Là où nous habitons à Paris, il est courant que plusieurs familles se regroupent pour acheter un cadeau pour l’anniversaire d’un enfant. Lors des trois dernières fêtes auxquels mes enfants ont assisté, le cadeau était évident : un maillot de l’équipe de France de football. Aussi normal que cela puisse paraître dans tous les autres pays, c’est pour la France un changement remarquable : les Bleus redeviennent populaires auprès des Français.

Le phénomène va au-delà du football. En France comme dans nombre d’autres pays, l’équipe nationale de football est l’incarnation de la nation. Ces onze jeunes hommes en maillot de polyester bleu sont la France contemporaine avec toutes ses failles et ses défauts. Les Français ont été démoralisés par leur équipe comme par leur pays pendant des années, mais l’humeur est à l’amélioration pour les deux.

Les fantômes de 98

Toute équipe des Bleus est comparée non seulement à ses adversaires mais aussi à une équipe de fantômes : celle qui a battu le Brésil le 12 juillet 1998 en finale de la Coupe du monde. Cette victoire demeure le moment collectif le plus heureux que la France ait connu depuis la Libération en 1944, avec la différence qu’en 1998 tous les Français se trouvaient du même côté. Ce jour plane encore sur le présent.

Après 1998, les relations entre les Bleus et les Français ont dégénéré en un mauvais mariage, où chaque partie passe son temps à trahir l’autre. C’est peut-être en 2010 à Knysna, en Afrique du Sud, qu’on a touché le fond : l’équipe se met en grève en pleine Coupe du monde en raison d’un conflit avec le sélectionneur. Les images des “refuzniks” en train de bouder dans le bus de l’équipe (le bus de la honte”), le casque vissé sur les oreilles, hantent la mémoire collective.

Quand il est arrivé chez les Bleus en 2013, m’a raconté le milieu de terrain Paul Pogba, il trouvait le public français tellement froid qu’il avait parfois l’impression de jouer à l’extérieur. Cette année-là, 21 % des Français seulement avaient une opinion positive de l’équipe de France, selon un sondage BVA (la popularité des Bleus fait l’objet de sondages presque aussi fréquents que celle du gouvernement). Une équipe constituée en grande partie d’expatriés multimillionnaires non blancs avait toutes les chances d’exaspérer le grand public.

Finalement, c’est peut-être le 13 novembre 2015 qu’on a touché le fond : on apprend dans la journée que Karim Benzema, le meilleur attaquant des Bleus, a reconnu être impliqué dans une tentative de chantage, sur son coéquipier Mathieu Valbuena, reposant sur une “sextape”. Dans la soirée, des attentats terroristes font 130 morts à Paris. Même si ces deux événements n’ont rien de comparable, ils aggravent les craintes que suscitent les jeunes hommes issus de l’immigration musulmane.

Pendant les mauvaises périodes, la méfiance vis-à-vis des Bleus suit de près la méfiance vis-à-vis du pays. Les sondages font régulièrement apparaître la France comme la championne du monde du pessimisme. En 2015 par exemple, YouGov rapporte que 3 % des Français seulement pensent que le monde s’améliore. À partir de la fin de l’été 2016 cependant, le pessimisme national recule. L’économie croît et les attentats terroristes se raréfient et sont moins meurtriers.

“Et un, et deux, et trois-zéro”

Dans le même temps, voilà des années que les Bleus et leurs supporters suivent une espèce de thérapie de couple, le tout sous la supervision de Didier Deschamps, dit “DD”, qui en tant que capitaine de l’équipe de 1998, est considéré comme l’incarnation des valeurs patriotiques désintéressées. Les joueurs ont pour instruction de chanter La Marseillaise et rencontrent régulièrement les représentants des supporters pour travailler à leur relation.

Les supporters ont demandé que les joueurs viennent de temps en temps vers les tribunes pour les saluer, et les joueurs les ont convaincus de renoncer au slogan “Et un, et deux, et trois-zéro” (qui faisait référence au score de la finale de 1998) et de le remplacer par des chansons personnalisées pour les membres de l’équipe d’aujourd’hui. L’attaquant Olivier Giroud par exemple a droit à Hey Jude des Beatles. En signe d’humilité, l’équipe passera la Coupe du monde dans un hôtel quatre étoiles d’allure déprimante situé à l’extérieur de Moscou. Les Bleus peuvent désormais compter sur le soutien de 61 % des Français, selon un sondage réalisé récemment par Odoxa.

La relation demeure fragile. Elle a de nouveau reçu un coup quand le jeune milieu de terrain Adrien Rabiot, que Deschamps n’avait pas retenu pour le Mondial, a refusé de se tenir à disposition au cas où un joueur ferait défaut. Les Français sont tellement sensibles que cette querelle idiote est devenue “l’affaire Rabiot”. L’intéressé a rejoint Benzema et Franck Ribéry dans le camp des mauvais garçons écartés de l’équipe.

Et l’origine ethnique des Bleus continue à avoir de l’importance. D’après le sondage Odoxa, trois des joueurs les plus appréciés sont blancs alors que la majorité de l’équipe ne l’est pas. Les partisans du Rassemblement national (ex-Front national) demeurent anti-Bleus de façon disproportionnée.

Le pays blessé semble toutefois en voie de rétablissement. Une victoire en finale à Moscou, vingt ans à la semaine près après l’apogée de 1998, améliorerait les choses. Même s’il faudrait pour cela que les Bleus commencent par colmater les brèches de leur défense centrale.