Les projets les plus fous de Sophie Calle

Ses œuvres, jouant sur l'exhibitionnisme et le voyeurisme, n’ont jamais été aussi contemporaines qu’à l’ère d’Instagram. Exploratrice de l’intime, reine du récit romanesque, Sophie Calle est devenue en près de 40 ans une grande figure de l’art contemporain. Alors qu’elle expose jusqu’au 22 décembre à la galerie Perrotin, retour en six projets-clé sur l’itinéraire d’une artiste inclassable.
Les projets les plus fous de Sophie Calle
Essdras M Suarez/The Boston Globe via Getty Images

Ouvrir son lit aux autres dans « Les Dormeurs » (1979)

Éleveuse de chèvres en Ardèche ou strip-teaseuse à Pigalle : Sophie Calle a mené déjà mille vies lorsqu’elle se réinvente en « artiste narrative ». Son premier projet ? Inviter, pendant une semaine, 28 personnes à venir dormir chez elles. « Seule nécessité, l'occupation du lit. Vide, il m'inquiète », écrit-elle. L’idée est donc que celui-ci soit occupé 24 heures sur 24, par tranche de 8h, par des inconnus qu’elle photographie en plein sommeil et soumet à un questionnaire sur leurs habitudes. S’y succèdent Fabrice Luchini, l’artiste Roland Topor, mais aussi journalistes, comédiens, baby-sitters ou apprentis-boulangers, certain persuadés de participer à une expérience lubrique. Tous se confient à leur hôte, venant alors épaissir un recueil de photographies et de témoignages, d’abord exposé en galerie avant d’être publié dans un ouvrage.

Suivre un homme à la trace dans « Suite Vénitienne » (1980)

Pendant des mois, Sophie Calle a pris en filature des passants dans les rues de Paris « pour le simple plaisir de les suivre », et non par intérêt particulier. « Je les ai photographiés sans qu’ils le sachent, pris note de leurs mouvements, avant de perdre leur trace et de les oublier », explique-t-elle. Seule exception à cette amnésie : un inconnu prénommé Henri B. pour lequel elle se prend de fascination, avant – hasard de la vie – qu’on ne le lui présente à un vernissage. Apprenant que l’homme s’apprête à partir à Venise, elle décide de le suivre, d’y retrouver sa trace en appelant tous les hôtels de la ville et de l’immortaliser dans des clichés volés. Jeu sur le mode du travestissement et de la passion amoureuse qui pastiche le roman policier, autant qu’il révèle l’instinct de prédateur de son auteure.

Se faire employer comme femme de chambre dans « L’Hôtel » (1981)

Prenant encore Venise comme terrain de jeu, Sophie Calle se fait embaucher pour un remplacement de trois semaines dans un hôtel. Parée du costume de femme de chambre, l’appareil photo caché dans un sceau, elle immortalise les effets personnels des voyageurs. Carnet de voyage, cartes postales indéchiffrables et nuisette étalée sur le lit, comme autant « de détails de vies qui (lui) restent étrangères ». Pour créer un simulacre de contact, l’artiste s’autorise même à utiliser le maquillage d’une cliente ou à finir le croissant entamé d’un autre. À Avignon, en 2013, c'est à son tour d'ouvrir les portes de sa chambre d'hôtel : elle invite des étrangers à s'allonger dans son lit et à lui raconter une histoire pour qu'elle s'endorme.

S'immiscer dans la vie d'un inconnu avec « L’homme au carnet » (1983)

En juin 1983, Sophie Calle trouve un carnet d’adresses dans la rue des Martyrs à Paris. Au lieu de le renvoyer immédiatement à son propriétaire – un scénariste prénommé Pierre D. dont les coordonnées y sont notées –, elle saute sur l’opportunité d’en faire un nouvel objet d’étude. Elle en photocopie les pages et appelle tous les contacts du répertoire pour les interroger. D’août à septembre, cette enquête feuilletonnante, composée d’un entretien et de clichés en noir et blanc, est publiée chaque semaine dans Libération. De son aura de personnage Shakespearien à sa blague préférée, ces interviews permettent de dresser un profil de l’inconnu, et le propulse à son insu sur le devant de la scène. Furieux, l’intéressé finit par écrire au quotidien et, en guise de droit de réponse, fait publier une photo de Sophie Calle nue, prise dans sa jeunesse. Après l’avoir menacée de poursuites pour atteinte à la vie privée, il arrive à un accord : Sophie Calle a l'interdiction de republier son travail avant qu'il ne meure. Dans un entretien avec Bice Curiger, directrice du magazine d’art Parkett, elle reconnaîtra être allée trop loin : « Je suis complètement tombée amoureuse de cet homme. J’ai changé toute ma vie pour lui (…) Je suis allée vivre dans son voisinage, n’ai fréquenté que ses amis, suis allée manger au même endroit que lui. »

Explorer le deuil amoureux dans « Douleur exquise » (1984)

« En 1984, le ministère des Affaires étrangères m’a accordé une bourse d’études de trois mois au Japon. Je suis partie le 25 octobre 1984 sans savoir que cette date marquait le début d’un compte à rebours de 92 jours qui allait aboutir à une rupture, banale, mais que j’ai vécue alors comme le moment le plus douloureux de ma vie ». Une épreuve qui donne l’envie à Sophie Calle d’explorer le deuil amoureux et la perte, dans un ouvrage en forme de diptyque. « Avant la douleur » raconte, sous la forme d’un récit de voyage rétrospectif, les jours précédant la séparation, tandis qu’« Après la douleur » délaisse cette forme au profit d’une multiplicité de récits intimes. Une deuxième partie dans laquelle elle interroge 33 individus sur le jour où ils ont le plus souffert, comme pour mieux exorciser sa propre peine. L’ensemble de l’œuvre sera exposé en 2003 au Centre Georges Pompidou, dans le cadre de l’exposition « M’as-tu vue ? ».

Faire disséquer une lettre de rupture dans « Prenez soin de vous » (2007)

« J’ai reçu un mail de rupture. Je n’ai pas su répondre. C’était comme s’il ne m’était pas destiné. Il se terminait par les mots : Prenez soin de vous » Pour prendre le temps de rompre, Sophie Calle demande à 107 femmes, « choisies pour leur métier, leur talent, d’interpréter la lettre sous un angle professionnelle ». De Jeanne Moreau à l’anthropologue Françoise Héritier, chacune d’entre elles analyse la missive avec un regard personnel, en reprenant les codes de leur milieu. « Non je ne vois pas de raison de vous prescrire des antidépresseurs. Vous êtes simplement triste », écrit la sexologue Catherine Solano sur une ordonnance. D’autres transforment la fameuse lettre en scénario, poésie, numéro de danse, créant un décalage cocasse avec le matériel d’origine, le vidant de sa substance à force de répétition. L’ensemble a été présenté en 2007 à la Biennale de Venise, où Sophie Calle représentait la France.

« Promotion canapé » et « Souris Calle », jusqu'au 22 décembre à la Galerie Perrotin (76 rue de Turenne, 75003 Paris)