La ministre se contemple une dernière fois devant la glace, enlève sa veste, sourit devant la photographe. Sa fille la regarde se donner du mal d'un air amusé, légèrement narquois. Elle la prend par la taille : « Allez, maman, ça va, tu es très belle comme ça ! » À les observer plaisanter ensemble pour la séance photo, à voir le sourire espiègle de Julia, on croirait presque que la mère est l'enfant de sa fille.

C'est vrai, dans un sens : depuis la naissance de Julia, il y a vingt-deux ans, Sophie Cluzel a totalement changé de vie pour se mettre au service de cette enfant, petite dernière d'une fratrie de quatre, et atteinte de trisomie. L'ancienne businesswoman, diplômée de Sup de Co Marseille, avait ouvert un chantier naval en Floride pour l'entreprise de son père, travaillé pour le linge de maison Descamps, et a tout arrêté ce jour de décembre 1995. « La vie se passait normalement, raconte-t-elle en souriant. Travail, trois enfants, et boum : un quatrième, trisomique. Avec mon mari, on s'est dit : 'Bon, qu'est-ce qu'on fait ?' » Elle a démissionné et s'est occupée de l'éducation de Julia avec un soin particulier. Plus exactement de sa « stimulation », comme elle dit, essentielle pour rendre aussi normale que possible la vie d'une personne en situation de handicap.

Pour Julia et au-delà d'elle, elle a fait de la trisomie et du handicap le grand engagement de son existence. Elle n'a cessé de fonder des associations pour que les parents s'aident mutuellement et de militer pour la reconnaissance publique de ces personnes « différentes ». Emmanuel Macron a repéré cette militante au sourire charismatique. À 57 ans, Sylvie Cluzel est secrétaire d'Ètat chargée des Personnes handicapées. Pas une ministre comme les autres : son ADN, celle qui anime son action personnelle et politique depuis vingt-deux ans, c'est Julia. Pour la première fois, elle se confie.

ELLE. Je suis gênée de vous l'avouer : quand j'étais enceinte (il y a dix-sept ans), ma terreur était d'avoir un enfant handicapé. Je ne crois pas être la seule. Cela vous choque ?

Sophie Cluzel. Je peux comprendre votre question, même si cette crainte ne m'a pas effleurée une seule fois. Je suis issue d'une famille nombreuse, j'avais eu trois enfants avant Julia, très facilement et à peu d'intervalles. J'avais fait les suivis échographiques, comme tout le monde à l'époque. Personne n'a rien vu, rien détecté. Jamais je ne me suis dit que je pourrais avoir un pépin. Quand j'ai découvert à la naissance que j'avais un enfant trisomique, je n'avais aucune idée concrète de ce que c'était, sinon que c'était une personne « pas éducable » : c'est ainsi que l'on se représentait la trisomie il y a vingt-deux ans - à tort.

ELLE. Pardonnez-moi une autre question déplaisante : qu'auriez-vous fait si la trisomie avait été détectée avant la naissance ?

Sophie Cluzel. Je n'en sais rien. Je ne peux pas vous répondre, puisque ma fille fait partie de ma vie. J'étais en colère contre les échographistes et les radiologues. Vous êtes une femme de la fin du XX e siècle, vous subissez toutes sortes d'examens médicaux pour suivre l'évolution de votre bébé, vérifier la taille du tibia, l'épaisseur de la nuque, les signes cardiaques, viscéraux, intestinaux, et on passe à côté de quelque chose d'important. Je suis allée les voir ensuite avec mes radios et mes échographies pour comprendre ce qui avait failli dans la surveillance. Ils n'en menaient pas large. Il semble que ce n'était pas visible. Ça m'a fait du bien.

ELLE. Comment l'avez-vous appris ?

Sophie Cluzel. Mon mari était parti annoncer à la famille que c'était une fille. Je ne voyais rien d'anormal. Elle avait une jaunisse, comme souvent les bébés. Je suis restée avec le pédiatre et je ne comprenais pas pourquoi il mettait tant de temps à l'examiner. Il prenait des heures à lui explorer les mains. Un des signes de la trisomie - je l'ignorais alors et en plus Julia ne l'avait pas -, c'est le pli palmaire unique (une seule ligne de la main). Je lui ai dit : « Vous lisez dans sa ligne de vie ? » Je blaguais. L'angoisse montait. C'était mon quatrième enfant, je voyais bien que cette durée d'examen n'était pas normale. Ces heures ont été les plus longues de ma vie. Je le harcelais : « Qu'est-ce qu'a mon bébé ? » Il était empêtré dans son diagnostic, il n'était pas capable de me l'annoncer. Tout d'un coup, il a lâché : « Ècoutez, je suppute une trisomie. » J'ai été soulagée, tellement je pensais que ma fille allait mourir. Je lui ai dit : « Ah, ce n'est que ça ! » Puis au bout de cinq minutes, le mot monte au cerveau : « trisomie », ça veut dire quoi ?

ELLE. Cette gêne du médecin, n'est-ce pas là le premier signe qui indique que la société n'accepte pas le handicap ?

Sophie Cluzel. C'était nul. Je le lui ai dit après coup : « Vous êtes nul. Vous n'êtes pas capable de me parler franchement ? » Qu'il soit si embarrassé pour me dire les choses était terriblement angoissant pour moi et pas du tout courageux de sa part. Je l'ai engueulé. Ma saine colère n'a pas été inutile : il a fait une formation spéciale ensuite. J'ai compris ce jour-là qu'il y avait beaucoup de progrès à faire sur l'annonce. Vous êtes face à un toubib entortillé, les deux pieds en dedans, qui vous fait mijoter pendant une demi-heure avec une supputation de quelque chose parce qu'il est incapable de prononcer un mot... J'ai travaillé sur l'annonce du handicap et sur l'accompagnement des parents pendant les premières heures. Il en va de votre ressort pour élever un enfant handicapé.

"Au début, les amis sont tristes pour vous. Ils éclatent en sanglots dans vos bras... Vous n'avez pas besoin de ça."

ELLE. Et le regard des autres ? De l'entourage ? Est-ce encore une épreuve ?

Sophie Cluzel. Dans certaines familles, il y a un rejet complet de la naissance d'un enfant handicapé car il est vécu comme une honte. Pour nous, au contraire, l'arrivée de Julia a été bénéfique, aussi bien dans mon couple qu'avec les enfants. Julia a conquis les cœurs avec son premier sourire. Mais, au début, les amis sont tristes pour vous. Ils éclatent en sanglots dans vos bras... vous n'avez pas besoin de ça. Il faut la force de se dire : « Mon enfant est différent. » Vous avez le blues. Vous vous interrogez : « Est-ce que je vais arriver à le stimuler ? » Vous allez tout lire sur Internet. Les angoisses des parents sont légitimement plus fortes avec un bébé handicapé. Il a besoin de nous plus que les autres. Par exemple, un enfant trisomique dort beaucoup. On s'inquiète qu'il ne se réveille pas pour manger. C'est là qu'on a besoin d'échanger en permanence avec ceux qui vivent une situation similaire. La solidarité des associations, des autres parents et de ma famille a été cruciale. Je conseille à tous ces parents de ne pas rester seuls et de rejoindre une association.

ELLE. Qu'est-ce qui est le plus difficile dans l'éducation d'un enfant trisomique ?

Sophie Cluzel. Julia m'a dit un soir : « J'en ai marre des regards bizarres des gens dans le métro. » Je lui ai répondu : « Ils sont bizarres parce qu'ils ne sont pas habitués à voir des jeunes trisomiques aussi autonomes que toi, avec un portable et un sac à dos. » La trisomie est avant tout une déficience intellectuelle, doublée d'une reconnaissance au faciès. D'un côté, c'est plus facile qu'une déficience intellectuelle lambda : la trisomie se voit immédiatement. Un enseignant va se sentir plus à l'aise avec une personne trisomique qu'avec quelqu'un dont la déficience intellectuelle est invisible. D'un autre côté, les gens s'arrêtent aux caractéristiques physiques et ne comprennent pas quelle personne il y a derrière.

ELLE. Julia me semble particulièrement espiègle. Que doit-elle à votre éducation ?

Sophie Cluzel. Je me souviens de ma première consultation avec un professeur spécialiste de la trisomie. Il m'a dit : « On veut que Julia soit une petite Cluzel avant d'être trisomique. » L'éducation et la stimulation allègent énormément le handicap initial : un enfant se fera accepter d'autant plus qu'il est bien élevé et attentif aux autres. J'ai veillé à ce que Julia ait une éducation en milieu ordinaire - crèche, école, collège -, car c'est le passeport pour être accepté dans la vie quotidienne. Deux jeunes trisomiques aux performances intellectuelles identiques et n'ayant pas été élevés pareil n'ont rien à voir, et heureusement. Julia a l'éducation Cluzel, elle a le relationnel, l'empathie, l'humour Cluzel - celui de son père ! Elle est embarquée par les personnalités de ses frères et soeur, très proches en âge et qui s'occupent beaucoup d'elle. C'est notre chance, sa stimulation quotidienne.

ELLE. Souffre-t-elle de sa différence ?

Sophie Cluzel. Globalement non. Elle a des moments de blues, comme tout le monde. Parfois elle dit : « J'en ai marre, j'y arriverai jamais. » Mais elle est bien dans sa peau et elle a une bonne image d'elle, tout en étant consciente de ses difficultés. Cela fait partie du travail d'accompagnement : leur faire accepter d'être aidés.

"J'ai veillé à ce que Julia ait une éducation en milieu ordinaire, car c'est le passeport pour être accepté."

ELLE. Quelles sont les limites de son autonomie ?

Sophie Cluzel. Elle travaille. Quand elle était au lycée professionnel, il y a quatre ans, elle a fait un stage à l'Èlysée (sous François Hollande), au service de l'argenterie et des couverts. Elle y est toujours, deux jours par semaine, et le reste du temps elle travaille dans un café qui a la particularité d'employer plusieurs serveurs handicapés. Depuis que je suis ministre, j'ai moins de temps pour elle et elle a gagné en autonomie. Mais elle n'a pas envie d'habiter seule et on réfléchit à une colocation avec d'autres personnes handicapées. Les problématiques majeures pour elle restent l'alimentation - elle n'arrive pas à se réguler -, la gestion de ses propres finances et la fatigabilité constante liée à la trisomie - qui complique les activités professionnelles et sportives.

ELLE. Quand croisez-vous la route d' Emmanuel Macron pour la première fois ?

Sophie Cluzel. Pendant la campagne, j'ai fait le tour des candidats en tant que présidente d'associations et j'ai rencontré le candidat Macron et son épouse en avril 2017. Brigitte Macron était sensible au sujet en tant qu'enseignante, lui avait une vision naturelle de la diversité de notre société, à mille lieues de toutes les mandatures précédentes. Pour lui, c'était une évidence de rattacher le secrétariat d'Ètat aux Personnes handicapées au Premier ministre, et non au ministère de la Santé comme c'était l'usage. Personne n'avait pensé avant lui à sortir le handicap d'une vision médicale et de l'envisager comme une collégialité complète de responsabilités au sein du gouvernement. Il a fait du handicap la priorité du quinquennat et j'ai participé à approfondir le sujet.

ELLE. Un ministre est confronté à la réalité politique et aux compromis. Pour une militante associative, c'est forcément frustrant. N'avez-vous pas envie de démissionner, vous aussi ?

Sophie Cluzel. Ça ne va jamais assez vite ! Mais on avance bien. Le rattachement au Premier ministre est un levier magnifique car chaque ministère s'empare de la question. Il n'y aura donc jamais de « loi handicap Cluzel », mais plein de pastilles « handicap » dans chaque domaine. Il y a plus de 10 millions de personnes handicapées en France et 1 Français sur 5 est touché par le handicap. Ces personnes seront spécifiquement prises en considération dans le budget 2019, le plan pauvreté, le plan santé, l'emploi, l'éducation, les lycées français à l'étranger... Au lieu de stigmatiser le handicap avec une politique à part, comme avant, on irrigue tous les ministères des spécificités du handicap : c'est un changement total de méthodologie. À partir de janvier prochain et du nouveau budget, on renverse les choses et on change la donne : les personnes handicapées ne seront plus des objets de soin, mais des sujets de droit.

Sophie Cluzel

© Aglaé Bory

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 19 octobre 2018. Abonnez-vous ici.