Mort d'Agnès Varda : "C'était la vieille tante excentrique qu'on adorait"

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Mort d'Agnès Varda : "C'était la vieille tante excentrique qu'on adorait"

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L'actrice Angelina Jolie et la réalisatrice Agnès Varda assistent à la première de son film "Faces Places", au Pacific Design Center, le 11 octobre 2017, à West Hollywood, en Californie
L'actrice Angelina Jolie et la réalisatrice Agnès Varda assistent à la première de son film "Faces Places", au Pacific Design Center, le 11 octobre 2017, à West Hollywood, en Californie
© AFP - VALERIE MACON

Agnès Varda, pionnière de la Nouvelle Vague, cinéaste, photographe, vient de mourir. Notre producteur Antoine Guillot, spécialiste du cinéma, l'avait rencontrée à de multiples reprises. Il nous parle avec tendresse de celle qu'il considérait comme une vieille tante, aussi irritante que formidable.

Elle avait un toit, rue Daguerre, mais de loi, aucune. La grande cinéaste Agnès Varda, inventrice autodidacte de La Nouvelle Vague, première photographe d'Avignon, ou encore ramasseuse de pommes de terre en forme de cœur, est morte dans la nuit de ce 29 mars. Nous avons recueilli le témoignage de notre spécialiste du cinéma Antoine Guillot, producteur de l'émission "Plan large", qui a rencontré cette grande petite femme punk et imprévisible à de multiples reprises. Un entretien en forme d'album d’instantanés, qui nous fait voyager de la maison rose et foutraque d'Agnès Varda rue Daguerre jusqu'au festival de Cannes où elle a improvisé les seuls épisodes d'"À Voix nue" en direct de toute l'histoire de France Culture. Le tout émaillé des "cui-cui" du petit oiseau électronique qui ne la quittait jamais, et qui palliait ses blancs pendant les interviews. 

Antoine Guillot, qui était Agnès Varda pour vous ?

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D'abord, évidemment, c'était une immense cinéaste, qui a construit un cinéma très particulier, extrêmement libre, c'était très surprenant : on ne savait jamais ce qu'allait donner un film de Varda. Ensuite, ç'a été une voix, qu'on entendait dans ses documentaires, qui étaient pour beaucoup déclinés à la première personne. Et puis ç'a été un personnage qui a commencé à apparaître dans Les Glaneurs et la glaneuse en 2000 : elle s'y met en scène en glaneuse d'images, en rapprochant son geste de celui des gens qui ramassent des choses laissées par terre, comme les pommes de terre dans les champs, les légumes dans les marchés... C'est une façon très humble de raconter l'acte de création comme étant ouvert au monde. Et puis peu à peu elle est apparue dans ses films, devenant un personnage de cinéma, parallèlement au personnage qu'on pouvait connaître en tant que journaliste : le personnage qu'elle s'inventait avec sa coupe de cheveux bicolore, ou encore celui qu'elle mettait en scène avec ses installations dans "Patate Utopia", où on l'a vue, habillée d'une robe patate, filmer son visage ridé comme une vieille pomme de terre.

On a beaucoup parlé de narcissisme autour de ses derniers films, d'"ego trip", mais je crois que c'était une vraie interrogation sur elle-même au regard de l'altérité, des autres personnes qu'elle pouvait filmer. Ça commençait par des jeux de miroirs, puis une image de sa main dans Les Glaneurs, jusqu'à ce qu'elle se filme et se raconte elle-même. C'était assez troublant parce que ça pouvait être irritant pour certains, mais aussi très drôle. Il y a un très beau film qui s'appelle Les Veuves de Noirmoutier, où sur l'île de Noirmoutier elle va filmer des veuves de pêcheurs morts en mer, et elle-même comme veuve de Jacques Demy. Il y a un ton toujours très libre et humoristique pour parler de choses très graves parfois ; et elle l'a fait jusqu'au bout : dans ses derniers films, comme Les Plages d'Agnès, ou Visages, villages, on a l'impression qu'elle va revisiter des lieux pour la dernière fois, elle filme des gens qui sont morts, et c'est quasiment sa propre disparition qu'elle met en scène.

pose le 24 novembre 2011 avec le costume "Madame Patate", devant le tableau intitulé "La grande cheminée patate", au musée Paul Valery de Sète
pose le 24 novembre 2011 avec le costume "Madame Patate", devant le tableau intitulé "La grande cheminée patate", au musée Paul Valery de Sète
© AFP - PASCAL GUYOT

Vous parlez de la voix, de la femme à travers l'écran... et la femme incarnée, que vous avez eu l'occasion de rencontrer plusieurs fois, en vingt ans de carrière, qui était-elle ?

Interviewer Agnès Varda c'était d'abord aller chez elle, rue Daguerre, dans cette grande maison rose très accueillante, au rez-de-chaussée, dans cette rue qui était devenue piétonne. Il y avait aussi sa société de production, Ciné-Tamaris, car ses films et sa vie se mélangeaient en permanence. En tant que journaliste, je l'avais rencontrée pour la première fois dans ce cadre, au moment de la sortie de Les Glaneurs et la glaneuse, en 2000. Et je me souviens qu'elle nous avait montré la collection de patates qu'elle faisait germer à l'époque. Elle n'avait pas encore fait l’exposition "Patate Utopia" mais elle en avait déjà le projet parce qu'elle avait récupéré des patates sur le tournage des Glaneurs, et elle adorait les regarder germer. Et puis elle faisait sa collection de patates-coeur. Quand on rentrait chez elle, c'était un peu comme un film de Varda : une espèce de fouillis invraisemblable de livres, de photos, de dessins, d'images de toutes sortes... son intérieur avait une dimension très poétique, rappelant le mode du collage qu'on retrouve beaucoup dans ses films. 

On va chez Varda, on prévoit de l'interviewer pendant un quart d'heure, et puis ça peut vous prendre la journée parce que de manière impromptue, vous êtes invité à venir déjeuner dans le jardin, il y a les chats qui passent, toute la famille Varda qui débarque, Rosalie, Mathieu Demy [ses enfants, NDR], et puis beaucoup de personnes qui travaillaient avec elle puisqu'elle était très entourée de gens fidèles... Et puis tout de suite elle vous tutoie, et ce qui est compliqué c'est que ça crée un rapport très amical, on a l'impression de faire partie de la famille. Pour moi, Agnès c'était "tante Agnès", la vieille tante un peu excentrique, irritante parfois, très fatigante parce qu'elle vous entraînait dans son monde, dans son délire par moments, et puis formidablement attachante aussi ! Le problème c'est quand ça se fait à l'antenne, où elle vous tutoie aussi : vous vous retrouvez obligé de la tutoyer en retour, c'est ce que j'ai fait dans la masterclasse, alors que normalement c'est l'interdit absolu, on vouvoie les invités ! Et tout à coup, ça donne un côté très ludique.

Elle était aussi jusqu'au-boutiste dans ses idées, intraitable, ça n'allait jamais dans la direction que vous pensiez prendre parce qu'elle avait son idée à elle, y compris de manière chaotique par moments, et très confuse. 

45 min

J'ai un souvenir très compliqué d'une série d'"À Voix nue" qu'on m'avait commandée avec elle. Elle en avait déjà fait une précédente dans les années 80. Là, c'était au début des années 2000, vers 2002, 2003. J'étais tout jeune débutant, on me met ça dans les pattes :  un peu au dernier moment, quinze jours avant le festival de Cannes, il faut faire cette série d'émissions avec Agnès Varda racontant le festival de Cannes, puisqu'elle avait tout un rapport au long cours avec ce festival, où elle avait présenté son premier film, La Pointe courte, en 1954. Elle y était allée avec ses bobines sous le bras pour pouvoir le montrer, et puis elle avait accompagné Jacques Demy dans le triomphe de ses films, à Cannes, etc.

Donc il faut y aller ! Et là c'est infernal : elle part dans tous les sens, elle s'arrête, et dit : "Attends, je vais chercher un papier", elle disparaît, on l'attend une demi-heure, elle revient, et puis tout à coup elle s'arrête... et au milieu de l'enregistrement de la troisième émission, elle me dit : "Écoute Antoine, là je sais plus quoi dire. On s'arrête là, on le fera à Cannes en direct." Dans l'histoire de France Culture, je pense que c'est la seule série d'"À Voix nue" qui a été faite pour moitié en direct, alors que normalement ce sont des émissions montées : les deux premiers jours on a diffusé le PAD [Prêt à diffuser, NDR], le troisième jour, on diffuse la moitié du PAD, et au milieu je dis : "Magie de la radio ! Nous voici à Cannes en direct avec Agnès Varda"... Et elle, elle invitait les gens qui passaient par là, comme Thierry Frémeaux.... c'était chaotique ! Et quand elle ne savait plus quoi dire, elle avait son petit oiseau électronique qui faisait "cui-cui", qu'elle avait toujours avec elle... on l'entend aussi dans la masterclasse que j'ai enregistrée pour France Culture. C'était son ami Cuicui, qui lui donnait le temps de réfléchir, et d'improviser une direction.

Agnès Varda lors d'une Masterclasse avec Antoine Guillot, enregistrée en août 2017 à la Maison de la radio.
Agnès Varda lors d'une Masterclasse avec Antoine Guillot, enregistrée en août 2017 à la Maison de la radio.
- Radio France

Ça semblait compliqué en effet ! Pensez-vous qu'elle jouait de ce personnage, ou que c'était son essence même... ?

C'était un peu des deux. Je pense qu'elle en a joué dans ses représentations cinématographiques, parce que le personnage qu'on y voit est très proche. C'était presque un personnage de clown, à la fois clown blanc et auguste, c'était très étonnant. Mais dans la vraie vie je pense qu'elle était vraiment comme ça. Je l'avais croisée une fois dans un magasin d'électroménager, vers la Gaîté, à côté de chez elle, je crois qu'elle devait changer une machine à laver, et elle mettait tout le magasin en délire, en folie, en émoi autour d'elle ! Il y a beaucoup de gens qui pourraient vous parler d'elle rue Daguerre, quand elle allait faire ses courses... elle connaissait tout le monde dans la rue. Elle avait fait ce très beau film qui s'appelait Daguerréotypes, où elle avait filmé tout sa rue. Le périmètre du tournage était délimité par la longueur du câble électrique de la caméra, qui allait de chez elle à son lieu de tournage !

À vous entendre, elle avait un petit côté histrion... ?

Oui, c'était un grand personnage, mais une toute petite femme, très drôle. Elle était complètement punk avec cette couleur prune qu'elle avait sur ses cheveux. C'est génial d'assumer ça complètement ! Et puis elle pouvait aussi être fatigante... elle s'est adoucie avec l'âge. Elle était beaucoup plus dure dans sa jeunesse mais c'est aussi ça qui lui a permis de s'imposer comme femme cinéaste, à un moment où personne ne pouvait prendre ça au sérieux. Elle était dans un milieu extrêmement machiste, c'est très récent qu'on la considère comme précurseur de La Nouvelle Vague. Pendant longtemps, c'était Truffaut, Godard, Rohmer, Rivette et Chabrol, et elle était définie comme une sorte de cousine de La Nouvelle Vague. Alors que c'est elle qui la lance en 1954, avec La Pointe courte ! C'est le premier long-métrage qui instaure réellement ce mouvement, qu'elle invente sans aucune référence cinématographique. Parce que contrairement aux autres, elle ne baignait pas dans le cinéma, elle n'était pas critique, avait vu très peu de films avant de faire ce premier film à vingt-cinq ans. C'est Resnais qui avait fait le montage, qui lui avait dit : "C'est incroyable, ton film on dirait du Rossellini", et au même moment, Rossellini fait Le Voyage en Italie, et elle, elle ne sait pas qui est Rossellini.

Elle a vraiment inventé des formes, et constamment, elle en inventait, mais comme c'était une femme, on ne l'a pas prise très au sérieux. En plus elle faisait moitié fiction, moitié documentaire, et c'est très récent qu'on considère le documentaire ; peut-être même, d'ailleurs, depuis le succès en salle de Les Glaneurs et la glaneuse. Au départ, les documentaires ça se voit à la télévision, ou dans les festivals, mais ce n'est pas considéré comme des films. On trouve encore maintenant des gens qui se demandent : "Mais c'est un film, ou un documentaire ?".  Elle, elle ne se pose pas la question, elle fait des films, et il se trouve qu'ils sont en prise avec la réalité. De même qu'on ne savait jamais si elle faisait des films ou des documentaires, quand elle vous parlait, c'était un peu pareil : on ne savait pas à quel point elle réinventait ou pas, car c'était une formidable conteuse. Dans ses dernières causeries, Varda par Agnès, elle est pédagogue, elle raconte formidablement son travail, et la manière dont elle le fait. 

Plan large
59 min

C'était quelqu'un qui prenait les choses de la vie et en faisait des films. Elle voyait quelqu'un dans la rue, et ça lui inspirait le personnage qu'allait jouer Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi... Elle était super curieuse du monde, tout le temps. Elle s'était remise un peu à la photo à la fin de sa vie, mais elle avait toujours gardé le regard de photographe. D'ailleurs, quand vous lui parliez, elle vous regardait intensément. Moi, personnellement, je l'ai toujours adorée, même quand elle me cassait les... pieds (rires). C'était la vieille tante excentrique qu'on adorait.

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