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EXCLUSIF. Affaire Ghosn, la lettre de Renault qui accuse Nissan

Les avocats de Renault ont écrit le 19 janvier une lettre musclée à leurs homologues japonais de Nissan pour dénoncer "les dérapages" de l'enquête sur Carlos Ghosn. Ils s'indignent contre les méthodes utilisées pour interroger des salariés français et les conflits d'intérêts qui émaillent le dossier. Extraits.

Rémy Dessarts , Mis à jour le
Les avocats de Renault ont écrit le 19 janvier une lettre musclée à leurs homologues japonais de Nissan pour dénoncer "les dérapages" de l'enquête sur Carlos Ghosn.
Les avocats de Renault ont écrit le 19 janvier une lettre musclée à leurs homologues japonais de Nissan pour dénoncer "les dérapages" de l'enquête sur Carlos Ghosn. © Reuters

Pendant de longues semaines, Renault s'est tu. Pour respecter la présomption d'innocence de son président en détention et pour préserver l'avenir de l'alliance avec Nissan. Mais, passé la stupeur, dans la coulisse, l'entreprise française n'est pas restée inerte face aux actions initiées par l'entreprise japonaise contre Carlos Ghosn. Les relations entre les deux parties se sont même fortement tendues au fil des semaines. En témoigne ce document choc dont nous publions de larges extraits. Il s'agit d'une lettre envoyée le 19 janvier dernier, deux mois pile après le déclenchement de l'affaire, par les avocats de Renault, le cabinet Quinn, Emanuel, Urquhart & Sullivan, à leurs homologues de Nissan, Latham & Watkins.

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Dans ce texte de dix pages, les juristes parisiens regrettent d'abord que Renault n'ait pas été informé assez tôt et de façon suffisamment argumentée de l'opération déclenchée contre Carlos Ghosn. C'est, selon eux, une entorse majeure à l'esprit du Rama (Restated Alliance Master Agreement), l'accord passé entre les deux entreprises en 2015, pour consolider une coopération vieille de plusieurs dizaines d'années. Certes, les avocats de la firme au losange affichent leur "entier soutien à la recherche d'éventuelles mauvaises pratiques au sein de l'Alliance Renault-Nissan". Mais ils pointent les graves dérapages de l'enquête, exprimant de "sérieuses préoccupations sur les méthodes de Nissan et celles de son conseil juridique pour conduire leur enquête interne et la façon dont ils ont traité quelques salariés de Renault".

Les avocats de Renault dénoncent les "méthodes" de Nissan

Selon eux, l'entreprise japonaise et son conseil Latham ont cherché en France des éléments confortant l'accusation contre Carlos Ghosn après l'arrestation de ce dernier et sans en référer à son allié. De même, ils ont également essayé de fouiller les appartements de l'ex-patron de l'Alliance au Brésil, au Liban et aux Pays-Bas sans informer Renault, "alors même que des documents de l'entreprise française pouvaient s'y trouver potentiellement". D'où cette affirmation qui sonne comme un réquisitoire : "Renault a accumulé suffisamment de preuves pour comprendre et regretter quelles étaient les méthodes utilisées par Nissan et ses avocats pour chercher à faire interroger des salariés de Renault par le bureau du procureur public japonais", assènent les auteurs de la lettre.

Avant de préciser leur charge. "Nissan a contacté directement des salariés de Renault par téléphone ou par mail sans demander l'autorisation de Renault ou de ses conseils. Cela n'est pas compatible avec les normes et les règles en vigueur aux États-Unis, en France et ailleurs. Les managers de Nissan se sont présentés comme agissant en coordination avec le bureau du procureur, transformant ainsi de fait l'entreprise et son conseil en extension de ce dernier. Nissan a même proposé de payer les frais de voyage et d'hébergement à Tokyo des salariés sollicités."

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Des salariés de Renault auraient été approchés par l'allié japonais

Pour appuyer sa démonstration, le cabinet cite un échange d'e-mails datés du 14 décembre au 3 janvier dernier entre un certain Hideaki Kubo et l'un des salariés ciblés. "Je travaille sous la responsabilité du directeur général [Hiroto Saikawa] et du conseil d'administration de Nissan dans le cadre de l'enquête interne sur la faute présumée de Carlos Ghosn, écrit d'abord le 14 décembre Hideaki Kubo ; je suis également chargé d'assurer la liaison avec le procureur de Tokyo qui a arrêté et inculpé Carlos Ghosn pour fausses déclarations financières. Au cours des investigations du procureur, votre nom est apparu comme quelqu'un susceptible de les aider dans leurs recherches. Ils sont très intéressés de pouvoir parler avec vous et ont demandé à l'entreprise [Nissan] de vous solliciter. Nous serions très reconnaissants que vous puissiez coopérer avec eux en acceptant d'être interrogé. Malheureusement, ils ne peuvent faire ces interrogatoires qu'en face-à-face. Il conviendrait donc que vous fassiez le déplacement à Tokyo. Bien sûr nous prendrons en charge vos frais de voyage et d'hôtel."

La réponse du salarié démontre qu'il ne tombe pas dans le piège tendu. "Comme vous le savez, j'ai quitté mon poste chez Nissan il y a plus de cinq ans, explique-t-il le 21 décembre. Cela dit, je n'ai aucune objection de principe à assister le bureau du procureur en tant que témoin dans cette enquête. Mais je dois vous dire que je suis surpris que cette demande vienne de Nissan et non directement du procureur. S'agit-il d'une pratique habituelle ? Quoi qu'il en soit, je vous confirme que je suis prêt à me rendre disponible pour une audition à Paris (même en visioconférence si c'est juridiquement possible), à condition bien sûr qu'une convocation formelle soit faite par les voies légales."

Hideaki Kubo revient à la charge dès le lendemain, le 22 décembre, dans une longue réponse. "En vertu du droit international, le bureau du procureur n'a pas le droit d'interroger directement des personnes se trouvant dans un pays étranger par téléphone ou en visioconférence, argumente-t-il. Ce serait une violation de l'autorité souveraine de ce pays. C'est pourquoi il est d'usage qu'il demande en pareil cas à l'entreprise concernée de faire venir au Japon les personnes impliquées d'un autre pays. Pour cette enquête, plusieurs personnes sont déjà venues au Japon et sont rentrées chez elles." Selon lui, une audition en visioconférence pourrait être effectuée par l'équipe d'investigation interne de Nissan avec le concours de ses conseils juridiques mais elle ne pourrait pas s'appuyer sur le dossier du procureur. D'où sa demande renouvelée au salarié : "la meilleure solution est que vous veniez au Japon pour être interrogé".

Les festivités de Noël n'arrêtent pas les enquêteurs de Nissan, qui semblent en manque d'éléments pour justifier la détention de Carlos Ghosn. Ils ont besoin de ce témoignage. Le 27 décembre, Hideaki Kubo tente donc une autre approche. Constatant que la procédure légale respectant le traité juridique entre le Japon et la France prendrait du temps, il propose maintenant que les enquêteurs internes, toujours accompagnés de leurs avocats, procèdent à l'interrogatoire… en visioconférence. "Nous vous serions très reconnaissants si vous acceptiez d'y participer, explique le Japonais. Nous choisirons le lieu approprié à Paris et nous vous le communiquerons ; vos interrogateurs seront Christina Murray, responsable de la compliance, et des avocats messieurs Okada, Mori, et Honda."

Des arguments qui frisent l'intimidation

 

 

Le 30 décembre, l'information manquante tombe : "Le site sera le bureau parisien de Latham & Watkins, cabinet d'avocats mondial", indique Hideaki Kubo. "Je préfère m'en tenir à la voie judiciaire officielle, c'est-à-dire le traité de coopération judiciaire entre le Japon et la France, lui répond le même jour le salarié de Renault […]. Je ne souhaite pas faire ou participer à quoi que ce soit qui puisse interférer, même de loin, avec l'enquête officielle du bureau du procureur. […] Je suis sûr que vous le comprendrez."

Cette fin de non-recevoir semble irriter l'enquêteur nippon, qui revient à la charge le jour même avec des arguments qui frisent l'intimidation. "Indépendamment de l'enquête criminelle menée par le procureur, nous, Nissan, devons mener notre propre enquête, trouver les faits et prendre les mesures appropriées dans le cadre de la gouvernance d'entreprise. L'étendue des informations dont nous avons besoin n'est pas nécessairement la même que celle dont le procureur a besoin. C'est une question urgente pour nous, se justifie -t-il . Il faut que vous sachiez que d'autres employés ou anciens cadres de l'entreprise, y compris des directeurs financiers, ont accepté ou sont en voie de le faire. Les seules personnes qui n'ont jusqu'à maintenant pas coopéré sont un autre employé de Renault et vous-même… Le procureur est au courant de cette visioconférence, et vous n'avez pas à vous inquiéter de l'interférence dans leur enquête."

 

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Interroger des salariés de Renault sans le faire dans le cadre des accords internationaux serait une entorse à la loi française

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Le 3 janvier 2019, le salarié de Renault réitère néanmoins son refus d'être interrogé par Nissan et Latham : "Le sens de vos derniers courriels révèle un malentendu possible que j'aimerais dissiper. Comme je vous l'ai dit à plusieurs reprises, je suis prêt à coopérer et je le ferai dans le cadre du traité de coopération judiciaire entre le Japon et la France. Ce traité constitue un cadre solide pour réglementer la coopération entre les deux pays en matière pénale, y compris l'obtention de témoignages. C'est la voie la plus sûre et la plus efficace pour toutes les parties concernées."

Visiblement bien conseillé, il argumente sa position. "Vous me proposez de participer à ce qui est une enquête privée et non officielle. Si j'ai bien compris, vous me demandez de m'asseoir seul pendant trois heures devant une équipe composée de quatre avocats représentant Nissan, dans le cadre d'un processus indéfini et d'une activité de gouvernance d'entreprise, un sujet différent de celui évoqué dans votre premier courrier. Soyez assurés de ma volonté de coopérer dans le cadre des procédures pénales en cours au Japon, mais cela doit se faire par les voies légales officielles, conformément aux dispositions conventionnelles."

Ce dialogue édifiant amène les avocats français à faire ce commentaire menaçant : "Interroger des salariés de Renault sans le faire dans le cadre des accords internationaux serait une entorse à la loi française", écrivent-ils. Au passage, ils regrettent également que Nissan ait notifié à un salarié de Renault le 31 décembre qu'il serait interrogé le 1er janvier.

L'enquête serait émaillée de conflits d'intérêts

Mais le courrier ne s'en tient pas là. À quelques jours de la démission de Carlos Ghosn de son poste de président, les conseils de Renault ont décidé de frapper fort en rassemblant tous leurs motifs de mécontentement. Ils s'étonnent ainsi que Nissan ait enquêté sur la rémunération de cadres dirigeants de Renault travaillant pour l'Alliance sans en informer l'entreprise française.

Ils pointent également les conflits d'intérêts dans lesquels se trouve le cabinet Latham & Watkins. "Comme vous le savez, Latham & Watkins a été très impliqué dans la politique de rémunération des dirigeants de Nissan, or c'est elle qui constitue la base des charges retenues contre Carlos Ghosn, pointent-ils. Latham a également conseillé le board de Nissan sur différents sujets."

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L'enquête apparaît davantage comme une campagne politique que comme un exercice neutre

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Dernière cible : Hari Nada, l'homme qui dirigeait le cabinet de Carlos Ghosn chez Nissan. Les auteurs du courrier sont stupéfaits de constater qu'il envoie encore un mail le 11 janvier à Thierry Bolloré, le directeur général de Renault, pour l'informer du départ de José Muñoz, un proche de Carlos Ghosn chez Nissan, et lui demander qu'"aucun salarié ou dirigeant de Renault n'entre en contact avec lui pour échanger sur Nissan ou sur l'Alliance". En effet, Nada est décrit comme l'un des lanceurs d'alerte qui ont déclenché les hostilités contre le dirigeant français. Les avocats estiment donc que son implication prolongée dans ces sujets pour le compte de Nissan met en cause la motivation et l'objectivité de l'enquête. "Elle apparaît davantage comme une campagne politique que comme un exercice neutre de recherche de faits", protestent-ils.

Depuis l'envoi de cette lettre, Jean-Dominique Senard est devenu président non exécutif de Renault. Il a entrepris de relancer le dialogue avec Nissan à Amsterdam puis à Tokyo. Son objectif : sauver et relancer l'Alliance, fragilisée par les événements des dernières semaines. Le dialogue est renoué mais la tâche s'annonce immense. 

 

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