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La bataille sur les nouveaux OGM agite l’Europe

Une décision de la Cour de justice européenne est attendue en avril sur le futur des organismes génétiquement modifiés grâce à de nouvelles technologies. Un gros enjeu pour les industriels et une source d'inquiétudes pour les environnementalistes.
par Aude Massiot
publié le 2 avril 2018 à 13h08

OGM pour Organismes génétiquement modifiés, la bête noire de nombreuses organisations écologistes revient sur le devant de la scène européenne sous une autre forme : ce que beaucoup appellent les «nouveaux OGM», ou «nouvelles techniques de croisement des plantes» (de l'anglais «new plant breeding techniques»). Ces produits ont leur sort suspendu à la décision de la Cour de justice européenne (CJUE) qui doit déterminer, dans les jours ou semaines à venir, si ces organismes sont réellement des OGM et devront donc passer par le système de régulation complexe mis en place au niveau européen en 2001, pour être commercialisés.

A l'origine de cette procédure judiciaire, neuf organisations de la société civile française ont déposé un recours fin mars 2015 devant le Conseil d'Etat, dans le but d'obtenir un moratoire sur la vente et la culture de ce qu'elles appellent des «OGM cachés». Certaines variétés de tournesol et de colza rendues artificiellement tolérantes aux herbicides sont actuellement cultivées en France. En octobre 2016, le Conseil d'Etat a renvoyé le dossier devant la CJUE en lui posant quatre questions préjudicielles. On attend maintenant la décision de la Cour.

Des industriels déjà investis

Peu connus du grand public, les nouveaux OGM sont des organismes dont le génome a été modifié par mutagenèse, c'est-à-dire par mutation ou modification contrôlées d'un gène, et non par insertion d'un gène extérieur, comme c'est le cas pour les OGM que l'on connaît. Pour réaliser ces manipulations, plusieurs techniques existent, et la plus connue est CRISPR-Cas 9. Souvent décrite comme une révolution pour la recherche génétique par sa simplicité et son faible coût, cette technique a été développée en 2012 par deux chercheuses américaine et française. Elle a depuis envahi les labos de recherche sur la génétique.

Les géants de l'agroalimentaire ont rapidement réalisé le potentiel de cette technologie. Les chimistes Bayer et DowDupont ont acheté plusieurs brevets d'outils de modification du génome. En octobre 2016, Monsanto, leader américain des semences et pesticides, a conclu avec le Massachusetts Institute of Technology un accord non-exclusif d'utilisation de CRISPR-Cas 9. En août 2016, le semencier a ajouté à son arsenal la plateforme de modification génétique développée par l'entreprise sud coréenne ToolGen à partir de CRISPR. Le 20 mars dernier, soit la veille de l'approbation de sa fusion avec Bayer par la Commission européenne, Monsanto a investi 125 millions de dollars dans Pairwise, une start-up qui planche sur la création de nouveaux types de maïs, soja, blé, coton et colza grâce à CRISPR. Les deux entreprises espèrent aussi produire les premiers fruits et légumes modifiés par ces technologies, qui devraient être vendus aux Etats-Unis dans les dix prochaines années, détaillait un article de Business Insider le 27 mars. Premier produit envisagé : des fraises rendues génétiquement plus sucrées.

Un lobbying forcené

Lors d’une conférence en septembre 2017 à Saint-Louis, berceau de Monsanto aux Etats-Unis, le directeur de la recherche et du développement de Bayer a déclaré qu’une des priorités des deux entreprises, une fois la fusion approuvée, serait de redorer le blason de ces nouveaux OGM auprès du public. La multinationale a déjà investi 35 millions de dollars dans les techniques de nouveaux OGM, et prévoit d’ajouter 300 millions de dollars dans les cinq prochaines années.

Autre acteur clé du secteur, la fondation Bill et Melinda Gates est un des plus gros financeurs de projets de recherche sur le sujet. Elle a notamment investi 130 millions de dollars dans Editas, une des entreprises qui étudie l’utilisation sur l’homme de ces technologies.

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Alors qu'approche la décision de la CJUE, les efforts de lobbying du côté des défenseurs comme des opposants à ces produits se sont intensifiés à Bruxelles. Des documents internes obtenus par Corporate Europe observatory, une ONG de surveillance des lobbys industriels, et lus par Libération montrent les stratégies employées par les géants de l'agroalimentaire. Un «guide de discussion», diffusé en février 2017 par l'International Seed Federation, un des principaux groupements d'industriels des semences, montre les éléments de langage recommandés pour défendre ces nouveaux OGM. Par exemple, le texte appelle à utiliser des arguments comme : «D'ici 2050, il y aura 9,7 millions d'habitants sur la planète et pas assez de ressources pour les nourrir», ou encore «certaines méthodes peuvent continuer à changer, mais elles restent basées sur les mêmes principes qu'utilisent les agriculteurs et les botanistes depuis des milliers d'années». Tout en précisant dans une note : «Alors qu'il est bon de communiquer l'excitation [suscitées par ces innovations], attention à ne pas exagérer les promesses sur les bénéfices qu'elles peuvent apporter.»

«C’est une tragédie pour le secteur agricole»

Du côté des organisations environnementalistes, on se mobilise aussi. «Les enjeux sont énormes, avance Christian Berdot des Amis de la Terre, une des ONG à l'origine du recours devant le Conseil d'Etat. L'utilisation de la mutagenèse contrôlée doit être réglementée. Nous n'avons pas assez de recul sur les conséquences de ces nouvelles technologies. » L'organisation demande qu'un étiquetage soit établi sur tous les produits génétiquement modifiés, peu importe la technique utilisée.

Alison Van Eenennaam n'est pas du même avis. La chercheuse du département de Science animale à l'Université de Californie soutient une régulation minimum des produits génétiquement modifiés. «C'est une tragédie pour le secteur agricole, avance-t-elle. Les processus de régulation coûtent extrêmement cher et sont abordables uniquement pour les grandes entreprises. Il n'a jamais été prouvé qu'il existe un danger sanitaire avec ces produits.» Elle-même travaille, dans son laboratoire, au développement de vaches laitières sans cornes. «Grâce à un outil comme CRISPR, il suffit de modifier un allèle pour supprimer les cornes de l'animal qui va naître, décrit la chercheuse. On travaille aussi sur des bœufs qui n'engendreraient que des mâles dont la viande est meilleure.» Pour elle, le blocage sur les OGM n'est pas scientifique mais politique. «Les allèles que nous modifions sont déjà présents dans la nature, poursuit-elle. Les mutations génétiques sont la base de l'élevage depuis des décennies.» La chercheuse reconnaît que des effets hors cible, c'est-à-dire des mutations non contrôlées, peuvent tout de même se produire sans qu'on en mesure les conséquences.

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Malgré cela, la Cour de justice européenne pourrait bien lui donner raison. Le 18 janvier, l'avocat général de la Cour a publié un avis consultatif qui n'a pas ravi les organisations écologistes. Il estime que ces nouveaux OGM rentrent dans le cadre de la directive européenne de 2001, mais peuvent être soumis à une exemption de régulation inscrite dans cette même directive pour «des organismes obtenus par toutes les techniques de mutagenèse». «Il a botté en touche», tranche Christian Berdot. L'avocat général conclut que ce doit donc être aux Etats membres de légiférer sur la question.

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