La si généreuse campagne de Marine Le Pen

Comment la candidate FN a-t-elle dépensé son argent ? Nous avons consulté ses comptes : petites largesses entre amis, masse salariale exorbitante… une campagne pas si loin du «système».

 Salaires généreux, prestataires douteux, frais de taxis, champagne… 873 576 € ont été retoqués des comptes de campagne de Marine Le Pen.
Salaires généreux, prestataires douteux, frais de taxis, champagne… 873 576 € ont été retoqués des comptes de campagne de Marine Le Pen. LP/Olivier Arandel

    Ses comptes ont été validés, mais sérieusement rectifiés. La commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) a retoqué un montant de 873 576 € à la candidate Marine Le Pen pour la présidentielle de 2017 : ce sera pour sa poche. La plus grosse rectification parmi tous les candidats en lice pour la magistrature suprême. La faute pour l'essentiel aux intérêts très - trop - élevés adossés aux prêts contractés auprès du FN et de Cotelec, le microparti de Jean-Marie Le Pen.

    Au-delà de cette sanction, l'examen des comptes que notre journal a pu consulter révèle des méthodes, certes légales, mais parfois déroutantes. Des frais de taxis qui frôlent les 79 000 €, une masse salariale pléthorique (2,4 millions d'euros de rémunérations versées pendant la campagne), des frais de champagne conséquents (5 000 €), un prestataire sulfureux…

    Et aussi des interrogations des experts de la commission. Comme l'utilité électorale d'un déplacement de la candidate au Tchad pour 128 950 €, avec affrètement de deux jets privés, un Falcon 900 et un Gulfstream. Ou encore sur des facturations apparaissant « particulièrement élevées et surévaluées au regard des prix constatés sur le marché pour des prestations similaires », comme le souligne la procédure.

    Le tract « L'heure du choix » a été imprimé à 4 millions d'exemplaires pour un coût de 154 680 € hors taxe. LP/Arnaud Journois

    Citant par exemple une facture de l'imprimeur Presses de France - dirigée par Axel Loustau, un ami de Marine Le Pen et ex du GUD (un syndicat étudiant d'extrême droite) - de 154 680 € hors taxe pour l'impression de 4 millions de tracts (« L'heure du choix »), dont le prix est estimé à 38 € les mille exemplaires et « semble excéder les prix moyens du marché de trois fois ».

    Plus pittoresque, cette dépense de 1 440 € pour créer 150 logos aussi ciblés que « les écaillers avec Marine », mais aussi les Berrichons, les agents des IED, les sourds, les gaullistes ou encore les runneurs et les taxis, tous avec Marine !

    Les comptes ont toutefois été validés au final par la commission, et la candidate a été remboursée à hauteur de 11 542 991 €. Reste que pour une candidate se voulant antisystème, il y a quelques largesses et de menus arrangements…

    Plus de 50 000 € pour la rose bleue

    « L'agence de communication qui l'a imaginé, c'est Marine Le Pen! », jurait en novembre 2016 Bruno Bilde, un proche de la candidate, au moment de la présentation du logo de campagne : une rose bleue, mais sans épines. A l'époque, Marine Le Pen se targuait effectivement d'avoir été inspirée par l'une de ses « amies collaboratrices », qui, quelques mois plus tôt, lui avait offert « un bouquet de roses éternelles bleu marine ». « Je m'étais dit alors que ça ferait un magnifique logo », narrait-elle devant la presse.

    Mai 2017. Le logo de campagne de Marine Le Pen, une rose bleue, aura coûté plus de 50 000 euros au parti. LP/Olivier Corsan

    La réalité est plus prosaïque. En juin 2016, le FN mandate une société de communication basée à Andelfingen, près de Zurich en Suisse, nommée Goal, et avec pour slogan « Wir wollen irhen erfolg « (« Nous voulons votre succès »). Plusieurs propositions de logos sont faites : dont la pivoine, qui représente l'honneur, le bien-être, mais aussi la pudeur… et la honte. « Il y a eu aussi la rose rouge, mais ça faisait trop socialiste. Alors l'agence s'est orientée vers le bleu », note un proche.

    Coût de cette étude : 50 000 € facturés sur les comptes de campagne… mais sans logo au final pour Marine Le Pen. La raison ? Une question de « propriété intellectuelle » qui « interdisait de détourner l'idée de la rose bleue fournie par cette société sans son consentement », explique son équipe dans les observations remises à la commission des comptes.

    Marine Le Pen sollicitera alors une graphiste indépendante au statut d'autoentrepreneur, Angela Tedesco, pour reprendre la création graphique de ce logo, ainsi que des prestations de conseil technique, artistique et graphique pour la réalisation de supports ou de visuels de campagne. Pour un coût bien inférieur à la première agence allemande, à savoir un montant forfaitaire de 2 480 € par mois entre juillet 2016 et mai 2017 pour Angela Tedesco.

    Des enquêtes à gogo

    « Les sondages ? Chez nous, on n'en fait jamais. On n'a pas les moyens de s'en offrir ». Voilà ce que répétait invariablement l'équipe Le Pen à propos de ces enquêtes dont sont friands les candidats. Sauf que… En épluchant les comptes de campagne de Marine Le Pen, on tombe sur plusieurs études menées par un cabinet spécialisé, Christophe Gervasi consultants, pour une somme totale de 189 814 €. Pas si loin des quelque 230 000 € dépensés en la matière par l'équipe Macron.

    Seule différence, Macron, Fillon, Hamon et les autres avaient, eux, accès à ces gros instituts tels Ifop, Ipsos, etc., qui se refusent à travailler avec le FN.

    Etude qualitative sur son image

    L'intérêt de ces enquêtes ? Dès septembre 2016, Marine Le Pen commande une étude qualitative sur son image, avec des zooms sur les catégories de population les plus intéressantes à mobiliser, par exemple les jeunes de 18/24 ans, élèves de l'enseignement technique ou apprentis, les retraités catholiques…

    Au fil des mois, l'accent sera mis sur les « leviers de mobilisation des abstentionnistes », enjeu crucial pour la candidate FN. Elle testera aussi l'impact de ses mesures phares : sortir de l'euro, rétablir les frontières, réduire l'immigration, remplacer la loi Taubira par un Pacs amélioré, réserver le logement social aux Français… Enfin, au terme d'une enquête juste après le 1er tour, ces ultimes recommandations sont faites à la candidate : « Faire oublier l'héritage du père » et « la sortie de l'Euro »…

    Près de 79 000 € de taxis

    Une campagne menée sur les chapeaux de roues… Le Front national n'a pas lésiné sur les frais de déplacements en voiture avec chauffeur ! Sur un an de campagne présidentielle, le parti de Marine Le Pen a, en effet, déboursé la modique somme de 78 903 €, réglés à une seule et même compagnie de taxi !

    Le tout, quasi uniquement pour des déplacements à l'intérieur de Paris. De Louis Aliot à Nicolas Bay en passant par Steeve Briois ou Wallerand de Saint-Just, tous ont abondamment profité du confort d'une célèbre compagnie… mais personne autant que le directeur stratégique de la campagne Florian Philippot.

    L'ancien directeur stratégique de la campagne de Marine Le Pen, Florian Philippot. LP/Philippe Lavieille

    Des sauts de puce parisiens quasi-quotidiens, avec un pic record à 194 courses en un seul mois (pour 5 767 €) ! « Il est clair que j'étais ultra-mobile (QG, médias, événements…) d'autant que je n'avais pas de bureau fixe au QG de campagne », se défend l'intéressé. La commission des comptes de campagne s'est interrogée sur le « caractère électoral » de ces abondantes factures.

    Les contraventions intégrées aux comptes de campagne

    « Bien que coûteuse, cette formule est plus économique que celle qui consisterait à louer une dizaine de véhicules et à embaucher autant de chauffeurs », rétorque le FN.

    Méticuleux, le FN a également pris le soin d'intégrer à ses comptes de campagne - comme certains autres candidats - ses contraventions ! De l'infraction… au stationnement gênant, le parti a cru bon de présenter à la commission les centaines d'euros d'amendes qu'il avait réglés au Trésor public, et d'en demander remboursement !

    Plus de 2,4 millions d'euros de salaires

    Marine Le Pen sait être généreuse avec ses collaborateurs ! A la lecture des comptes de campagne, ce sont des sommes mirobolantes qui ont été versées sous forme de salaires… remboursées en grande partie par l'Etat : plus de 2,4 millions d'euros, soit 20 % des dépenses globales de sa campagne. Loin, très loin devant les autres candidats.

    David Rachline, sénateur-maire de Fréjus (Var). LP/Olivier Corsan

    Certains mois, ce sont presque soixante fiches de paie qui ont ainsi été établies par les services de la candidate. Avec des montants de rétributions parfois surprenants. C'est le cas du directeur de campagne David Rachline, indemnisé à hauteur de 2 400 € nets mensuels, alors qu'il percevait en plus ses émoluments de sénateur-maire de Fréjus.

    «L'idée, c'était d'en salarier le plus possible, puisque c'était remboursé»

    Bruno Bilde, conseiller régional des Hauts-de-France, a perçu près de 3 400 €, un salaire légèrement inférieur à celui de son collègue à la région Sébastien Chenu (3 500 € pour celui qui s'occupait de la cellule Idées-Image de la candidate).

    D'autres ont été encore bien mieux lotis : comme Jean-Lin Lacapelle, responsable de la mobilisation militante, rémunéré 7950 €. La palme revenant à l'énarque et haut fonctionnaire Jean Messiha, payé 12 700 € nets !

    « Certains ont su très bien négocier… », ironise un cadre du FN. « Les salaires? Il n'y avait aucune transparence sur ce sujet, c'était du cas par cas. L'idée, c'était d'en salarier le plus possible, puisque c'était remboursé (NDLR, par l'Etat) », s'indigne un proche de Florian Philippot, l'ex numéro du Front, parti avec fracas en septembre dernier.

    Mais la candidate assume : « Elle a voulu s'entourer de personnes compétentes à ses yeux. Ces derniers ont manifesté des revendications salariales qui ont - ou pas - été acceptées », résume Jean-François Jalkh, délégué national FN aux affaires juridiques.

    Chatillon, l'ami toujours encombrant

    On est jamais mieux servi que par ses amis. C'est en tout cas la devise de Marine Le Pen qui s'est adjoint les services d'un prestataire bien connu du FN : la société de communication e-Politic, chargée de l'animation sur le web et les réseaux sociaux. Et ce pour un montant conséquent de 494 809 €.

    Derrière cette toute jeune entreprise, montée en 2014 par l'ancien numéro 2 du FNJ, Paul-Alexandre Martin, se cache l'ombre de… Frédéric Chatillon. L'ex du GUD (syndicat étudiant d'extrême droite) et intime de Marine Le Pen depuis près de trente ans. Ce dernier a beau s'en défendre - « je n'ai rien à voir avec e-Politic », nous confie-t-il avant de couper court à la conversation - il est pourtant l'associé de Paul-Alexandre Martin depuis juillet 2014. Un retour par la grande porte pour Chatillon, le prestataire historique du Front sous le règne de Marine Le Pen, au travers de son entreprise Riwal.

    Las, depuis l'enquête sur le financement du Front national durant la présidentielle et les législatives de 2012, il a été mis en examen pour « escroquerie » et la justice a interdit à Riwal de travailler pour le Front. « Nous n'avons plus le droit de nous adresser à Riwal, mais rien ne nous interdit de collaborer avec Frédéric Chatillon », précise un cadre du parti.

    Frédéric Chatillon est un prestataire historique du Front sous le règne de Marine Le Pen. MAXPPP/Thomas Padilla

    La commission des comptes a en tout cas regardé de très près les prestations fournies et s'est un temps inquiétée d'un système de « double facturation ». « Une convention prévoit une facturation forfaitaire (NDLR : entre le FN et e-Politic). Or, certaines prestations apparaissent dans certaines facturations séparées et semblent donc relever d'une double comptabilisation », s'interroge-t-elle.

    Les arguments développés par le FN - qui a mis en avant que les prestations étaient facturées à leur juste valeur - ont été retenus par les experts de la commission.

    Reste la personnalité sulfureuse de Chatillon. « Nous avons toujours recours à lui parce que c'est un excellent professionnel. C'est un ami, nous avons toute confiance en lui », balaie le trésorier du FN Wallerand de Saint-Just.

    Et aussi…

    Des travaux au QG. Pour trouver son siège de campagne, l'équipe de Marine Le Pen mandate le 6 octobre 2016 l'agence immobilière CBRE. Montant de la facture : 24 150 €. Le QG doit avoir une surface de 100 à 400m², et disponible « immédiatement », selon les souhaits de la candidate. 250m² sont dénichés au 262 rue du Faubourg-Saint-Honoré, la même voie que… l'Élysée. Mais le lieu, baptisé « l'Escale », aura besoin de travaux pour 47 220 €, dont près de la moitié pour repeindre les murs.

    Des fleurs pour un enterrement. Pendant l'entre-deux tours, la mère de Nicolas Dupont-Aignan, tout juste rallié à Marine Le Pen, décède. L'équipe Le Pen commande une gerbe de fleurs pour un montant de 150 €. A la commission qui pointait une « dépense non électorale », la candidate a répondu s'en « remettre à la sagesse des rapporteurs » pour le remboursement.

    Champagne à foison ! Pour le dernier meeting à Ennemain, dans la Somme, 240 bouteilles de champagne sont commandées à la société « Champagne Lanson ». Une facture de 5 155,20 €.

    Des pin's made in China. La mondialisation a aussi du bon ! Le 27 avril, Marine Le Pen est en meeting à Nice, 10 000 pin's ont été commandés. Mais ils ont été fabriqués en Chine. Résultat : l'équipe de campagne devra payer 606,96 € de droits de douane pour les récupérer.

    Des frais de traduction. Marine Le Pen a fait traduire plusieurs de ses discours en anglais et en allemand pour « toucher les électeurs français expatriés ». Une facture a fait tiquer la Commission qui n'y voit pas de « finalité électorale » : 3 653 € pour traduire en anglais le discours du meeting de Lyon et en allemand les 144 engagements de campagne. Réponse de Marine Le Pen : « il fallait tordre le cou » à l'idée selon laquelle elle défendait « une France repliée sur elle-même ».

    Droit de réponse de Marine Le Pen Mise en cause dans votre journal, édition nationale du 25 mai 2018, dans un article titré « La si généreuse campagne de Marine Le Pen je désire rectifier un certain nombre de vos affirmations.

    Vous écrivez que la Commission a refusé de reconnaitre aux intérêts des prêts obtenus pour ma campagne, le caractère de dépense électorale alors que ces prêts ont été contractés et utilisés exclusivement et spécifiquement pour l'élection ! Comme vous l'indiquez, il s'agit de la plus importante réformation décidée par la Commission (plusieurs centaines de milliers d'euros). Mais contrairement à ce que vous affirmez, cette réformation n'a pas été prononcée en raison du montant « trop élevé » des intérêts mais parce que la CNCCFP considère que les intérêts des prêts accordés par une entité autre qu'une banque, ne sont pas des dépenses électorales, quel que soit le taux (voir son mémento pour la présidentielle, édition 2016, version consolidée au 29 avril 2016, page 24). La différence de traitement, en matière d'intérêts, entre ceux qui ont eu accès aux prêts bancaires et ceux qui en ont été privés (comme moi-même), doit être soulignée. Cela a constitué un problème démocratique majeur lors de la présidentielle.