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Chronique «L'âge de réseaux»

Gilets jaunes : mon courrier des lecteurs est rempli de mépris social

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Relayer sur Twitter les propos importants que les gilets jaunes s'échangent sur Facebook, c'est s'exposer systématiquement à des réactions violentes stigmatisant notamment l'orthographe des représentants les plus emblématiques du mouvement.
par Vincent Glad
publié le 8 février 2019 à 6h25
(mis à jour le 8 février 2019 à 11h39)

Depuis le début de la crise des gilets jaunes, j'ai fait des groupes Facebook du mouvement mon terrain journalistique privilégié. Dans ce mouvement décentralisé, ces groupes constituent le rond-point des ronds-points, le lieu privilégié de la délibération politique. J'ai pris pour habitude de reposter sur mon compte Twitter les contenus les plus intéressants trouvés sur Facebook, extirpant ces textes ou ces vidéos d'une bulle pour les plonger dans une autre. Bien malgré moi, je me suis retrouvé interface entre le Facebook des ronds-points et le Twitter des centres-villes. Avec un terrible choc culturel.

Mon courrier des lecteurs arrive chaque jour sur Twitter et il n’est pas toujours agréable à ouvrir. Mes tweets sont devenus un grand défouloir pour les anti-gilets jaunes, qui rivalisent de bons mots et de commentaires méprisants pour moquer l’inculture ou la bêtise des manifestants. Considérant que leur influence est majeure sur le mouvement, il m’arrive souvent de relayer les publications d’Eric Drouet et Maxime Nicolle sur leurs groupes Facebook respectifs. Ces prises de parole me paraissent une information au même titre que les communiqués de presse d’une centrale syndicale. Les réponses que je reçois sont d’une grande violence, tournant en général autour de leur QI supposément faible et de leurs fautes d’orthographe. La foule haineuse n’est pas toujours là où on le croit.

Sur Maxime Nicolle [syntaxe et orthographe d'origine] :
«Pourquoi accorder le moindre crédit à cet abruti ?» (tweet liké par 63 personnes)
«Il a un cerveau ? C'est juste une question !» (liké par 47 personnes)
«Dire que l'on a payé des profs pour essayer de le redresser.. On aurait dû lui envoyer Pascal le Grand frère… On aurait économisé pas mal d'argent» (liké par 61 personnes)
«A priori l'hôpital psychiatrique a retrouvé un de ses patients» (quand Nicolle s'est fait brièvement arrêter par la police)
«Pour Nicolle, seule une lobotomie pourra le sauver…»
«Avec ses 80 de QI, il veut nous dire quoi faire. Il va falloir que les débiles en jaune rentrent dans leur crâne qu'ils ne sont pas le peuple !»
«Personne n'a un flashball qui traîne dans un placard histoire de lui remettre les idées en place ????????»
«Mais quel âne. Il doit bouffer deux ballots de foin par repas minimum ce type. On dirait le pote débile d'Eminem dans 8 Mile
«Qu'il prenne des cours de français.. car vu son niveau d'orthographe, on ne peut qu'avoir les yeux qui saignent…»
«Voilà le résultat de donner un peu de visibilité et d'importance à un idiot du village …. au trou !»
«Si je dis qu'il s'exprime avec le niveau d'expression et d'orthographe d'un élève de cinquième technologique alors que c'est censé être un adulte à son pic de performances intellectuelles et physiques, c'est du mépris de classe ou de la franchise ?»
«Il ferait mieux d'essayer de s'acheter des neurones… Ah ben non il ne peut pas à cause du pouvoir d'achat…»

Sur Eric Drouet :

«C'est très grave, la République ne doit pas tolérer des menaces de ces beaufs factieux ! Qu'il retourne à son tuning et à sa vie misérable»
«Un pauvre guignol, une mouche à merde !»
«On donne la parole à des débiles…et y en a d'autres qui suivent… On blâme qui ? Le débile ou celui qui lui donne de l'écho.»
«On attend quoi pour l'arrêter ce bouffon !!»
«Va te faire foutre connard, que l'on te mette au trou ou plutôt à l'asile psychiatrique…»
«Pauvre taré il va finir avec une balle bien placée entre les 2 yeux !»
«Et encore cet orthographe de primates!»
«Ce type au QI de bulot»
«Un mélange entre la Révolution d'Octobre et les Anges de la téléréalité
«Le point commun entre tous les gilets jaunes est l'orthographe, la conjugaison, la grammaire et d'une façon générale le Q.I.»
«Ils ont le niveau intellectuel proportionnel à celui de leur orthographe !!»
«Le communiqué de Eric Drouet est authentifié : nombre de fautes par ligne atteint !»
«Tant de bêtise dans un seul homme… ne mériterait-il pas le Prix Nobel ?» (par Jean-Louis Gagnaire, ancien député socialiste, aujourd'hui membre de LREM)
«Ferme ta gueule et va bosser»
«Il ne travaille jamais ce connard ?»

Et quand je publie du contenu provenant d'Eric Drouet ou de Maxime Nicolle sans fautes d'orthographe, voici le genre de réactions que je reçois :
«Quelle puissance étrangère corrige désormais l'orthographe de Maxime Nicolle ?»
«0 fautes au compteur Il s'est payé les services d'un CM ?»
«Ce ne sont pas les gilets jaunes, il n'y a pas de fautes d'orthographe»
«On voit très bien que c'est un fake et que ce n'est pas lui qui a écrit ce communiqué !! J'en veux pour preuve qu'il n'y a aucune faute d'orthographe ni de grammaire à chaque mot !!!»

Renvoyer systématiquement les gilets jaunes à leurs fautes d’orthographe est une manière d’exclure les classes populaires de l’espace politique légitime. Les gilets jaunes n’écrivent pas sur Internet pour se faire bien voir mais simplement pour se faire comprendre. Eric Drouet répète sans cesse qu’il fait de nombreuses fautes d’orthographe et c’est d’ailleurs pour cela qu’il privilégie l’exercice du live en vidéo.

«Un sentiment d’échec»

Dans une interview pour 20 Minutes, le linguiste Alain Rey expliquait le poids de cette intolérance orthographique:

«Avoir une bonne orthographe fait partie des comportements sociaux. On peut tolérer une orthographe incertaine dans les lettres privées, dans les SMS. Mais si on fait une faute dans le milieu professionnel, il y a une sanction sociale, on risque d’être mal jugé, de subir des effets sociaux désagréables. Pour celui qui fait des fautes, il y a un sentiment d’échec. L’orthographe est un marqueur social, elle donne une image de soi. Cela montre qu’on respecte les règles, qu’on connaît sa langue. La valeur patrimoniale symbolique est presque excessive. Une faute entraîne encore des réactions intolérantes dans un monde pourtant de plus en plus tolérant.»

Quelques heures après avoir reçu un projectile dans son œil place de la Bastille, Jérôme Rodrigues avait publié sur son Facebook une photo de lui à l'hôpital, avec cette légende «je vais perdre mon oeuil la famille». J'avais reposté ce contenu sur mon compte Twitter, las par avance des inévitables réactions sur la faute d'orthographe.

Je n'avais par contre pas anticipé que je recevrai aussi ce genre de messages :
«Bien fait pour sa tronche de terroriste complotiste et factieux»
«Il joue au con. Qu'il assume. Il a l'air plutôt serein pour qq'un qui perdrait un œil.»
«Il lui en reste un.»
«Belle tronche de poivrot»
«Au moins il ne verra plus qu'à moitié toutes les fautes d'orthographe qu'il fait…»
«Bien fait pour sa gueule, sûrement un innocent qui n'avait rien fait. Au moins ça fera un con de moins dans la rue»

Il serait évidemment facile de faire dire n’importe quoi à trois tweets pris au hasard sur Internet. Si je publie aujourd’hui tous ces messages, qui ne sont qu’une infime partie de tout ce que je reçois, c’est qu’ils font système. A la foule haineuse dénoncée par Emmanuel Macron répond une autre foule haineuse. Qui, de manière symétrique avec les gilets jaunes, se radicalise chaque jour un peu plus, versant dans un mépris social qui ne peut qu’interroger sur nos capacités à vivre ensemble.

À lire aussi : Lynchages en réseaux

Jérôme Fourquet, directeur du département «opinion et stratégies d'entreprise» de l'Ifop détaillait cette fracture culturelle sur le plateau de C dans l'air : «Aujourd'hui, on a une société en mille-feuille avec une France d'en haut qui ne se reconnaît pas du tout dans le mouvement des gilets jaunes et une France d'en bas qui culturellement, sociologiquement, géographiquement, ne partage plus les mêmes choses. Deux France qui ne se comprennent plus, qui n'ont plus de vision commune, qui ne vivent plus de la même manière. Deux mondes différents qui s'entrechoquent.» C'est exactement le sentiment que j'ai chaque matin en ouvrant mon Twitter.

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