Orson Welles dans L'Express du 19 janvier 1961.

Orson Welles dans L'Express du 19 janvier 1961.

L'Express

(Dans L'Express du 19 janvier 1961)

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J'ai rencontré Orson Welles, une fois, en 1959, au festival de Cannes. Je n'habitais pas cet enfer et lui non plus ; il arrivait de Rome, moi de Gassin et nous avions sûrement l'air tous deux aussi ahuris après la projection du Génie du mal, film américain mis en scène par un autre et où l'on avait utilisé son incroyable présence physique pour faire passer les âneries humanistes qu'il devait dire dans un mauvais rôle d'avocat. Après la projection de l'après-midi, on se retrouva dans un appartement du Carlton où des journalistes l'assaillirent de questions plus ou moins passionnantes. Il était debout, gigantesque, et quand une question l'ennuyait trop, il tournait vers eux ses yeux jaunes, avec le regard à la fois étonné et furieux du taureau sous les banderilles de la bêtise. A la fin, il se mit à rire, de son rire tonitruant, les écarta de la main, prit un verre sur la table et regarda par la fenêtre. Il était six heures du soir et derrière la foule excitée, sur la Croisette, la Méditerranée devenait grise. Le citizen Kane, le front contre la vitre, regardait blanchir la mer, se balancer les voiliers, le citizen Kane avait l'oeil triste. J'ai rarement rencontré quelqu'un d'aussi séduisant.

Le rôle du monstre

Pour la première fois, cette semaine, on repasse tous ses films à la Cinémathèque. On ressort La splendeur des Amberson aux Champs-Elysées. On a essayé de le faire venir mais on ne l'a pas encore trouvé ; il est quelque part dans la campagne anglaise. Depuis un certain nombre d'années que les Américains ont blackboulé leur metteur en scène le plus génial, depuis des années qu'on répète qu'il est "vidé" (l'auto-suggestion allant jusqu'à faire de La Soif du Mal, son dernier film, un mauvais film), Orson Welles erre de par l'Europe, Kane sans journal, Arkadin sans fric, Othello sans galères. En quelques jours, j'ai vu les quatre films de lui que je ne connaissais pas et j'avoue que je n'y comprends rien. Je ne comprends pas que les Américains ne se roulent pas à ses pieds avec des contrats ou que producteurs français, qu'on dit si assoiffés de risques en ce moment, ne courent pas le chercher dans la campagne anglaise. Quitte à lui adjoindre deux gardes du corps s'il manifeste (ce qui lui arrive, dit-on) l'envie de quitter le plateau pour filer au Mexique ou ailleurs en cours de tournage. L'énorme cadavre du capitaine corrompu de la police, du flic sadique, flotte entre l'eau et les détritus, sous un pont. Marlène Dietrich le regarde.

Photo du cinéaste Orson Welles prise à Paris, au palais de l'Elysée, le 23 février 1982, pendant la cérémonie au cours de laquelle le président français François Mitterrand l'a élevé au grade de commandeur de la Légion d'Honneur

Orson Welles, au palais de l'Elysée, le 23 février 1982, pendant la cérémonie au cours de laquelle François Mitterrand l'a élevé au grade de commandeur de la Légion d'Honneur.

© / afp.com/PHILIPPE BOUCHON

L'honnête attorney lui demande : "Vous le regrettez ?" Elle répond : "He was a kind of a man" (1). La générale Rodriguez regarde la photo de l'homme qu'elle a aimé et qui l'a volée et qui va la tuer bientôt : "Qu'en pensez-vous ? - He was a kind of a man". Joseph Cotten, infirme, parle de l'homme qui l'a trahi et chassé, son meilleur ami : "He was a kind of a man". J'en passe. Mais à revoir à la file tous ces films de Welles, il m'a semblé retrouver partout la même obsession : celle du tempérament. Welles aime un type d'homme, le sien sans doute : violent, cruel, intelligent, amoral, riche. Obsédé par lui-même. Force de la nature, subjuguant, terrorisant, jamais compris et ne s'en plaignant jamais. Ne s'en souciant d'ailleurs probablement pas. Le jeune et féroce Kane, l'orgueilleux Arkadin, le sombre Othello, tous monstrueux et solitaires. Il n'y a qu'un film où il ait joué le rôle de la victime : c'est La Dame de Shanghai. Le rôle du monstre, Il l'avait laissé à Rita Hayworth : il faut dire qu'il l'aimait.

Seulement, cette superbe solitude devient lourde. Welles, pour vivre, doit tourner des rôles idiots ; on lui a enlevé ses armes, sa caméra ; un monde de petits hommes à lunettes et stylomines, de comptables et de producteurs sont arrivés à renverser Gulliver qui avait autre chose à penser qu'à ces Lilliputiens. Il succombe presque sous le tas. Alors on tourne La Soif du Mal, son dernier film, et il y a une séquence, spécialement belle, entre trente autres, où il retrouve ce qui a été un beau monstre, comme lui, Marlène. Elle lui dit qu'il est devenu gros et laid, qu'il ne ressemble plus à rien, elle lui dit que son avenir est derrière lui et il passe entre eux, pour la première fois dans ses films, quelque chose comme de la pitié. Elle rejette la fumée par le nez comme dans L'Ange bleu et il a son regard de taureau blessé, avant la mise à mort. Où est passé Kane, le jeune taureau noir et furieux, qui avait soulevé de terreur les arènes de l'Amérique ? Que lui a-t-on fait ? Que s'est-il fait ? Je ne suis pas assez au courant pour le dire. Je sais simplement que tous ses films empestent le talent et qu'on peut se demander qui est "vidé".

Des actions Shell

Il y a eu assez d'articles sur la technique de Welles, sa démesure, sa violence, etc. N'importe qui peut, en allant voir n'importe lequel de ses films, retrouver la poésie, l'imagination, l'élégance, tout ce qui fait le vrai cinéma. Personnellement, ce sont ses obsessions qui m'intéressent. L'argent. Welles aurait dû être prodigieusement riche, il aurait vraiment aimé ça (ce n'est pas si aisé à un certain stade). Qu'on se rappelle cette scène de Mr. Arkadin : le jeune homme court dans la rue, il doit trouver du foie gras, un soir de Noël, pour la fantaisie absurde d'un vieillard qu'Il doit sauver. Il trébuche sur une Rolls, celle d'Arkadin, qui veut le tuer mais qui l'emmène très aimablement dans un grand restaurant où quinze valets se précipitent porter un foie gras pour Monsieur Arkadin. Qu'on se rappelle les bals chez les Amberson, le pique-nique de Kane, ces Rolls, ces châteaux, ces avions, ces yachts, ces fêtes, ces centaines de laquais, de secrétaires, de filles soumises. Quel dommage ! Quel dommage que Welles n'ait pas acheté des actions Shell ou des snack-bars avec ses premiers succès, quel dommage qu'il ait divagué à travers le monde en jetant l'argent par les fenêtres. Quel dommage qu'il n'ait fait d'autres Investissements que ceux de son bon plaisir... Je le dis sans ironie. Car en dehors de ses Rolls, il aurait une maison de production et nous, nous verrions un chef-d'oeuvre tous les trois ans.

(1) "C'était quelqu'un."

L'Express du 19 janvier 1961, numéro 501.

L'Express du 19 janvier 1961, numéro 501.

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