Jean-Michel Basquiat : La Rage créative (Arte)

Basquiat (capture d'écran du documentaire)

Arte diffuse, dimanche soir, le documentaire que David Shulman a consacré au peintre Jean-Michel Basquiat : La Rage créative  (2017). Le film suit le gamin qui prit New York d’assaut, entre rêve de gloire et colère, révolutionnant au passage le monde de l’art, le gamin fracassé aussi, par une médiatisation jamais pleinement assumée, par sa rage noyée dans les paradis artificiels ; d’œuvre en œuvre, de Samo à Basquiat, c’est New York que l’on voit se transformer, de la ville sauvage et brute, crasseuse et violente à la gentrification, de même que l’artiste insoumis devient une valeur sûre du marché, explosant aujourd’hui encore les records dans les salles des ventes.

Le documentaire est construit depuis des archives, comme Downtown 81 (New York Beat Movie) et des entretiens présents avec ceux qui ont croisé la route de l’artiste, ses sœurs, ses galeristes, des artistes de la scène new-yorkaise de l’époque ou d’aujourd’hui. Il cherche les hypothétiques origines, forcément multiples, d’une œuvre révolutionnaire, longtemps réduite à une forme de primitivisme, jugement bien évidemment teinté de racisme, une réception que le documentaire souligne à maintes reprises. Basquiat a dérangé, dans tous les sens du terme, la scène artistique dans laquelle il a fait irruption.

Basquiat Man dies (capture d’écran du documentaire)

Une sœur de l’artiste voit un possible commencement dans le livre d’anatomie offert par la mère, alors que Basquiat, âge de 7 ans, renversé par une voiture à Brooklyn, est contraint de rester allongé à l’hôpital. Un ami revient sur les mercredis au MET, la passion de Jean-Michel Basquiat pour Le Caravage, la couronne qui deviendra l’icône de ses tableaux puisée dans une peinture classique. Il raconte aussi Pollock, leur conversation animée face à Autumn Rhythm (number 30), sur le lien de l’œuvre de Pollock et du be bop, qu’une forme de racisme latent masquait aux yeux des critiques d’art du moment. L’autre énorme influence de Basquiat est la ville, son rythme, sa violence, les rues comme matériau aussi, puisque le peintre n’avait pas d’argent, peignait sur des portes récupérées dans des lieux en friche ou abandonnés, comme s’en souvient Suzanne Mallouk. Jennifer (Stein) Von Holstein raconte, elle, la vente de cartes de baseball réappropriées dans la rue, le choc de Basquiat quand il voit Warhol dans un restaurant, entre et lui vend une carte. La première rencontre de hasard sera suivie, on le sait, d’une amitié/rivalité intense.

Le documentaire raconte les graffs et les années de galère, la décision de tuer Samo quand il commence à faire parler de lui, la volonté d’enfin habiter pleinement son nom, le premier tableau vendu (à Debbie Harry ! Basquiat fait d’ailleurs une apparition, derrière les platines, dans le clip de Rapture), les expositions, collectives puis personnelles, la rumeur qui se répand, jusqu’à devenir tonitruante qu’un génie a fait son apparition, au langage visuel inédit, aux toiles explosives et incarnées, intuitives et directes. Ce sont les années de production intense (250 tableaux, 500 dessins entre 1981 et 1982), les années durant lesquelles Basquiat sort de la pauvreté, organise des soirées caviar / champagne / cocaïne, comme le raconte Suzanne. Basquiat est heureux de sa reconnaissance et agacé que son art soit traité comme une marchandise, il écrit « Not for sale » (pas à vendre) sur plusieurs toiles. Les tableaux s’arrache, Larry Gagosian qui l’a découvert alors qu’Annina Noseï l’exposait, le veut dans la galerie qu’il vient de créer à Los Angeles. Il raconte Basquiat fumant un joint dans au bar de la première classe du vol NY/LA. L’artiste appartient à la jet set, vend ses tableaux chez lui aussi, payé en cash et en drogues, il rencontre Warhol d’égal à égal, s’échappe avec un polaroid pris lors de la réception et fait porter une toile qu’il est rentrée peindre (Dos Cabezas), apportée alors que la peinture coule encore.

Basquiat Warhol (capture d’écran du documentaire)

Basquiat est pris dans un tourbillon qu’il ne maîtrise pas, des disjonctions intenables : il voudrait être reconnu comme un artiste américain tout en glorifiant la culture noire, haïtienne, portoricaine. Il voudrait être la voix des marges, il est une des figures phares du marché qu’il fait, le 10 octobre 1985, la couverture du New York Times (mais pieds nus sur la photo de une). L’artiste entre dans une phase crépusculaire après la mort de Michael Stewart, battu à mort, dans lequel il voit un double (Defacement). Il se fâche avec Warhol après leur expo commune en 1985, la rivalité des deux monstres du marché est trop forte et Basquiat est outré par la réception critique qui ne voit en lui que la « mascotte » de Warhol.

Inconsolable à la mort brutale de Warhol, le 22 février 1987, Basquiat sombre dans la drogue. Gagosian lui loue une maison à Hawaï pour tenter de l’éloigner de ses démons. Mais l’artiste, loin de ses racines urbaines, rentre bientôt, incapable de créer. Basquiat se replie sur lui-même, Man dies, écrit-il sur ses dernières toiles. Dix jours après son retour d’Hawaï, Jean-Michel Basquiat est retrouvé mort dans son appartement de Great Jones Street d’une overdose d’héroïne et de cocaïne. Il meurt d’une overdose, en 1988. Il avait 27 ans.

Comme l’écrivait Pierre Ducrozet dans Eroica (Grasset 2015, la sortie en poche du roman est annoncée pour mars, chez Babel), Basquiat, ce sont des « gestes, portés par la grâce et la vitesse comme une danse très ancienne » : tel est ce documentaire fascinant, un geste et une trajectoire, celle de cette comète qui a traversé le monde de l’art pour le marquer à jamais de son empreinte.

David Shulman, Basquiat, La Rage créative (Royaume-Uni, 2017). Arte, 25 février 2018 à 17.35 / 4 mars 2018 à 2.55 / 10 mars 2018 à 6.30