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Interview

Saint-Cyr, un an après : «Le monde militaire se conforte dans l'idée que l’uniforme efface la discrimination»

Harcèlement au lycée militaire de Saint-Cyrdossier
Après l'enquête de «Libération» sur des agissements sexistes en classes prépa au lycée militaire de Saint-Cyr, les députés Bastien Lachaud (LFI) et Christophe Lejeune (LREM) ont été chargés d'évaluer les dispositifs de lutte contre les discriminations dans les lycées militaires, et plus largement au sein de l’armée. Entretien exclusif avec Bastien Lachaud qui remet ce mercredi son rapport.
par Guillaume Lecaplain et Anaïs Moran
publié le 27 mars 2019 à 11h24

Le 23 mars 2018, Libération révélait les agissements sexistes d'une bande d'étudiants en classes prépa au lycée militaire de Saint-Cyr. Ces garçons ultraconservateurs sont membres de «familles tradi», des associations informelles d'élèves. Ils estiment que les filles n'ont pas leur place au sein de cette filière préparant au concours d'entrée à l'école spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan. Et leur font savoir, par des brimades répétées qui s'apparentent à du harcèlement moral. A la suite de notre enquête, plusieurs députés ont interpellé la ministre des Armées et une mission d'information parlementaire a été créée. Elle a été pilotée par deux députés membres de la commission de la défense à l'Assemblée, Bastien Lachaud (LFI) et Christophe Lejeune (LREM). Leur objectif a été d'évaluer les dispositifs de lutte contre les discriminations dans les lycées militaires mais aussi, plus largement, au sein de l'armée. Ils ont travaillé de début juillet 2018 à mars de cette année, auditionnant une centaine de personnes issues de différents établissements et unités, enquêtant sur le sexisme mais aussi le racisme et les LGBTphobies. Ils rendent leur rapport ce mercredi matin à l'Assemblée. Libération s'est longuement entretenu avec le député LFI Bastien Lachaud, co-rapporteur de cette mission d'information.

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Il y a environ un an, Libération dévoilait des faits de harcèlement sexiste et moral au sein des classes préparatoires du lycée militaire de Saint-Cyr. Durant votre mission, l’établissement vous a ouvert ses portes. Qu’avez-vous constaté sur place ?

La première chose qui nous a surpris, c'est la rencontre avec les élèves. Parce que c'est le seul établissement dans lequel le commandement est resté pendant les tables rondes avec les élèves. On pourrait l'interpréter comme une forme de méfiance, voire une volonté d'entendre ce qui allait s'y dire. Nous avons aussi été surpris parce que dans la majorité des établissements où nous nous sommes rendus, les étudiantes féminines étaient très directes dans leurs réponses, très spontanées, et surtout beaucoup plus volubiles que leurs condisciples masculins. Au lycée militaire de Saint-Cyr, c'était l'inverse. Lors de la table ronde entre filles, nous avons eu plus de mal à obtenir des réponses et des réactions. Les affaires récentes pouvaient aussi les faire redouter d'entacher l'image de leur lycée… Les garçons, eux, nous ont parlé plus librement qu'ailleurs.

Dans votre rapport, vous indiquez d’ailleurs que ces jeunes hommes ne vous ont pas caché que les familles «tradis» subsistaient…

C'est simple, la première intervention lors de la table ronde des garçons, c'était pour nous en parler ! Pour nous dire que ça existait, que c'était super, qu'il y avait des familles mixtes et d'autres non-mixtes… On a senti la prégnance et un attachement particulier à ces «traditions» alors que dans d'autres établissements visités, tout cela relève du simple folklore. Le commandement présent dans la pièce a d'ailleurs réagi : «Ah bon, mais ça existe, mais je découvre en même temps que vous !» Lorsque nous sommes arrivés dans le lycée, on nous a tout de suite dit que c'était tolérance zéro par rapport aux traditions intolérables décrites l'an passé, que les choses étaient désormais différentes. La secrétaire d'Etat aux Armées, Geneviève Darrieussecq, nous a même confirmé que les «corniches» parallèles [des familles «tradis» non déclarées, ndlr] n'existaient plus. De fait, toutes les familles «tradis» ne sont pas de même nature et les élèves revendiquaient plutôt l'existence de groupes de parrainage des nouveaux par les anciens, le tout dans une ambiance assez folklorique. Le rapport ne préconise d'ailleurs pas de les faire disparaître mais de ne conserver que ce qui est acceptable : à nos yeux, il n'y a bien sûr pas de place pour des individus tels que ceux décrits l'an dernier. Car c'est un gros problème si les institutions disent qu'elles n'ont pas connaissance de ces familles «tradis» extrémistes : cela signifie aussi qu'elles n'ont aucun contrôle dessus.

Vous affirmez également que ces problématiques liées aux «tradis» ne se limitent pas à un seul lycée militaire. Vous évoquez des «comportements inappropriés» notamment au lycée du Prytanée (la Flèche) et même à l’Ecole spéciale militaire (ESM) de Saint-Cyr Coëtquidan…

Oui, au Prytanée, l'aumônier en chef du culte catholique a évoqué l'existence de groupes d'élèves «religieux intégristes, non reconnus par l'Eglise catholique» sur lesquels l'aumônerie a peu de prise. De même, nous avons reçu des photos prises vraisemblablement au sein de l'ESM, il y a plusieurs années, et qui montrent des jeunes garçons avec des bretelles aux couleurs du drapeau confédéré [un symbole des suprémacistes blancs], en train de faire le salut nazi. Ces éléments semblent avoir cinq à six ans. Ils ont été transmis la semaine dernière à la ministre des Armées pour qu'une enquête soit conduite. Est-ce que l'administration était au courant ? Est-ce que des sanctions ont été prises ? Nous aimerions des réponses.

Comment expliquer que ces dérives «traditionnelles» perdurent ? Le rapport parle d’une «influence néfaste de certains anciens, et même de certains parents, qui font pression sur les élèves pour faire perdurer des comportements qui n’ont pas lieu d’être»…

Notre travail a consisté à évaluer des dispositifs de lutte contre les discriminations. Nous n'avons pas enquêté sur ces dérives et leur persistance. Nous avons plutôt mesuré la difficulté à les identifier et les traiter. On peut faire des hypothèses. La fin du service militaire et la baisse continue des moyens ont pu entraîner une forme de repli sur soi d'une partie des militaires. Les traditions sont une manifestation concrète de l'esprit de corps et de l'identité militaire et certains veulent se rattacher au patrimoine historique, quitte parfois à le faire de manière anachronique, à le réinventer ou le travestir. Lors des portes ouvertes du lycée militaire de la Flèche, il semblerait que certains parents de futurs élèves s'assurent qu'existent toujours les «familles tradi». Ils veulent cela pour leurs enfants : c'est un mécanisme qui est loin de se trouver seulement dans les armées. Certains portent fièrement leur ancienne bretelle avec un écusson «KKK» par exemple [symbole plus qu'ambigu qui signifie officiellement que la personne a passé trois années en classe préparatoire mais qui pourrait signifier aussi «Khûbe Klux Klan» en langage «tradi»].

La place de la religion pose aussi question ?

Globalement, la religion n'est pas un problème dans les armées. Les aumôniers ont un rôle bien connu. Ils sont relativement nombreux et représentent quatre cultes. Ils ont une position privilégiée d'écoute qui est appréciée. En un mot, ils sont des «capteurs» très importants pour le commandement. Nous préconisons d'ailleurs de renforcer leur mission en les formant davantage aux questions de discriminations. Il arrive néanmoins que certains considèrent que la pratique du catholicisme va de soi. On a appris par exemple que les Saint-Cyriens avaient mis en place une journée au Mont Saint-Michel pour faire bénir leur casoar [touffe de plumes ornant la coiffure traditionnelle de l'école]. Cela peut créer une gêne. De même, il n'est pas rare que le mail d'invitation à la messe en l'honneur du saint patron soit envoyé depuis la boîte de l'unité ou depuis celle du commandant. C'est un mélange des genres problématique. Mais je crois qu'il suffit le plus souvent de l'expliquer pour que cela se règle. Nous faisons des propositions pour lever certaines ambiguïtés.

Votre rapport souligne que l’armée de l’air semble être la moins touchée par les comportements abusifs et discriminatoires…

Je ne veux pas établir de hiérarchie entre les armées, d'autant que l'armée de terre donne des preuves de sa volonté de faire bouger les choses. Sa dernière campagne de recrutement est exclusivement centrée sur des personnages féminins. C'est important : il y a besoin de modèles pour les futures recrues. L'armée de l'air compte environ 28% de femmes dans ces rangs. Pour rappel, l'armée de Terre est à 11% et la Marine à 16%… Le poids de l'histoire n'est pas le même ; la nature des missions diffère également. Il est vrai qu'une militaire nous a dit qu'elle rêvait d'être technicienne dans l'aviation légère de l'armée de terre. On lui aurait dit en centre de recrutement qu'elle était une femme, que ce n'était pas fait pour elle. Elle a laissé tomber et s'est redirigée vers l'armée de l'air pour faire carrière ! Difficile de dire si c'est un cas isolé… De même, c'est dans l'école des sous-officiers de l'armée de l'air de Rochefort qu'une jeune fille nous a raconté qu'elle était lesbienne, que tous ses camarades étaient au courant et que ça ne posait de problème à personne. C'est plutôt encourageant.

Dans l’armée de Terre, pourquoi le taux de féminisation tend-il à stagner ?

Les femmes ont peur que le fait d'être femme gêne leur progression de carrière. Dans l'armée, le parcours de soldat est assez cadencé : des choses à faire à tel âge, à tel moment, etc. Donc la grossesse, par exemple, peut faire dérailler une carrière. Il faudrait revoir les déroulés de carrière pour permettre aux femmes de pouvoir espérer les mêmes fins de carrière que les hommes. Il y a aussi une réflexion à mener sur les modalités de concours et de formations. Dans notre rapport, nous citons par exemple le cas de l'armée norvégienne, qui a repensé une de ses formations d'élite pour la rendre plus cohérente avec les profils féminins.

Quel est le frein principal pour lutter contre ces discriminations ?

Ce n'est pas encore considéré par tout le monde comme une priorité absolue. Le monde militaire se conforte encore dans cette idée que l'uniforme efface toutes les discriminations. Qu'on est un soldat avant tout, peu importe qui on est et d'où l'on vient. C'est en partie vrai. Cela joue notamment pour ce qui est du racisme. De ce point de vue, l'armée de terre est d'ailleurs plutôt en bonne position. Mais les militaires sont des humains tout autant que les autres ! Comme dans le reste de la société, il y a dans nos armées des violences sexistes et sexuelles, mais aussi de l'homophobie, de la transphobie, du racisme… Mais le seuil d'acceptation de ces discriminations devrait être beaucoup plus faible du fait de leur devoir d'exemplarité. La prise de conscience est amorcée : le service de santé des armées a par exemple diffusé une brochure sur l'accompagnement des personnes transgenres.

Le ministère n’affiche-t-il pas pourtant une politique volontariste sur cette question ?

Il ne faut pas oublier que chaque avancée dans ce domaine résulte de révélations dans la presse et des crises communicationnelles qui s'en ont suivi. En 2014, après les révélations sur les violences sexuelles dans l'armée française par Leila Minano et Julia Pascual [dans leur ouvrage la Guerre invisible], le ministère a annoncé la création de la cellule de signalement Thémis, la mise en place de référent mixité, un plan d'action… C'est aujourd'hui la même chose avec l'enquête de Libération parue en 2018 : Florence Parly a annoncé dans la foulée un plan «d'excellence comportementale» et un plan «mixité»… Finalement, le système de lutte contre les discriminations est composé de superpositions de réactions mais n'a jamais été pensé de manière globale. L'état-major est très soucieux de faire bouger les choses, il faut que le temps que cette volonté infuse dans toutes les strates de la hiérarchie militaire. Il suffit que le colonel à la tête d'un lycée militaire ou le capitaine d'une troupe ne soit pas sensibilisé sur ces questions pour que rien ne bouge. N'oublions pas que dans l'armée, bien des choses reposent sur la volonté du chef.

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