Le mari de Khady a disparu en 2006 en essayant de rejoindre l'Europe depuis la Casamance, dans le sud du Sénégal. Elle garde toujours l'espoir de le revoir vivant.  Crédits : CICR / J. Cendon
Le mari de Khady a disparu en 2006 en essayant de rejoindre l'Europe depuis la Casamance, dans le sud du Sénégal. Elle garde toujours l'espoir de le revoir vivant. Crédits : CICR / J. Cendon

À l’occasion de la Journée internationale des personnes portées disparues qui avait lieu fin août, la Croix-Rouge alerte sur l’augmentation des départs de migrants depuis les côtes d’Afrique de l’Ouest vers l’Espagne. Beaucoup meurent en route. Les corps repêchés sont enterrés directement sur la plage sans avoir été identifiés.

Toute aussi dangereuse mais un peu tombée dans l’oubli, la route migratoire des côtes ouest-africaines vers les Canaries ou vers l’Espagne continentale semble de plus en plus empruntée par les migrants. Jointe par InfoMigrants, Lucile Marbeau de la Croix-Rouge confirme que les départs s’intensifient depuis deux ans dans cette zone qui constituait l’une des routes migratoires principales au milieu des années 2000.

Ainsi, le 18 août dernier, une pirogue avec 150 personnes à son bord, s’est échouée sur une plage du centre-ville de Dakar. D’autres naufrages ont été récemment rapportés, notamment près de Saint-Louis, dans le nord du Sénégal, ainsi qu’en Mauritanie.

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Il y a aussi ceux qui ne sont, hélas, pas secourus. "Beaucoup de corps de migrants échouent ici en raison de la barre", ces hauts fonds qui bordent la côte atlantique et rendent la navigation périlleuse, a expliqué à l’AFP Arona Mael Sow, député-maire de Ndiébène-Gandiol, un village de pêcheurs et d'agriculteurs situé à l'embouchure du fleuve Sénégal, près de Saint-Louis. "Alors, on appelle immédiatement la gendarmerie et les pompiers" pour tenter de les identifier.

Une tâche particulièrement ardue, poursuit l’élu, car "des corps retirés de l'eau sont souvent en état de putréfaction avancée". Selon lui, ils sont alors simplement "enterrés sur la plage", restant des victimes anonymes.

L’impossible deuil pour les familles de disparus

“Nombre de ces migrants ne seront jamais identifiés. C’est particulièrement éprouvant pour les familles de proches disparus qui vivent ce que l’on appelle une ‘perte ambiguë’ et qui peinent à faire leur deuil”, regrette Lucile Marbeau de la Croix-Rouge. L’organisme a lancé en 2013 le projet “Trace the Face” pour permettre de rechercher un proche disparu lors de son périple migratoire, mais aussi pour apporter un soutien moral et social aux familles. Depuis le lancement, 4800 personnes ont utilisé "Trace the Face" en publiant leur photo sur le site.

“On est là pour les soutenir psychologiquement mais aussi d’un point de vue administratif et juridique. Suis-je veuve ? Comment avoir un certificat de décès ? Les proches des disparus sont bien souvent dans l’attente, leur vie est presque gelée”, ajoute Lucile Marbeau.

Khady Dièye a fait partie de ceux-là. "En 2006, mon mari est parti à bord d'une pirogue pour l'Espagne. Depuis lors, je n'ai pas de nouvelles de lui", a confié à l’AFP cette habitante de Ndiégène-Gandiol, en montrant une photo d'elle et de son mari, 54 ans au moment de sa disparition. Sans nouvelles, cette Sénégalaise mère de quatre enfants s’est résignée à dire adieu à son mari : "On a récité le Coran et donné l'aumône cinq mois après", se souvient-elle. Mais toutes les familles ne parviennent pas à faire leur deuil. Certaines "gardent l'espoir que leurs parents sont toujours en vie", ajoute Khady Dièye qui dirige désormais l’association pour les familles de migrants disparus fondée avec l'aide du Comité international de la Croix- Rouge (CICR).

"Le problème principal, c’est le manque d’informations ‘ante mortem’"

"Avec les gens de Thiaroye", un village proche de Dakar, "nous discutons de ces disparus, de comment les identifier par les habits, les montres, le visage, les pièces d'identité", explique Khady Dièye. C’est d’ailleurs grâce aux "habits" et "gris-gris" qu'ils portaient que deux jeunes de Gandiol décédés en avril dernier ont pu être identifiés, raconte le maire de la localité. Dans le village voisin de Pilote-Bar, ce sont des "bracelets et des bagues" qui ont permis de reconnaître les corps, confirme Issa Wade, responsable d'une autre association d'entraide, interrogé par l’AFP.

La tâche se complique lorsque le drame se déroule à des centaines, voire des milliers de kilomètres. "Le problème principal, c’est [le manque] d’informations ‘ante mortem’. Sans savoir qui [la victime] était, si elle faisait 1,80 m, comment elle était habillée ou si elle portait une bague ou un bracelet, sans avoir ces informations venant des familles proches, c'est impossible [de l’identifier]", explique José Baraybar du service de médecine légale du CICR à Paris.

Le casse-tête de l’identification en Europe

L'identification est aussi un véritable casse-tête en Europe, notamment pour les légistes en Espagne, en Italie ou en Grèce, où la Croix-Rouge a créé une équipe spéciale pour former tous les intervenants chargés de s’occuper des corps repêchés en mer Méditerranée. Garde-côtes, médecins légistes, procureurs, municipalités, cadastre : chaque maillon de la chaîne à un rôle à jouer pour qu’un maximum d’informations soient conservées, dans l’espoir que le migrant puisse être identifié et sa famille contactée.

La Croix-Rouge incite les familles de disparus à transmettre un maximum d’informations sur leur proche, vêtements, bijoux, signes distinctifs, une vieille fracture, un tatouage etc. “On ne veut pas donner de faux espoirs et on sait que nous contacter peut raviver des blessures, mais un corps repêché ne dit rien. Seule sa famille peut permettre de l’identifier”. Dans de rares cas, des familles retrouvent un proche encore en vie. Cent-quatorze familles ont ainsi été réunies depuis la création de “Trace the Face”.

Si vous souhaitez bénéficier du service “Trace the Face” de la Croix-Rouge, vous pouvez :

Entre le 1er janvier et le 26 août 2018, le nombre de décès en mer Méditerranée se chiffre à 1549, indique l’Organisation internationale pour les migrations. Avec 42 % de toutes les arrivées cette année, l’Espagne continue de recevoir deux fois plus de migrants par la mer que la Grèce et six fois plus que l’Italie au mois d’août.

 

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