Menu
Libération
Tribune

Pour un bon Noël, monsieur le Président

Médecin militaire urgentiste travaillant dans l’humanitaire, Raphaël Pitti renonce à sa Légion d’honneur pour protester contre un accueil des migrants indigne des valeurs et de l’histoire de la France.
par Raphaël Pitti, Professeur de médecine d’urgence, médecin humanitaire, conseiller municipal de Metz
publié le 21 décembre 2017 à 17h06

L’honneur fait à un homme, celui que vous m’avez fait ce 14 juillet en m’accordant la promotion d’officier dans l’ordre prestigieux de la Légion d’honneur. Cet honneur que des légions d’hommes et de femmes souhaitent et ont le droit de conserver. Le sens que je m’en fais et que j’ai forgé sur les terrains de guerre avec nos armées au service de la France dans le Golfe, en ex-Yougoslavie, en Afrique, aux Comores et dans l’aide humanitaire à Lampedusa (Sicile), en Syrie depuis 2012, ce sont 21 voyages pour aider et former le personnel soignant confronté à une guerre d’une violence extrême, au Bangladesh à la rencontre du peuple rohingya, aux confins du monde comme sur le territoire national de par ma responsabilité de conseiller municipal de Metz délégué aux urgences sociales et sanitaires. Cet honneur, monsieur le Président, m’oblige à vous écrire.

Votre accession cette année aux plus hautes responsabilités se fit à l’aune d’une situation sociale et politique imprévisible et unique. Elle inaugure un cycle où votre jeunesse, votre énergie, votre intelligence, que tous vos interlocuteurs constatent ou reconnaissent, semblaient être des atouts pour envisager l’avenir et dresser des perspectives. L’éducation et l’élaboration d’une société des savoirs à laquelle elle préside, l’écologie et les impératifs qu’elle impose, l’Europe et l’horizon souhaitable qu’elle doit offrir à une jeunesse aujourd’hui oubliée, et qui pourrait demain se trouver oublieuse des souvenirs hantés du siècle passé, sont autant de piliers de la politique que vous semblez définir pour votre quinquennat. Mais cette politique, aussi légitime soit-elle, ne saurait réussir sans un versant humaniste. Sans âme, votre politique resterait sans réussite.

Vos discours sur l'Europe («Faire une place aux réfugiés qui ont risqué leur vie, chez eux et sur le chemin, c'est notre devoir commun d'Européens», initiative pour l'Europe, le 26 septembre 2017), sur l'Afrique, les hommages rendus à Simone Veil, Jean d'Ormesson ou Johnny Halliday, ont témoigné de votre sensibilité aux combats à mener et aux destins de héros ou de personnalités proches des Français. Votre parcours au côté d'un philosophe épris de culture humaniste ne peut pas vous laisser indifférent à la situation concrète faite aux migrants.

Je mesure la complexité de définir une politique migratoire claire et digne ainsi que les difficultés réelles de l'accueil. Je me suis fait pressant auprès de vos conseillers avant et après votre élection, pour que celle-ci soit prise en compte au plus vite. Toutefois, huit mois après, la réponse de l'Etat n'est pas à la hauteur des enjeux. 60 000 migrants ont été accueillis en 2016 dans des conditions indignes de notre République. Les capacités des centres d'hébergement sont dans bien des cas dépassées (centre de la Porte de la Chapelle, «jungle» de Calais, Blida à Metz). Cette situation génère au sein de la population des réactions variant de l'entraide à l'exaspération, du fait notamment d'une grande confusion dans l'utilisation des termes employés (étrangers, réfugiés, migrants) et dans celle des statuts administratifs réservés aux populations concernées (carte de séjour, droit commun, visa long ou court, asile, subsidiarité, naturalisation, autorisation de travail). A ces confusions s'ajoute l'incompréhension des politiques menées à l'égard des migrants (lutte contre l'immigration illégale versus accueil des populations en danger).

La société civile est néanmoins partie prenante de l’effort d’accueil des migrants en France : cette implication prend la forme d’actions citoyennes (manifestations, collectes, pétitions, occupations illégales), associatives ou relevant d’initiatives individuelles (hébergement, assistance dans les démarches effectuées, protection en cas d’interventions incomprises, voire incompréhensibles, des forces de l’ordre).

Je connais l’efficacité mais aussi la sollicitude de ces actions dans ma ville de Metz. La statue de Jean Moulin à la gare nous impose de nous élever en même temps que l’on croise les regards transis où affamés de migrants égarés.

La Constitution française, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la Charte des droits fondamentaux sont autant de textes qui encadrent et justifient la mise en place ainsi que la déclinaison de conditions d’accueil humaines, érigées au rang de causes nationales et susceptibles de favoriser un parcours d’intégration réellement efficace.

Les structures administratives existantes sont pour la plupart d’entre elles placées sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, et plus exactement de la Direction générale des étrangers en France. Or, le versant sécuritaire de ce ministère a aujourd’hui pris le pas sur l’accueil et l’intégration, ce qui va à l’encontre de nos valeurs et de notre histoire.

Des maires - ils vous l’ont rappelé récemment -, des autorités - comme le Défenseur des droits -, des associations et des bénévoles pourraient témoigner du mauvais sort fait aujourd’hui aux migrants sur notre sol. Recevez-les, monsieur le Président, écoutez-les : une simple tape dans le dos ou une accolade ne leur suffira pas, tant leur exigence de voir la situation s’améliorer l’emporte sur toute autre considération.

A qui fera-t-on croire, monsieur le Président, que la France ne peut pas prendre sa part, sa véritable bonne part, de cette fameuse et désormais tristement fameuse «misère du monde» ?

Certes, elle ne peut l’accueillir, ni seule ni dans son intégralité, et c’est là le fondement même d’une politique migratoire raisonnée, transparente et juste. Mais quelle est précisément votre politique en la matière, monsieur le Président ? Pour l’approuver ou la combattre, encore faudrait-il la connaître.

A qui fera-t-on croire, monsieur le Président, qu’accueillir se résume à tolérer plutôt qu’à intégrer, et que seules les personnes susceptibles d’obtenir un asile pourraient in fine prétendre à recevoir un traitement digne et non dégradant. J’appelle «dégradant», en cette fin d’année dans notre République française, les agressions que subissent des gens en transit sur notre sol et auxquels on ne permet pas de satisfaire les besoins les plus fondamentaux tels que l’accès à l’eau, à la protection et à la sécurité, aux toilettes, au chauffage, à un couchage. On préfère les reléguer au statut d’ombre, dans les jungles, les forêts, les montagnes, allant jusqu’à condamner ceux qui auraient la bienveillante idée de les secourir.

Ce qui est hautement contestable, c’est que votre administration ne définisse pas les éléments d’une politique migratoire et celle d’une politique d’asile en lien avec la société dite civile. C’est qu’il ne s’agit pas d’agrégats économiques ou de statistiques, de chiffres ou de sondages dont l’exploitation laisserait croire que définir dignement l’une et l’autre risquerait de faire monter les extrêmes : vous êtes bien placé, monsieur le Président, pour savoir que ces extrêmes furent aux portes du pouvoir et que seule votre présence les en empêcha. Cela vous oblige, il est vrai, mais c’est le prix de la fonction que vous occupez et à laquelle vous avez prétendu.

En me promouvant dans l'ordre de la Légion d'honneur, vous avez écrit de votre main : «Félicitations, on continue.»

Pour continuer, monsieur le président de la République, je ne peux accepter cette promotion et je vous la restitue pour conserver ma liberté de vous accompagner de mes critiques et de mes propositions dans un combat au service de notre prochain. Je vous demande très respectueusement de comprendre les raisons de ma décision et les fondements de cette supplique que vous adressent les âmes avides d’humanité de notre si chère et solidaire République. Et pour un bon Noël, je vous demande de décider durant cette période de grand froid de suspendre toute mesure coercitive et de prendre les mesures urgentes de mise à l’abri de toutes les personnes en situation de fragilité. Il s’agit d’honneur, monsieur le Président.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique