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TRIBUNE

«Nouvel antisémitisme» : un manifeste «partiel et partial», par Michel Wieviorka

Le sociologue, qui juge le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme» partiel et partial, invite les intellectuels à transcender les clivages en ouvrant un débat plus large sur le refus du racisme et de l’antisémitisme.
par Michel Wieviorka
publié le 24 avril 2018 à 20h36

Il n’y aura d’action efficace face au racisme et à l’antisémitisme que si ceux qui sont susceptibles de participer à un tel combat se mobilisent de concert. Que si les clivages sont transcendés, plutôt que d’être exacerbés. Je n’ai pas été sollicité pour le «Manifeste contre le nouvel antisémitisme» (signé par plus de 250 personnalités et publié dimanche dans le Parisien), et je ne l’aurais pas signé tant il est partial et partiel.

Partial, car il réduit l’antisémitisme contemporain en France, pour l’essentiel, à l’islam, ou à un certain islam, et à l’appui que lui apporteraient diverses franges du gauchisme. Ce «nouvel antisémitisme», connu depuis un bon quart de siècle, a déjà été dénoncé d’abondance, et ce qu’il présente de neuf est qu’il est meurtrier depuis Mohammed Merah. Ce qui mérite d’être souligné, à condition de préciser que les meurtres antisémites ne sont pas tous islamistes et ne sont pas le fait de gauchistes. Le déséquilibre est grand, dans ce texte, entre sa charge anti-islamiste, vite antimusulmane, et ce qui y est dit au passage, sans s’y arrêter, des autres expressions de la haine des juifs.

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Partial, ce texte est donc aussi partiel. Il ignore ce qui se passe ailleurs qu’en France, à l’Est - en Pologne, en Hongrie, en Autriche par exemple -, où le renouveau du phénomène doit peu, ou rien, à une quelconque présence musulmane, et où prospèrent les bonnes vieilles catégories du nationalisme : la France serait-elle immune, protégée de ces tendances ? Evidemment pas : les préjugés les plus éculés relatifs aux juifs circulent bien au-delà de petits cercles et de réseaux d’extrême droite.

D'une part, la vie intellectuelle s'ouvre à des pensées et des auteurs antisémites sortis de ce qui n'aura été qu'un purgatoire. A quoi tient le besoin de faire connaître des écrits et des penseurs «polémiques», selon le mot des éditions Gallimard, à propos des écrits antisémites de Céline - Céline, mais aussi Maurras, Hitler, Rebatet, sans parler de Speer, édité par Fayard sans le moindre appareil critique ? Pourquoi replonger ainsi dans l'air vicié de l'entre-deux-guerres et du nazisme ? Le fiel, la haine implicite des juifs, ou tout au moins une ambivalence perverse, suintent dans bien des soutiens à ce type de projets ou initiatives sous prétexte de science, d'histoire ou de pédagogie.

D’autre part, et ce point présente quelque lien avec le précédent, le manifeste passe à côté de la culture contemporaine d’Internet et de l’interactivité, ouverte à la circulation immédiate et sans limite des idées et des opinions, et qui débouche sur les «fake news» et la post-vérité. La liberté d’expression, ici, se heurterait à un obstacle : les juifs, qui en seraient les ennemis. Ceux qui veulent partager la verve haineuse de Céline, rire avec Dieudonné, douter et soupçonner avec Soral, récuser Auschwitz avec Faurisson ne sont pas tous musulmans, loin s’en faut. De plus, l’ombre de la Shoah semble moins qu’avant interdire tout dérapage antisémite dans des milieux éduqués. A défaut d’une enquête systématique, on peut au moins signaler que les témoignages sont ici nombreux.

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Le manifeste a été contesté par des musulmans, qu’il vise injustement, et aussi par ceux qui y ont vu une arme de guerre, une construction où «républicanistes» purs et durs éventuellement de gauche et nationalistes aux yeux parfois rivés sur le FN voisinent avec des signataires d’ordinaire modérés qui, peut-être, n’ont pas lu ce texte attentivement. Il pourrait n’être dès lors qu’un brûlot mettant, une fois de plus, le feu au débat public, ce que favorise l’état de notre système politique, où le pouvoir occupe un immense espace au centre et à droite, ne laissant de place qu’à la radicalité en dehors de lui.

Et si cette publication offrait l’occasion de mettre en place des débats constructifs, sous la bannière partagée du refus du racisme et de l’antisémitisme, entre ceux qui se sont retrouvés dans cette prise de position, où tout n’est pas à rejeter, et d’autres, qui pensent autrement l’islam, la laïcité ou le rapport à Israël (non évoqué mais jamais très lointain) ? De véritablement réfléchir ensemble au lieu de s’invectiver ? De transcender certaines oppositions au profit du même engagement ? Je serais heureux, par exemple, d’ouvrir la voie, y compris avec des intellectuels que j’ai souvent critiqués, Alain Finkielkraut ou Elisabeth Badinter, par exemple. D’envisager un «grand pardon» en quelque sorte.

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