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Interview

Milton Hatoum : «La victoire de Bolsonaro a libéré le racisme, le machisme, l’homophobie»

L’écrivain brésilien recevra le 13 décembre à Paris le prix Roger-Caillois de littérature latino-américaine. Avec l’élection du nouveau président d’extrême droite, il décrit un climat de peur, sur les réseaux sociaux comme dans la rue.
par Chantal Rayes
publié le 11 décembre 2018 à 17h36

Milton Hatoum, 66 ans, est l’un des plus grands écrivains vivants du Brésil. Il recevra, le 13 décembre à Paris, le prix Roger-Caillois de littérature latino-américaine. Traduite en plusieurs langues, dont le français, son œuvre, cinq romans et un recueil de contes (1), tourne autour de sa ville natale, Manaus, au cœur de l’Amazonie. Seule exception à la règle, son dernier opus, une trilogie dont le premier tome sortira en France fin 2019. Pour Libération, Milton Hatoum revient sur les temps difficiles qui s’annoncent au Brésil, qui sera gouverné dès le 1

er 

janvier par un président d’extrême droite, Jair Bolsonaro.

(Photo DR)

Que représente cette récompense dans le contexte politique actuel du Brésil ?

C’est important pour la littérature brésilienne, moins connue à l’étranger que sa consœur hispanique. Et politiquement, c’est une petite victoire. L’élection de Bolsonaro a été une défaite brutale, et pour la culture avant tout. Nous avons été battus par l’extrême droite, ce n’est pas anodin. Même si la presse brésilienne, par malhonnêteté intellectuelle, ne dit pas que Bolsonaro est d’extrême droite. Nous en appelons une nouvelle fois à la solidarité de la France, qui avait accueilli de nombreux exilés pendant les dictatures en Amérique latine.

Les intellectuels se sentent-ils menacés ?

Pour Bolsonaro, ils sont des ennemis. On les a taxés de communistes, d’athées, de libertaires voulant détruire la famille. Il ne fait pas de doute qu’ils seront inquiétés, de même que les universitaires et les artistes. Mais les plus menacés seront les minorités sexuelles, les Indiens, les Noirs, les femmes. La victoire de Bolsonaro a libéré le racisme, le machisme, l’homophobie. Il parle des Noirs comme s’ils étaient des animaux ; il a déclaré préférer voir mourir un fils homosexuel et admet tacitement le viol, lui qui a lancé à une députée qu’elle était «trop laide pour mériter d’être violée»… Etre écrivain dans un pays où le président a pour livre de chevet les mémoires d’un tortionnaire de la dictature, c’est fou ! Car cet homme, le colonel Brilhante Ustra, est le héros déclaré de Bolsonaro.

Le Brésil a-t-il perdu la tête en l’élisant ?

Même pas. Les 13 millions de chômeurs laissés par l'ex-présidente Dilma Rousseff n'allaient plus voter pour le Parti des travailleurs [PT, parti qui a gouverné pendant treize ans, avec Lula, puis Rousseff, destituée en 2016, ndlr]. Bolsonaro a séduit les déçus de la gauche comme de la droite, en incarnant un sentiment antisystème. Seule une minorité a voté par adhésion à son idéologie raciste et militariste. Mais surtout, sa victoire n'a pas été écrasante, loin de là. Il a, certes, obtenu 58 millions de voix, mais plus de 89 millions de Brésiliens n'ont pas voté pour lui. Parmi ces derniers, 47 millions ont voté pour son adversaire du PT, Fernando Haddad. Le reste, soit près d'un tiers de l'électorat, s'est abstenu, a voté blanc ou nul, un désaveu qu'on voit un peu partout dans le monde. La démocratie est devenue un exercice formel de vote. L'électeur ne participe plus à la chose publique.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de front républicain comme en France en 2002 ?

Parce qu'il n'y a pas de droite républicaine au Brésil. L'essentiel de notre droite, et même du centre, a préféré relativiser la menace Bolsonaro plutôt que de soutenir le candidat du PT, Fernando Haddad. Une bonne part de la bourgeoisie qui se veut éclairée campe sur ses privilèges, prétendument menacés par les politiques redistributives du PT. On dirait du Machado de Assis, un de nos grands auteurs du XIXe. Son personnage, Brás Cubas, un rentier un peu balzacien était un prétendu «libéral» qui ne se privait pas pour autant de garder des esclaves…

Ne sous-estimez-vous pas le poids de la corruption sous le PT ?

Non. Il y a beaucoup d’hypocrisie et de haine de la gauche dans le camp Bolsonaro. On exige une autocritique du PT, et elle est effectivement nécessaire. Mais il n’y a aucune autocritique des élites. Parmi ceux qui s’indignent de la corruption à grande échelle dont la gauche est accusée, beaucoup ne voient aucun mal à frauder le fisc, un sport national. Ce sont les mêmes qui trouvent normal d’avoir une domestique et de lui faire prendre l’ascenseur de service pour éviter de se mélanger avec le personnel. Les mêmes qui n’ont pas accepté que des gens humbles et de couleur puissent prendre eux aussi l’avion, comme on l’a vu pendant l’ère Lula (2003-2011). Ils seraient capables de vous dire qu’il n’y a pas de racisme au Brésil !

C’est cette «démocratie boiteuse» dont vous parlez dans vos chroniques ?

Tout à fait. Les privilèges n'ont jamais été mis en cause au Brésil. Il n'y a pas eu de révolution transformatrice, comme en France ou en Angleterre. Hormis les réformes sociales de Getúlio Vargas [qui a gouverné deux fois, entre 1930 et 1954, ndlr] puis de Lula, il n'y a eu aucune véritable tentative de réduire les abyssales inégalités héritées de l'esclavage. Sans parler de la violence, digne d'un pays en guerre. Nous avons en moyenne 50 000 assassinats par an, sans que l'opinion, ni même l'Etat, ne s'en émeuvent. Ça suffirait en soi à dénaturer une démocratie.

Que faut-il attendre du gouvernement Bolsonaro ?

Ce gouvernement a un côté tragicomique, entre théâtre de l’absurde et théâtre de guignols. Il compte deux ministres délirants, des cas cliniques. Ernesto Araújo (Affaires étrangères), un climatosceptique adepte de théories de la conspiration comme le «marxisme culturel» et le «mondialisme», et Ricardo Vélez Rodriguez (Education), un philosophe médiocre et ultraconservateur, qui veut supprimer l’éducation sexuelle et surveiller les contenus en sciences humaines, des fois qu’on parlerait théorie du genre, esclavage ou dictature à l’école… Sur le plan économique, la politique hypernéolibérale de Bolsonaro va creuser encore les inégalités. Les pauvres et la classe moyenne seront pénalisés, ce qui ne les a pas empêchés de voter pour lui… Quant aux mouvements sociaux, ils seront plus criminalisés encore qu’aujourd’hui.

Et le ministère de la Culture a été supprimé.

Bolsonaro n’a que faire de la culture. C’est un homme inculte, vulgaire, d’une ignorance effroyable. Son gouvernement est anti-intellectualiste par principe.

Vous comparez l’ambiance à celle de la dictature militaire (1964-1985)…

Oui, car nous revivons la peur aujourd’hui. Peur de la calomnie, de la répression, et pas seulement celle de l’Etat. Les fascistes sévissent sur les réseaux sociaux et dans les rues. Des homosexuels ont été agressés en pleine campagne. Deux électeurs de Haddad ont été assassinés. La peur démobilise. Il est fondamental de l’exorciser. La résistance est nécessaire.

La démocratie serait donc en danger ?

Le président élu menace de supprimer l’opposition et attaque la presse, pourtant indulgente avec lui. Mais il ne parviendra pas à ses fins. Nos institutions sont certes fragiles, notre justice est tendancieuse, mais elles fonctionnent. Et puis le Brésil a beaucoup changé. C’est un pays plus complexe, plus instruit, plus urbain. Il n’est plus contrôlable. Même une nouvelle dictature n’y parviendrait pas.

Lula, 73 ans, finira-t-il ses jours en prison ?

Il a été condamné sans preuves à douze ans de réclusion [il aurait reçu un triplex d'un groupe du bâtiment, en échange de contrats publics, ndlr]. La motivation était politique. Lula était en tête des sondages. Egalement poursuivi dans d'autres affaires, il ne sera pas libéré de sitôt. Sa réclusion prolongée équivaut à une mise à mort politique.

D’aucuns craignent qu’il ne mette fin à ses jours…

C'est ce que Getúlio Vargas a fait [en 1954] lorsqu'il s'est retrouvé au pied du mur. Je ne sais pas si Lula irait aussi loin, mais il risque d'entrer en dépression. La justice est désormais aux trousses de Fernando Haddad et Dilma Rousseff, comme si elle tentait d'anéantir le PT.

Votre œuvre n’est pas proprement politique. Comment l’appréhender ?

Mon premier roman, Récit d'un certain Orient (Seuil), était un récit mémoriel inspiré de mes origines libanaises. Depuis, j'écris plutôt des drames familiaux liés à l'histoire et aux problèmes du Brésil. Le plus connu de mes romans est Deux Frères [un best-seller adapté à la télé et traduit en douze langues, ndlr], où se lit en creux la destruction du vieux Manaus par la spéculation immobilière. La rivalité entre Yakub et Omar, ces jumeaux qui ne se comprennent pas, symbolise les fractures du Brésil. Le Brésilien moyen ne connaît ni l'Amazonie ni le sertão [l'arrière-pays aride du Nordeste déshérité, ndlr], deux régions pourtant fondamentales pour appréhender le pays, ses drames, ses contradictions. Yakub ne comprend pas cette Amazonie d'où il vient, pourtant. Il ne jure que par son exploitation tous azimuts, comme les généraux de la dictature, dont l'idéologie revient au pouvoir avec Bolsonaro. Avec lui, le défrichement [+ 14 % en un an, ndlr] va s'aggraver encore, pour achever de transformer la forêt en un immense champ de soja. L'environnement et les peuples de la forêt seront les grandes victimes de la démocrature qui s'annonce. Les Indiens sont plus que jamais en danger. Leurs territoires seront usurpés par l'agronégoce et l'activité minière. Le gouvernement sera arbitraire et cruel avec eux.

Vous avez traduit Flaubert, George Sand, Marcel Schwob. Comment êtes-vous venu à la langue française ?

Par ma grand-mère Emilie, une chrétienne libanaise qui avait émigré au Brésil au début du siècle dernier. Elle me parlait en français, ce qui irritait mon grand-père, musulman, qui voulait que j'apprenne plutôt l'arabe (rires). Ils se sont mariés à l'église, au Brésil. Mon père était lui aussi un musulman marié à une chrétienne. Il y a également beaucoup d'unions entre Juifs et Arabes au Brésil. Et l'extrême droite n'aura pas raison de la force de notre métissage. Mais passons. Ma grand-mère Emilie a donc eu le dernier mot. C'est ma prof de français, Mme Liberalina, qui m'a initié à Flaubert. Elle m'a lu Un cœur simple à 13 ans, et ce fut une révélation. L'héroïne de ce conte, la servante Félicité, m'a inspiré le personnage de Domingas, dans Deux Frères. Un siècle après Flaubert, Félicité incarnait les domestiques semi-esclaves de Manaus. Encore aujourd'hui, le Brésil est resté au XIXe siècle dans les relations de travail.

L’univers de vos romans est sombre, presque oppressant.

C'est que je ne vois pas d'issue pour le Brésil à moyen terme. Notre principal poète, Carlos Drummond de Andrade, disait déjà, en 1944 : «Le Brésil est un pays de chemins fermés, un pays irrémédiable.» Ce sera sans doute l'épigraphe du second tome de ma trilogie, intitulée O Lugar Mais Sombrio («le lieu le plus sombre»).

Vous êtes bien pessimiste…

Moi, je me sens parfois comme un «optimiste désespéré». Mon seul espoir aujourd’hui réside dans l’impondérable, si Jair Bolsonaro ne répond pas très vite aux attentes de changement de ses électeurs.

(1) La Ville au milieu des eaux, Actes Sud.

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