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Décryptage

Une marche dans les pas de #MeToo

Dans la continuité de #Balancetonporc et autres, le mouvement #NousToutes appelle à descendre dans la rue samedi, à Paris et dans plusieurs villes de France, pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles, l’impunité de leurs auteurs et le manque de formation dédiée à ces cas au sein de la police.
par Catherine Mallaval et Anaïs Moran
publié le 22 novembre 2018 à 19h56

Après la colère, la mobilisation contre l'impunité des agresseurs ? Après un flot de dénonciations publiques d'actrices violentées, de témoignages de femmes violées, agressées, harcelées, insultées dans le monde entier, après une vague de hashtags, #MeToo aux Etats-Unis, #Balancetonporc et #MoiAussi en France, #Anchelo en Italie, #Yotambién en Espagne, une nouvelle pousse promet une… «déferlante». Ce sont les #NousToutes, mouvement citoyen initié par des militantes féministes, avec Caroline de Haas en meneuse, personnalité aussi clivante qu'entêtée, cofondatrice de l'association Osez le féminisme, qui appellent à plus qu'une simple manif ou un rassemblement. Un raz-de-marée de femmes (et d'hommes) prêtes à marcher (à Paris et dans plus d'une quarantaine de villes de France) pour dire «stop aux violences sexistes et sexuelles» ce samedi (1), à la veille de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.

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Jeudi, l'appel à cette opération avait rassemblé plus de 150 000 signataires. Le signe d'un rebond du «pas-se-laisser-faire» quand il s'en trouve pour ranger (déjà) le grand #MeToo et ses sœurs au rayon des antiquités qui ont fait leur temps ? Une «suite», plutôt, annonce Caroline de Haas, mais pas en forme de «après les paroles, des actes» : «Car prendre la parole est en soi un acte courageux. Mais dans cette étape d'après, nous voulons encore davantage faire prendre conscience de l'ampleur des violences et obtenir des pouvoirs publics qu'ils sortent le carnet de chèques.» Il faut des moyens pour former les policiers, les magistrats, les profs, éduquer la société, soutenir les femmes violées… Et ce ne sont pas les deux gros rapports du Haut Conseil à l'égalité (accompagnés d'un colloque qui s'est tenu jeudi) qui diront le contraire. Leurs titres constituent à eux seuls un programme : «Où est l'argent contre les violences faites aux femmes ?» demande l'un, quand l'autre s'intitule «Evaluation intermédiaire du 5e plan interministériel (2017-2019) et de la politique contre les violences faites aux femmes», avec en sous-titre… «Poursuivre les efforts pour mieux protéger les femmes victimes et en finir avec l'impunité des agresseurs.» Ça chauffe ? Y a le feu ? Il y a de ça.

#NousToutes va-t-il marcher ?

Des mois déjà que la mécanique s’est enclenchée. Et force est de constater que ce mouvement joue depuis l’été à la petite bête qui monte. Le 3 juillet : elles sont quelque 200 féministes, membres d’association (le Collectif national pour les droits des femmes, le Groupe F, le Planning familial, Osez le féminisme…) ou simples curieuses réunies à la Bourse du travail pour commencer à plancher. Revoyure le 20 septembre, toujours à la Bourse du travail. Cette fois, 1 000 personnes se sont portées volontaires pour organiser le mouvement. Et les coordonnées de 5 000 «marcheuses antiviolences» sont récupérées.

Au sein de #NousToutes, un comité regroupe des associations, des politiques, des syndicats et veille à l'organisation de la manif. Quatre-vingts femmes ont accepté de donner une demi-journée par semaine de leur temps à #NousToutes. «Pour plus de la moitié d'entre elles, c'est leur premier engagement. Elles sont de tous âges. C'est hétérogène. Nous avons des retraitées qui distribuent des flyers», s'enthousiasme Caroline de Haas. Bien. Mais le mouvement a-t-il de quoi faire trembler la République, qui l'an passé à la même date, par la voix de son plus éminent représentant, le président Macron, annonçait avec solennité et emphase que la guerre aux violences était déclarée, décrétant l'égalité femmes-hommes «grande cause du quinquennat» ?

Une tribune (publiée par France Inter) a recueilli les signatures de 250 personnalités issues du monde de la musique, du cinéma, de la littérature - comprendre du beau linge (Fanny Cottençon, Marie Darrieussecq, Rokhaya Diallo, Annie Ernaux, David Foenkinos, Karin Viard, Arthur H…). Plusieurs politiques ont aussi apporté leur soutien : Benoît Hamon, Yannick Jadot, Clémentine Autain, Laurence Rossignol (lire page 23), Olivier Faure… Une quinzaine de responsables syndicaux, dont Laurent Berger (CFDT) et Philippe Martinez (CGT), dans une tribune publiée dans le Monde, ont également appelé à participer «pour dire stop aux violences sexistes et sexuelles que subissent les femmes au travail», un «angle mort» dans la société. De quoi faire buzzer. Et porter certaines demandes. Comme - entre autres - «créer un brevet de non-violence, sur le modèle de l'attestation générale de sécurité routière que l'on passe en 5e et 3e. Et regardez combien d'enfants font remarquer à leurs parents qu'ils dépassent parfois la vitesse autorisée en voiture. Les enfants ont une puissance d'éducation hallucinante», assure De Haas. Toutes les féministes seront-elles là ? Certaines - une cinquantaine d'associations, telle celle des féministes musulmanes de Lallab, le collectif Afro-Fem, etc. - iront mais «à côté», unies sous le hashtag #NousAussi.

Les violences sont-elles si élevées ?

Des chiffres, toujours plus de chiffres qui s'accumulent… mais ô combien nécessaires pour mesurer l'ampleur des maux. Il y a une semaine, l'Institut français d'opinion publique (Ifop) a dévoilé sa dernière enquête intitulée «les Femmes face aux violences sexuelles et le harcèlement dans la rue». Bilan : 86 % des Françaises ont été victimes d'au moins une forme d'atteinte ou d'agression sexuelle dans la rue au cours de leur vie. Et la déclinaison des statistiques résonne comme autant de combats à mener dans l'espace public : 39 % des femmes interrogées affirment avoir déjà fait l'objet de remarques, de moqueries ou d'insultes sexistes, 38 % d'entre elles auraient déjà fait l'objet de gestes grossiers à connotation sexuelle, 48 % auraient déjà été abordées avec insistance, 31 % auraient fait l'objet de caresses ou d'attouchements à caractère sexuel malgré l'absence de consentement. Plus sombre encore, en janvier 2018, le ministère de l'Intérieur faisait état de 184 000 femmes victimes chaque année de «violences sexuelles» (subies dans la sphère privée et publique). L'enquête Virage, orchestrée en 2017 par l'Institut national d'études démographiques (Ined), évoquait pour sa part le chiffre de 580 000 victimes «d'une forme de violence sexuelle au cours des douze derniers mois». Concernant les viols et tentatives de viols, le secrétariat d'Etat à l'Egalité entre les femmes et les hommes estime son nombre de victimes à 84 000 femmes tous les  ans. Dans 90 % des cas, la victime connaît son agresseur. Une fois sur deux, c'est le conjoint ou l'ex-conjoint qui est l'auteur des faits. Sans oublier que les violences conjugales peuvent entraîner la mort : en 2016, 123 femmes ont été tuées par leur conjoint, ex-conjoint ou amant.

Faut-il mettre davantage au pot ?

Où est l'argent contre les violences faites aux femmes ?, demande donc le Haut Conseil à l'égalité (HCE) dans son dernier rapport, qui s'est attelé à calculer le budget public qui serait nécessaire pour permettre aux victimes de violences conjugales (le grand fléau) pour s'en sortir. Bilan : il faudrait a minima mettre sur la table 506 millions d'euros. On en est loin, selon les évaluations du HCE : «En dépit de données partielles, le budget investi aujourd'hui dans les dispositifs qui jalonnent le parcours de sortie des femmes est estimé à environ 79 millions d'euros par an.»

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Pourtant, multiplier par six l’enveloppe «violences conjugales» permettrait aux femmes un réel accès à leurs droits. En bénéficiant notamment - et c’est crucial - d’un hébergement spécialisé et en renforçant le budget des associations dédiées qui sont «en perpétuelle recherche de financement».

Globalement, selon le HCE, «la France ne répond pas encore de manière satisfaisante à la gravité que représentent les violences faites aux femmes». Sévère ? Certes, des efforts ont été faits. Ainsi, le numéro d'écoute national destiné aux femmes victimes de violences, le 3919, qui a sonné encore plus que d'ordinaire dans la foulée de #MeToo (+ 15 % d'appels entrants au premier semestre), s'est vu octroyer une rallonge de 120 000 euros (sa subvention annuelle est de 1,3 million d'euros) mais «face au phénomène massif des violences, il faut que ces fonds soit pérennisés», plaide Françoise Brié, directrice générale de la Fédération nationale solidarité femmes (qui gère le 3919). On croise les doigts, sans oublier de rappeler que le budget stricto sensu du secrétariat à l'Egalité entre les femmes et les hommes (d'autres ministères mettent la main au porte-monnaie) sera en 2019 de 30 millions d'euros sur un budget total de 329,6 milliards d'euros. Soit : 0,000092 %… Une goutte d'eau qui, en sus, n'est pas uniquement destinée à la lutte contre les violences.

Le règne de l’impunité ?

Le nombre de condamnations pour violences sexuelles est en chute depuis dix ans. D’après le ministère de la Justice, celles-ci ont baissé de 25 % entre 2006 et 2017 (alors même que les plaintes n’ont fait qu’augmenter) et cette tendance affolante s’accroît, tout comme la gravité des violences : moins 22 % dans les cas de condamnations pour agression sexuelle, moins 24 % de condamnations pour atteinte sexuelle sur mineures, moins 39 % pour les condamnations pour viol.

En 2016, 70 % des plaintes pour violences sexuelles ont été classées sans suite. «C'est comme si les violences sexuelles avaient été banalisées, s'insurge la juriste Julie Dénès, également auteure du livre sur les violences conjugales Une poule sur un mur. Je ne sais pas si on est face à un ras-le-bol généralisé ou un déni total, mais le système judiciaire français participe au parcours traumatisant des victimes pour se reconstruire. Les plus jeunes en ressortent les plus meurtries.» Dernier épisode en date : le 17 novembre dans l'Aveyron, un homme de 17 ans jugé pour viol sur une jeune fille de 13 ans a été acquitté. «Les jurés ont déclaré la mineure consentante et ont décidé par conséquence que les faits ne relevaient pas d'un viol comme le définit la loi», raconte Julie Dénès. Une «aberration» selon elle, qui «n'aurait pas pu se produire» si la toute récente loi Schiappa avait intégré «la présomption de non-consentement» , comme initialement prévu par le gouvernement : un «âge minimal» qui aurait permis au mineur de moins de 15 ans de plus avoir à prouver son non-consentement au moment des faits.

(1) www.noustoutes.org.

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