: "La révolution féministe a enrichi la lecture et l'interprétation."

J. SAGET/AFP

L'affaire Weinstein, a-t-elle, selon vous, confirmé la prodigieuse régression qui frappe le statut des femmes dans nos sociétés?

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Delphine Horvilleur Les événements récents et la libération de la parole invitent surtout à repenser ces questions politiques très anciennes: "A qui appartient le corps des femmes?" ou "Comment accèdent-elles vraiment à la parole dans la société?". Elles font écho à des discours religieux très connus.

Au coeur de bien des traditions, le système d'inféodation se nourrit des textes ou d'interprétations qui éclipsent le féminin, le rendent muet, et exercent sur lui un contrôle puissant. Il s'agit de savoir comment nous gérons cet héritage, ce que nous en faisons, en des temps où les femmes ont gagné leur place dans l'espace public, dans la sphère politique et, plus rarement, dans le monde religieux.

Sherin Khankan Nous sommes là en présence d'une forme de violence physique et psychologique normalisée. Il est d'une extrême importance de criminaliser la violence psychologique ainsi que la violence sexuelle, qui est une part de la première.

Or, jusqu'ici, nous ne reconnaissons pas encore la violence psychologique à l'égal de la violence physique; nous n'admettons pas encore que les formes "mentalisées" de violence puissent causer autant de dégâts que les formes plus physiques. Depuis qu'a éclaté l'affaire, une chance nous est donnée de mettre au défi les structures patriarcales, qui sont présentes dans tous les aspects de l'existence, quelle que soit l'aire culturelle.

L'émotion planétaire suscitée par cette affaire a-t-elle ébranlé la domination patriarcale?

S. K. Le harcèlement, sexuel en particulier, se donne hélas libre cours en maints endroits -de l'entreprise à l'institution religieuse. C'est un fléau universel, et il faut briser le tabou autant que possible. Défier le pouvoir patriarcal, c'est aussi défier les structures les plus secrètes du pouvoir. Beaucoup de femmes subissent un harcèlement sexuel parfaitement banalisé de la part de leur mari.

D. H. Il faut aussi s'interroger plus largement sur l'éducation que nous donnons à nos enfants. De nombreuses études semblent confirmer que les jeunes filles intériorisent tôt la nécessité de faire bonne figure, de paraître douces et avenantes. Comme si le regard des autres pesait très tôt d'un poids bien plus important sur elles...

3465 Une photo de 2016 montrant Sherin Khankan, imam danoise, figure d'un "féminisme islamique"

L'imam Sherin Khankan: "Mon engagement challenge et interpelle toutes les traditions."

© / afp.com/Betina Garcia

S. K. Cela commence dans la famille, où la nature des relations entre le père et la mère -et leur degré de respect mutuel notamment- est fondamentale. Dans le façonnement de la personnalité d'un enfant, ce sont des éléments d'une importance capitale.

D. H. Certes, mais il faut faire attention à l'illusion selon laquelle la simple dénonciation du système pourrait, comme par enchantement, soigner la société. Il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas une forme d'excitation malsaine à livrer en pâture ou à l'opprobre les noms d'hommes censés s'être rendus coupables de harcèlement... et simultanément ne surtout pas culpabiliser celles qui n'auraient pas trouvé la force de parler. Le vrai enjeu est celui de la résilience.

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Autrement dit, l'affaire Weinstein requiert que nous dénoncions les faits de harcèlement et ce qui, dans la société, le permet, sans nous complaire dans la position de victimes. Sinon, le grand déballage n'aura été qu'une parade pour éviter d'aborder l'essentiel, et nous passerions à côté d'une réflexion collective, pourtant si nécessaire, sur les raisons ultimes de ces agissements, qui tiennent à un substrat culturel qu'il nous faut interroger.

Dans vos livres respectifs, vous vous attachez l'une et l'autre à exalter les principes universels. Ce pari sur l'universalisme est-il, selon vous, la manière la plus efficace de déjouer le scénario funeste du choc des civilisations?

S. K. Au Danemark, actuellement, certaines voix au Parlement m'accusent d'être une islamiste! C'est absurde, et cela tient à une méconnaissance de ce que représente, pour moi, la charia.

Que représente-t-elle pour vous?

S. K. L'engagement à respecter les cinq piliers de l'islam. Certains musulmans définissent la charia comme la loi, d'autres, comme un cadre normatif. Et beaucoup ont une position intermédiaire. Pour moi, le sécularisme, ce que vous appelez la laïcité, est le dialogue entre les religions et le politique. Les religions, dans mon optique, peuvent servir de ressources pour changer le monde. Loin de vouloir dénoncer la charia, je veux plutôt m'efforcer de nuancer la notion, souvent mal comprise.

Pour autant, je n'ai aucun mal à me désolidariser de la manière dont elle est pratiquée dans de nombreux pays -et utilisée comme instrument de la sujétion et de l'oppression des femmes! Je vais sans doute vous décevoir, mais, à mes yeux, le modèle français de la laïcité n'est pas un universalisme irréprochable, car elle est discriminatoire. Sur la base d'une séparation stricte des religions et de la politique, on en vient à justifier d'interdire l'accès au Parlement à une femme voilée.

A mes yeux, c'est injustifiable, c'est une atteinte aux droits élémentaires. Pour autant, je crois en un Etat laïque et je suis très attachée aux garanties qu'il prodigue. Mais, comme intellectuelle séculière, il m'est impossible de dénier le fait que des femmes sont victimes de la conception que se font la France ou la Turquie de la laïcité.

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D. H. Enfant de la république et femme juive française, j'ai une vision toute différente de la laïcité. Le modèle français de la sécularisation a été (et peut encore être) une bénédiction dans notre société. Sa promesse est la possibilité pour chacun de penser contre soi, contre sa naissance, sa "communauté" et ses dogmes. Quel bonheur, au fond, que cette aptitude-là! C'est le legs des Lumières, c'est le don fait à chacun d'une puissance de remise en question de ses héritages familiaux, sociaux et religieux, et la possibilité de parler à la première personne du singulier contre une première personne du pluriel.

A mes yeux, il n'y a rien de discriminatoire dans l'exercice de ce droit émancipateur. On est aux antipodes, en effet, du modèle prévalent aux Etats-Unis, où ce sont les communautés, et non les individus, qui se voient dotés de droits. Bien sûr, une femme peut s'habiller et se voiler comme elle l'entend dans la rue et dans l'espace public, et la république doit l'accompagner dans son choix de sujet... Mais elle doit aussi se faire garante de l'émancipation de l'individu de tout ce qui pourrait l'aliéner, au nom d'une tradition religieuse qui étoufferait le sujet.

Or, qu'on le veuille ou non, le voile tel qu'il est présenté et théorisé par les voix religieuses traditionnelles aujourd'hui n'est en rien un support d'émancipation pour la femme. C'est au contraire une négation de son statut de sujet. Et, tant que le discours religieux de l'islam de France sur le voile n'évolue pas, c'est comme si ce tissu était entaché de tout ce qui nie à la femme son droit de disposer de son corps. Voilà ce qui me trouble dans le discours de certaines femmes voilées: elles se disent victimes de la discrimination républicaine, mais pas vraiment du patriarcat islamique!

"La dignité de la femme est un des fondements de l'islam"

En effet, peut-on remettre la défense de l'égalité hommes-femmes et des droits des femmes aux traditions religieuses dont, historiquement, elles ont toujours nourri la phallocratie?

S. K. Je me bats, justement, contre les structures patriarcales, pas seulement dans le monde musulman, mais aussi dans toutes les institutions religieuses. Nous sommes en première ligne contre le patriarcat religieux. De ce point de vue, mon engagement challenge et interpelle toutes les traditions. Ce faisant, je cherche à revenir aux sources.

La dignité de la femme est un des fondements de l'islam, et ce principe m'a permis de devenir une imam. Mon but est de libérer les institutions religieuses musulmanes de la domination masculine. Ce qui m'a conduit à promouvoir une lecture du Coran assez renouvelée, axée sur les droits des femmes.

D. H. J'ai cessé de me définir comme une féministe juive. Dorénavant, je suis féministe et juive. Je ne crois pas qu'il faille chercher le féminisme dans les versets de nos textes. Il faut au contraire reconnaître qu'ils portent la trace du patriarcat, propre aux temps de leurs compositions ou de leurs lectures. Certes, des versets auraient pu être lus autrement, interprétés différemment, et permettre des lectures plus égalitaires et modernistes.

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Mais ce qui importe n'est jamais tant ce que le texte "veut" ou "aurait pu" dire, que ce qu'on fait avec ce qu'on lui a fait dire. En clair: oui, il est nourri du patriarcat, qui est le propre du contexte dans lequel il a été lu par le passé. Mais nous pouvons faire quelque chose de cet héritage, grâce à la situation inédite que nous vivons. La révolution féministe est en cela une chance, y compris pour l'exégèse de nos textes. Elle permet d'enrichir la lecture et l'interprétation, et de fertiliser nos traditions.

Le féminisme n'est pas dans le texte, il est ce qui permet au texte de parler encore, et de rester pertinent pour des générations nouvelles. Il est essentiel de légitimer ensemble la pluralité des voix religieuses. Cela passe par la reconnaissance que nos traditions n'ont jamais parlé d'une seule voix. Un mensonge du fondamentalisme religieux consiste à faire croire que le texte aurait déjà tout dit, de préférence par la voix des lecteurs les plus conservateurs. Il faut donc s'efforcer de ne jamais le laisser être kidnappé par des lectures uniques et figées. Cela implique de ne jamais supposer que le plus "barbu" est le plus légitime pour parler au nom de la tradition.

S. K. Concernant ces rétrogrades, je n'utilise jamais pour cette raison le terme de "réforme", je parle plutôt d'"islamistes"... L'islamisme est un phénomène très moderne duquel nous n'avons aucune leçon à recevoir.

Delphine Horvilleur, engagée dans les débats hexagonaux très âpres, comment aidez-vous les musulmans qui prônent une authentique réforme interne de l'islam, et défendent un processus d'"enlightenment" [les Lumières]?

D. H. Au fond, toutes les voix religieuses aujourd'hui sont des produits de la modernité, même celles qui se disent immuables ou garantes de l'inchangé. Ce qui les sépare a souvent à voir avec leur rapport différent à la certitude et à la place qu'ils font (ou ne font pas) au doute dans leur vision du monde. En cela, le dialogue intrareligieux est plus complexe et douloureux que le dialogue interreligieux, beaucoup plus menaçant.

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