DELEUZE / LE COURS

Le cours de Gilles Deleuze, 5 volumes, éditions Eidos

J’ai rencontré Deleuze au moment où il venait d’interrompre son enseignement à Paris 8. Je n’étais pas un de ses étudiants et je lui en avais fait, comme à regret, la remarque. « C’était pour moi, m’a-t-il répondu, un laboratoire, une forme d’expérimentation plus que l’exposé d’un savoir. Vous n’auriez donc rien appris, sauf à entrer dans les difficultés de la pensée quand elle ne sait plus ».  Un peu, me disait-il d’autres fois, « comme un âne qui se frappe lui-même ». Mais n’est-ce pas ce qui advient quand une ligne est épuisée et qu’il convient d’en emprunter de nouvelles?

A l’époque, en tout cas, j’ai pris cette remarque pour une coquetterie ou, au mieux, un conseil adressé à quelqu’un qui ne savait rien de cette pédagogie si singulière. Mais à l’usage, et suivant ma propre expérience de l’enseignement, j’ai pris la mesure de ce que Deleuze voulait me dire ce jour-là.

La pensée débute en effet, dit Deleuze, par un mur contre lequel on se heurte et qu’on va « limer avec patience ». C’est une formule empruntée à Van Gogh relativement à la difficulté de peindre où les obstacles ont autant d’intérêt que la certitude d’avoir réussi un tableau : « Approcher la couleur, c’est vraiment la couleur, c’est la ligne, la ligne du dehors. [Van Gogh] a le sentiment d’en être encore loin, loin, loin. Et il parlera de limer, limer le mur avec patience. La prudence. La ligne du dehors, je vous dis mais oui, c’est aussi bien ce qui peut vous ôter le souffle que vous donner la respiration » (Vol. 3, p. 350). Il me semble que le cours entier de Deleuze est pris sur cette ligne, en cette respiration qui peut aussi bien couper le souffle que fournir un peu d’air.

L’image du laboratoire n’est pas très éloignée de celle du mur. Un laboratoire est rarement une réussite. Il s’agit plutôt d’une forme de patience devant ce qui échoue et qu’on recommence après avoir gâché toutes les tentatives. Du moins en apparence. Très rapidement, les solutions tentées qui ont échouées s’avèrent finalement opérantes dans l’intégration de celle qui va réussir. Et c’est bien de cette manière que se construit un cours de Deleuze, avec lenteur et patience, dans une langue qui hésite, reprend plus loin avec parfois des exclamations, des interruptions et soudainement des cris qui donnent tout le relief, toute l’intensité à ce que seul l’oral peut introduire dans la réflexion. Pour autant, faut-il simplement écouter les cours ou gagne-t-on quelque chose à la retranscription de l’oral en version papier ?

Deleuze savait l’importance de son cours. Il savait ce que celui-ci avait donné aux étudiants qui en prirent note et y participèrent par leurs questions. Tout cours fait le jeu d’une reprise, d’une copie qui passe par l’écrit. Sans quoi il s’enlise rapidement dans une archive difficile à exploiter. Les enregistrements sont évidemment disponibles et constituent une matière importante pour celui qui entreprend de lire Deleuze. Mais à la succession du cours audio, énorme, ces quelques volumes apportent la possibilité de superposer les strates, de passer de l’une à l’autre avec une nouvelle vitesse. Ce qui donne la possibilité d’éprouver autrement les passages, de tisser des diagonales pour des énoncés qui n’étaient peut-être pas constructibles à l’écoute seule. C’est le même mur qui se voit attaqué mais depuis une autre face. Un autre laboratoire, plus méphitique, réalisant un contrat surprenant, un pacte à la Faust pour en prélever les ombres.

Comme y insiste Deleuze dans son cours sur Foucault : « parler n’est pas voir ». Il y a cependant une visibilité, une lisibilité propre à l’écrit. Le visible de l’écriture ne peut évidemment se substituer à ce qui se dit. Patience de la lecture, de la relecture qui ne forme pas le même tempo que ce qui s’énonce. Et l’un ne perce pas par les mêmes moyens l’enceinte derrière laquelle nous sommes tenus, ni par les mêmes problèmes qui s’imposent à notre investigation. De part et d’autre de cette ligne de séparation, entre l’oral et l’écrit, on est en face de logiques finalement très différentes. A la couche « audio » du cours, cette retranscription composée fournit l’aspect « visuel » d’une exposition réversible qui existait bel et bien à l’écrit, dans les notes prises, dans les cahiers qui sont le pendant inévitable de celui qui cherche à comprendre et répéter le parcours d’abord oral. Au déroulé de la voix vient s’intercaler la réversibilité de l’écrit, ligne en zigzag pour réaliser des figures visibles qui ne se silhouettent pas selon la même procédure que celle de l’énonçable. Et quand l’énonçable se heurtait à une difficulté, on sent bien que Deleuze retournait au tableau pour des schémas et des rappels qui passaient par une fiche, une notule, un texte à lire, à réexposer dans la durée d’une notation. Les lignes ne sont pas les mêmes. La ligne sonore n’est pas la ligne gothique…

Il me semble sous ce rapport que le Cours donne une autre circulation pour un parcours capable d’en éprouver des réagencements, des diagonales qui n’auraient pas déplu à Deleuze. Chose en tout cas que la succession de l’oral rend moins praticable que la superposition des transcriptions en faveur de laquelle s’est décidée la mouture ici adoptée. Et il faut se rappeler tout ce que Deleuze pouvait dire de la superposition lorsqu’il en fit un concept inventif pour Carmelo Bene : « une ligne de variation continue ». Poser en effet est une chose! Mais comment superposer ? Ce serait ici, sans doute, un ensemble de lignes par lesquelles « la situation devenait réversible, retournable. C’est comme une ligne d’aventure, c’est comme une ligne d’erre » (Cours, Vol II, p. 293). On pourra se référer encore à la « ligne brisée » qui façonne les scolies dans l’écriture de Spinoza. Une affaire de visibilité, de disposition, comme c’est encore le cas du poème de Mallarmé qui suit la chute d’un coup de dés. Et la ligne de superposition n’existe pas sans la création de nouvelles orientations, incessamment. « Je crois, j’ai toujours rêvé de faire une philosophie linéaire, c’est-à-dire une philosophie sans forme, une philosophie qui soit faite de lignes. Ça me paraît le… mais heu… la ligne du dehors, c’est elle qui vous rencontrera, ça je le crois très fort, au moment voulu » (Cours, Vol. 2. p. 292).

Tracer des lignes… Une philosophie linéaire… Ce serait là l’expérience même des cours. Parce que la forme n’est pas donnée, se cherche peut-être à travers un expressionnisme informel, des manières de s’exprimer qui supposent des explications, des développements, des lignes pour sortir du pli, se redéployer en des sens qui bifurquent et qui ne s’adressent pas tout à fait aux mêmes personnages que les livres puisqu’on voit ici s’ouvrir des considérations sur Plotin, Hegel, Goethe, Whitehead, peu abordés dans les ouvrages publiés. On saisit par exemple comment Spinoza fabrique des lignes de « propositions », de démonstrations, de renvois coudés, de niveaux superposés hors du temps… Alors ces lignes s’assemblent, se composent pour créer une percée soudaine comme dans le livre V de L’Éthique. Il en va ainsi du cours de Deleuze pour prendre la ligne, pour partir sur une ligne de crête, une ligne d’univers comme il le dit souvent. Et c’est en effet dans le cours mieux qu’ailleurs que toutes ces lignes forment une suite d’interruptions, de passages, de respirations pour construire une histoire de la philosophie qui est tout autant une géographie.

Tracer des lignes, construire une philosophie multilinéaire… Mais si cela se produit, ce n’est pas sans soudainement se confronter à ce qui passe entre les lignes, entre les lignes de l’écriture ou même de la voix pour se heurter à l’événement qui vient. Entre les lignes qui sont nombreuses, il y a encore, bien sûr, une ligne qui traverse, transversale, et que Deleuze appellera la ligne du dehors. Et il est bien possible que le Cours témoigne de cette ligne du dehors mieux parfois qu’un livre, parce qu’elle n’est pas du tout faite, n’est pas encore rencontrée, qu’elle est sur le point de nous bousculer. En ce sens, c’est bien elle « qui nous rencontrera », aussi sûrement que la baleine blanche dans Moby Dick. Et c’est cette rencontre dont le cours de Deleuze propose l’expérience pour qui parvient à entrer dans les interjections, les suspensions de l’exposition, le rythme d’une phrase qui devient visible, comme sur un bateau en train de tanguer, de couler, de se redresser pour finalement conquérir une « ligne de flottaison ».

On trouvera, dans les pages sur Melville, centrales pour ce cours, un passage proprement sublime sur la préparation de la ligne par le harponneur qui est particulièrement adaptée à ce que Deleuze expérimente relativement à ce qui ne forme plus vraiment des leçons de savoir mais pour ainsi dire des travaux pratiques, des exercices pratiques pour enchaîner les concepts. La ligne, il faut la concevoir avec beaucoup de prudence, sachant que les concepts qu’elle atteint ne sont pas simplement un divertissement, le plaisir d’une occupation mondaine pour remplir le temps d’une journée et souscrire aux mots d’ordre du moment. La pensée, plus qu’un passe-temps ou un jeu savant, est un grand risque qui vous emporte vers la frontière, le franchissement d’une limite qui forme la muraille de l’horizon. C’est là que la baleine nous rencontre, que la ligne du dehors doit être tendue. Il en va donc dans un cours de la même manière qu’avec « la ligne à baleine » qui peut vous arracher un membre. « Comme le moindre nœud ou le moindre entortillement dans le rouleau lorsque la ligne file pourrait infailliblement enlever le bras, la jambe (…) elle est disposée dans la paille avec le plus grand soin. Certains harponneurs passent presque une matinée entière à cette besogne » (Cours, Vol 2, p. 383).

Chacun a sa ligne de baleine, poursuit Deleuze, et il faut l’arranger avec précaution parce qu’elle file à l’infini, nous porte vers l’infini si ce n’est encore ailleurs, l’infini se présentant déjà comme un concept fatigué. Et les cours que Deleuze prépare sont tous confrontés à cette vitesse terrible qui porte la ligne vers le dehors, vers un exercice fatal nommé « empirisme supérieur », lui qui se compose d’un « paquet de relations » quand les termes eux-mêmes se défont et qu’il n’y a plus de substances (Vol 2, p. 28). Alors, ne restent que les lignes qui n’ont rien de solide mais se plient et se déplient pour former « le fait de l’expérience ». Voici donc que les lignes, plus prometteuses que les termes reliés, se tissent pour constituer « des relations philosophiques » (p. 31) et que déjà se pose la question « Qu’est-ce que la philosophie ? », en suivant enfin des « paquets de relations ».

Evidemment Deleuze ne tresse pas une corde pour produire une ligne et filer à toute allure à travers l’histoire de la philosophie. Ce n’est pas une partie de pêche. Mais, pour autant, il faudrait ne pas prendre seulement les lignes de Deleuze pour des métaphores ! La ligne de Deleuze connait une vitesse et un risque qui se rapprochent considérablement de Melville. Il s’agit d’une ligne qui se tresse dans les lobes du cerveau et qui passe par une texture, un réseau ni nécessaire ni aléatoire. Une texture de textes que Deleuze va prendre pour outils, pour tremplin, histoire de lancer sa flèche en ayant minutieusement préparé la ligne qui le rattache au dehors. On ne s’aventure pas dans la pensée sans un minimum de complicité pour composer sa cordée. Ce faisant, Deleuze pourra dire que son « cours est, depuis dix ans, un commentaire de textes de philosophie. Je commente des textes de philosophie, voilà » (Vol. 4. p. 196).  Et les textes qu’il retient pour cette décennie sont parfois aussi compliqués que ceux de Leibniz ou de Foucault : « vous sentez que s’il monte tout ce scénario, c’est un véritable… c’est un drôle de truc, toute cette pièce, toute cette représentation théâtrale, c’est parce qu’il en a besoin comme d’une machinerie » (ibid, p. 197).

Il faut supposer des machineries pour engager cette philosophie multilinéaire que Deleuze longe et monte avec précaution. Là « on sent que c’est limite » et que les machineries de Leibniz par exemple sauvent en même temps qu’elles perdent. « Il a sauvé le Dieu véridique mais, avec son histoire très très curieuse des pyramides où s’agitent tous les Adams possibles, est-ce qu’il n’a pas frôlé vraiment toutes les puissances du faux ? Comment qu’il s’en est tiré ? ». Il s’en tire, dirait-on, par un délire de la raison qui engendre évidemment de curieux dispositifs auxquels Deleuze se rend attentif comme pour se demander si on ne pouvait pas, peut-être, pousser la ligne un peu plus loin et franchir le mur, affronter l’informel et le non-chronologique qui s’agitent dans toutes ces histoires trop bien réglées. Une espèce de tension entre forme et force quand la force vient évidemment faire exploser la forme, sans nous perdre, sans nous entraîner par le fond.

Et dans l’énorme cours sur Foucault, la question revient. Là aussi les textes sont visités selon un montage de séries qui renouvelle tout Foucault, dans un dispositif pour tenir la ligne, « la ligne d’affrontement », le pli, l’enveloppement du dehors capable d’ouvrir des brèches sans pour autant nous jeter dans le vide, nous larguer dans la tempête. C’est comme dans un champ de bataille : où advient le choc, où passe la ligne de force, où se produit la ligne d’affrontement entre le dedans et le dehors, les puissances qui composent l’homme et celles qui déjà montrent autre chose que l’homme, notamment le surhumain dont Nietzsche déjà avait tenté la ligne ?

« Chez Foucault, imaginez, il y a une ligne du dehors : qu’est-ce que cette inspiration ? Là je pose la question sérieusement : est-ce qu’il doit quelque chose à Melville ? (…) Qui d’autre a parlé de la ligne du dehors ou de quelque chose d’équivalent ? Michaux, et pourtant très indépendamment de Melville, Michaux a des pages splendides sur la ligne qui se tord comme la lanière d’un charretier en fureur. (…) Bon, c’est l’équivalent de la ligne de Melville ». Mais, reconnaissons, il y en a bien d’autres pour produire un véritable diagramme. « C’est la ligne qui lance les dés, si j’ose dire, c’est la ligne qui lance les dés, alors, en ce sens, ce serait la ligne de Nietzsche » (Vol. 5, p. 345). Le grand risque, la grande folie. Nouvelle ligne encore. On peut voir ainsi comme Deleuze a le souci du diagramme pour composer des lignes formant pour chaque philosophe son mouvement propre. Chaque grand philosophe se tient sur sa ligne, lance sa ligne. Et chez Foucault cette ligne, c’est un pli. Elle se plie dans des formes de subjectivations nouvelles comme pour envelopper le dehors et lui résister en même temps selon des mutations inédites. Et Deleuze, entre toutes ces lignes, va tendre la sienne propre qui ne cherche pas seulement à élever la finitude vers l’infini, mais rencontre le chaos pour en extraire les chaoïdes. Ce qui, évidemment, produit un âge très nouveau…

Il y a de nouvelles lignes qui ne sont plus les longues chaînes de raisons, comme c’était le cas chez Descartes capable de produire un ordre déductif, un enchaînement infini parfaitement déterminé. Chaînage de lignes que l’âge classique avait élevées à l’infini. Mais peut-être nous faut-il reconnaître cependant que chaque maillon peut induire des aléas insoupçonnés au lieu de se déduire des précédents avec certitude. Ces lignes nouvelles, Deleuze les aborde notamment dans son cours sur Foucault pour de nouveaux chaînages, multilinéaires : les « chaînes de Markov » en mesure de suivre le vol de la mouche ou la course d’un taxi dans une ville, mais tout autant un réseau de neurones, le parcours d’une idée dans les maillages du cerveau. Ce sont des zones. Des zones intermédiaires entre indépendance et dépendance, entre continuité et discrétion, entre hasard et nécessité.

Voici donc « Une drôle de chaine »… (Vol. 1, p. 150). Et elle permet la création de nouvelles langues, de fausses langues, comme chez Borges, ou encore des images de synthèse, des faux mondes calculés par l’ordinateur dans le jeu vidéo. « On sait pas bien où ça mène tout ça… si ça va permettre de faire des jargons, des faux Mallarmé, des faux Joyce » (p. 151). Cette ligne, évidemment, est extrêmement importante dans la compréhension des codes au niveau de la génétique. Elle suit la manière dont les codes sont parasités par l’échange entre un milieu intérieur déterminé et un milieu extérieur indéterminé. L’organisme fabrique en tout cas des « mixtes », entre sa nécessité propre, sa survie et les rencontres aléatoires qu’il va faire sa vie durant. Voici donc une chaine qui fait le mouvement du vivant, un mouvement qui est comparable au vol d’un moustique pris dans la nécessité de vaquer, de se déplacer selon des rencontres aléatoires, sur des terres nouvelles. Grand danger tout de même d’une telle ligne… Aller à la rencontre du dehors, dans la zone où rien n’est défini, le tout à partir d’un organisme qui, lui, est conduit par des règles précises… On aura ainsi une espèce de mouvement brownoïde qui fait l’objet du livre des frères Strougatski, la « ligne Stalker », comme je l’ai un jour proposée à Deleuze, tout à la fin, dans une discussion informelle et interrompue par la mort.

L’âge de l’infini est parvenu au bout de sa ligne et se trouve par conséquent révolu. La philosophie de Deleuze se heurte par la même occasion à un mur plus redoutable encore que celui de l’infini. Il affronte une zone de chaos, absolument étrangère, pour une langue encore non constituée, un code encore non formé, peut-être à la manière du stalker auquel le dehors ouvre sa frontière mortelle, approchant avec de multiples hésitations des matériaux dangereux, à retraiter. Et nous disions pour commencer qu’il y allait d’un laboratoire. Et c’est bien cela que tente un cours. Aller jusqu’au bout de la ligne et sentir quand elle s’achève, ne pas la lâcher avant de toucher au bout et en revenir avec une langue inédite. La philosophie comme création… La question « Qu’est-ce que la philosophie ? » naît évidemment avec un tel cours et sa « pédagogie conceptuelle ». A condition de comprendre qu’aucune philosophie n’est déjà formée comme semble le penser celui qui pratique une histoire monumentale, avec des œuvres toujours déjà constituées dans la langue académique des institutions immuables.

Le cours de Gilles Deleuze, 5 volumes, éditions Eidos, 2017. Les cours enregistrés, dont ces Cours sont la retranscription, peuvent être écoutés ici