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Comment les youtubeurs et autres stars du web abreuvent les jeunes de pub cachées
Alia Chergui, Hugo Tout Seul, Norman et Ali Suna sont tous devenus fans d'Andorre ces dernières années.
Captures d'écran Instagram, Facebook et Youtube

Comment les youtubeurs et autres stars du web abreuvent les jeunes de pub cachées

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La publicité des marques va désormais se nicher jusque dans les photos de vacances des influenceurs du web. Enquête sur un phénomène qui pose la question de l'information du public face aux relations commerciales nouées par les stars du web.

Les plus de 35 ans ignorent souvent leur existence, et pourtant ce sont des stars. Des "influenceurs", admirés par une partie de ceux qu’on nomme la « génération Z », pour leur verve, leur humour, leurs bons plans ou leur style de vie. Ils peuvent doper les ventes d’un produit rien qu’en une publication. Eux, ce sont tous les youtubeurs, blogueurs ou "chroniqueurs" sur petit écran, qui disposent d’une communauté de fans sur les réseaux sociaux. Cela fait quelques années que les marques leur courent après, en leur proposant des arrangements toujours plus élaborés. Désormais, la publicité va se nicher jusque dans leurs photos de vacances d’hiver. Une réclame qui ne dit pas son nom et qui pourrait même flirter, dans certains cas, avec l’illégalité.

Le cas de l’agence de voyage Andorra Winter Guest, liée à l’office du tourisme d’Andorre, est particulièrement intéressant. Depuis quelques années, cette société se charge « d’accueillir et d’accompagner les personnalités françaises en Andorre » ainsi que de « l’organisation de leur séjour ». Lequel donne immanquablement lieu, sur Instagram et autres réseaux sociaux ,à des photos et vidéos dithyrambiques... et étrangement similaires.

Norman, Miss France et Jean-Michel Maire

Depuis décembre 2015, le confetti situé à la frontière entre la France et l’Espagne accueille chaque hiver dans ses Pyrénées une palanquée de personnalités bien connues des moins de 30 ans. La liste est longue, très longue. En deux ans, la station de ski Grandvalira a ainsi vu passer pas moins de six ex-Miss France, ainsi que les youtubeurs Norman et John Rachid, ou encore Jean-Michel Maire, figure un brin lourdingue du show hanounien Touche pas à mon poste (TPMP). Sont également venus la chanteuse Tal, l‘humoriste Artus et les blogueurs Alia Chergui et Ali Suna. Ces derniers jours encore, Agathe Auproux, nouvelle étoile de TPMP et le Woop, troupe d’humoristes menée par les youtubeurs Hugo Tout Seul et Mister V, sont venus garnir le tableau de chasse d’Andorra Winter Guest. Ces vedettes présentent toutes la particularité d’être suivies par une communauté importante sur les réseaux sociaux, soit plus de 100.000 personnes pour leur grande majorité.

A chaque fois, ces vacances donnent lieu à des publications sur Twitter ou Instagram. Systématiquement consignées par Andorra Winter Guest sur son site web, elles donnent un furieux air de déjà-vu. Comme l’ont remarqué les journalistes Vincent Manilève et Robin Panfili sur Twitter, le survol de la station de ski à bord de l’hélicoptère jaune de la société Heliand est ainsi un passage quasi-obligé du roman-photo. Normal, il s’agit d’un partenaire de la principauté. Parmi les autres figures imposées, on trouve aussi les activités « chien de traîneau » et « moto-neige ». Concernant les légendes, la citation des comptes de la station de ski, d’Andorre et d’Andorra Winter Guest sont de mise. « Having fun in Grandvalira (...) @AndorraWinterGuest @AndorraWolrd », écrit la chanteuse Tal à sa communauté Instagram (622.000 abonnés). Avec, parfois, des remerciements. « Tanks Andorra Winter Guest for this incredible experience », envoie Caroline Receveur à ses 2,4 millions de suiveurs, début 2017. « Merci à @vallnord @grandvalira @andorrawolrd », poste la blogueuse Alia Chergui (525.000 abonnés) à la même époque.

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Alors, ces personnalités sont-elles invitées par la principauté ? Oui, et de façon assumée, du moins dans certains cas. Le Woop et ses youtubeurs stars Hugo Tout Seul et Mister V, actuellement à Andorre, confirme à Marianne ne pas avoir payé son séjour en Andorre : « Nous sommes invités ». Même chose pour le youtubeur et désormais acteur Norman, parti dans le micro-Etat en décembre 2015 .Le site rendez-vous-en-andorre.com, émanation du ministère du Tourisme local, précise qu’il « est venu donner sa version de l’Andorre » spécifiquement « à l’invitation de Andorra Winter Guest ». Parmi les personnalités qui nous ont répondu, seule Agathe Auproux, de TPMP, assure qu’elle a « payé comme une grande (son) voyage ». Également contactée, l'agence Andorra Winter Guest n'a pas donné suite.

Ces invitations ont évidemment un grand intérêt pour Andorre. Dans la foulée de son voyage, Norman a posté une vidéo humoristique sur YouTube, intitulée « Norman en montagne » et vue plus de 3,5 millions de fois. Une superbe vitrine pour la petite principauté et ses 85.000 habitants. Dans ces 7 minutes de grosse marrade, on peut voir Norman et ses amis sur le télésiège à Grandvalira, Norman vantant le paysage andorran, Norman se moquant du duty free d’Andorre, Norman dans l’hélico, Norman tiré par des chiens de traîneau... Bref, de quoi donner potentiellement envie à l’internaute lambda de faire lui aussi une petite virée à Grandvalira. Le site du gouvernement andorran se félicite d’ailleurs qu’« avec près de 3.500.000 vues sur YouTube, cette vidéo virale (soit) un vrai "tremplin" pour l’Andorre auprès de la cible jeune ».

A en croire Alexandra Monaury, l'agente d'artiste qui gère les intérêts du Woop, il n'existerait pas de contrepartie formelle à l'invitation au ski : « Nous n’avons aucune obligation, la priorité est de faire plaisir au public et voir le Woop au ski devrait faire plaisir, donc nous sortirons une vidéo YouTube si celle-ci nous fait rire (elle est en cours de montage) ». Les artistes ont toutefois tout intérêt à publier une vidéo qui viendra nourrir leur notoriété, en plus de contenter un partenaire arrangeant.

Jusqu'à 100.000 euros pour un placement de produit

Comme la principauté d’Andorre, de nombreuses marques cherchent à profiter du pouvoir de prescription de ces jeunes stars pour se vendre. Ces grandes firmes n’ont qu'une expression à la bouche : le « placement de produit ». Antoine de Tavernost, coproducteur de Vidéo-city, le tout premier festival des youtubeurs français, l’expliquait à Challenges dès mai 2016 : « Les grandes marques se sont vite rendu compte que plutôt que de faire de la publicité sur leur produit, montrer un youtubeur en train de l’utiliser était beaucoup plus efficace ».

D’où le développement d’un business propre à cette aristocratie du web. Selon Challenges et Le Monde, un placement de produit auprès d’un youtubeur coûte entre 1.000 euros pour les débutants et 100.000 euros pour les stars. Un seul tweet avec une vidéo comportant un placement produit peut être facturé de 1 000 à 5 000 euros, voire jusqu’à 15.000 euros selon certaines sources. Certaines entreprises se sont spécialisées dans le rôle d’entremetteur entre l’influenceur et les marques.

Faut-il s’en offusquer ? Pas forcément, dans la mesure où les célébrités du web n’ont pas forcément d’autre moyen pour monnayer leur extraordinaire notoriété. Les revenus publicitaires sur YouTube sont particulièrement dérisoires. Selon le youtubeur Cyrus North, interrogé par Slate en 2016, la plate-forme reversait à l’auteur d’une vidéo 60 centimes d’euros toutes les 1.000 vues. Soit seulement 600 euros le million de vues... Alexandra Monaury, qui gère les intérêts du Woop, assure à Marianne que les partenariats commerciaux peuvent aussi permettre aux artistes de réaliser des vidéos de meilleure facture : « Nous privilégions la qualité à la quantité. Nous n’avons pas de placements systématiquement, seulement si ça s'y prête. L’artistique est notre priorité. L’avantage des opérations est de pouvoir mieux produire mais si les artistes pensent que ça ne colle pas à l’image de la chaine YouTube, ils ne le font pas».

"Panneaux publicitaires 2.0"

Ce qui est plus dérangeant, en revanche, c’est quand le placement de produit n’est pas clairement précisé. Et c’est très souvent le cas. Si Alexandra Monaury affirme que le Woop indique chaque partenariat "dans le descriptif de la vidéo", la plupart des influenceurs laissent planer l’ambiguïté, entre spontanéité et réalisation d’un contrat publicitaire. Dans une vidéo ironique, publiée en juillet 2016, le youtubeur Masculin Singulier expliquait d'ailleurs aux influenceurs pourquoi faire preuve de transparence sur leurs partenariats est une mauvaise idée : « Votre aura de conseiller, qui est quand même l’aura des youtubeurs, l’aura de partageur, de transmission en prendrait quand même un sacré coup. Et je pense qu’ils (les internautes, ndlr) se rendraient compte que la plupart d’entre nous sont quand même des panneaux publicitaires 2.0. »

Pour les blogueurs qui tirent leur notoriété de leur seule faculté à proposer des « bons plans » aux internautes, cette équivoque est particulièrement gênante. L’influenceur Ali Suna, ancien de l’émission de télé-réalité Secret Story, a par exemple consacré plusieurs photos de son compte Instagram (518.000 abonnés) et deux articles de son blog à Andorre, en février 2017. Soit quelques semaines après avoir voyagé avec Andorra Winter Guest. Existe-il un arrangement entre le blogueur et la principauté ? Impossible de l’écarter. Contacté, l'intéressé ne nous a pas répondu.

De la même façon, aucune personnalité présente à Grandvalira n’a clairement précisé dans ses publications avoir été prise en charge par Andorre. Norman, par exemple, ne le dit jamais. Seule la mention "Merci à Dalil et Guillaume !" figure dans les crédits, ce qui renvoie selon toute probabilité à Dalil Merad et Guillaume Serve, les gérants d'Andorra Winter Guest. Depuis, le Youtubeur a quelque peu amendé ses pratiques. Après avoir publié, fin 2015, un clip très léché inspiré du jeu vidéo « Assassin’s Creed » - aux quelque 54 millions de vues - sans mentionner son commanditaire, il s’est résolu, quelques semaines plus tard, à indiquer dans les crédits que la vidéo avait été produite par Ubisoft... l'éditeur du jeu en question.

Jérôme Jarre, proche de Turkish Airlines

Bien sûr, il arrive parfois que la démarche soit totalement désintéressée. Sans, toutefois, que le doute puisse être totalement dissipé en raison des précédents dans ce petit milieu. Début 2017, l’influenceur français Jérôme Jarre (1 million d'abonnés à sa chaîne YouTube) a récolté 2,4 millions de dollars pour la Somalie et convaincu la compagnie Turkish Airlines de dépêcher un avion rempli de denrées alimentaires en direction du pays africain. De façon collatérale, cette belle initiative de solidarité a assuré une publicité exceptionnelle à la compagnie turque. Moyennant un arrangement avec Jérôme Jarre ? En aucune manière, assure l’influenceur. « Toutes les personnes impliqués de près ou de loin dans cette mission sont bénévoles, moi le premier », a-t-il répondu à Slate.

Si la question s'est posée, c’est parce que cette sommité du web avait auparavant fait de la publicité pour... Turkish Airlines. Sans que le statut de chaque vidéo soit clairement précisé, a relevé Slate. En 2015, Jérôme Jarre a pourtant participé à la campagne #FortuneTraveller organisée par la compagnie aérienne. Il a également publié plusieurs vidéos sur Snapchat où le logo de l’entreprise turque apparaît distinctement, une vidéo où il reprend le hashtag #FortuneTraveller de Turkish Airlines et un dernier clip de promotion de la Turquie où il finit... par remercier la compagnie. Pour quel motif, voire quelle contrepartie ? L’influenceur n’a jamais cru bon de le clarifier.

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"Il n'y a pas de publicité cachée, il y a de nouvelles façons de communiquer"

Dans le microcosme, le sujet est quelque peu tabou. Quand on les interroge sur leur politique d’information de leurs arrangements publicitaires, ces têtes de gondole du web ne se pressent pas pour répondre. Seule Agathe Auproux - qui assure ignorer systématiquement les sollicitations des marques - concède que le placement de produit est devenu un business à part entière, qui fait vivre un certain nombre d’influenceurs : «A partir du moment où tu disposes d’une large communauté en ligne, les marques, les entreprises, les institutions peuvent faire appel à tes services pour toucher un public cible. L’influenceur est en fait un prescripteur, et son travail de prescription est rémunéré ou rétribué selon les termes définis avec les marques, les entreprises ou les institutions avec qui il décide de collaborer. Il n’y a pas de lobby. Il n’y a pas de publicité cachée. Il y a de nouvelles façons de communiquer, de nouveaux relais, de nouveaux métiers ». Concernant l’information du public, la chroniqueuse « ne pense pas » qu’il faille à tout prix préciser à chaque fois la relation qui lie la marque à l’influenceur.

Une enquête contre des youtubeurs

Quand il existe un contrat entre les deux parties, ce type d’omission peut pourtant être contraire à la loi. En décembre 2015, la Direction générale de la répression des fraudes (DGCCRF) a démarré une enquête contre une dizaine de youtubeurs qui ont touché des sommes comprises entre 20.000 et 100.000 euros pour louer les mérites d’une marque de voiture, sans mentionner la relation contractuelle qui les liait au constructeur. « A l’image de faux avis de consommateurs, il s’agit d’une pratique commerciale trompeuse », expliquait un enquêteur au Monde en 2016.

Selon l’article L121-1 du code de la consommation, une pratique commerciale est en effet trompeuse si « elle omet, dissimule ou fournit de façon inintelligible, ambiguë ou à contretemps une information substantielle ou lorsqu'elle n'indique pas sa véritable intention commerciale ». Dans le cas de cette pub pour un constructeur automobile, des transactions sous forme de sanctions financières ont été signées entre les youtubeurs et Bercy. Ce qui n’a nullement mis fin à ce business en pleine effervescence.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne