Maître Jankélévitch

Maître Jankélévitch
Né à Bourges le 31 août 1903, le philosophe et musicologue VLADIMIR JANKELEVITCH est mort à Paris le 6 juin 1985. (©JOEL ROBINE / AFP)

Par Catherine Clément.

Par Catherine Clément
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Il avait un sourire à faire damner les saintes, aigu et drôle. Il avait l'air d'un diable malicieux. Grand, mince, la tête droite, bien pris dans des costumes qui n'étaient jamais noirs, Janké avait l'allure d'un dandy austère. Mais quand il s'échauffait, une épaisse mèche d'argent voltigeait à la hauteur des yeux et comme elle l'empêchait de voir, d'une main, il l'envoyait au front. Cette longue mèche de cheveux très raide, très blanche, posée sur le côté d'une raie, c'était son grain de folie. [...]

En 1959, quand j'ai suivi ses cours, Jankélévitch était vent debout contre la guerre d'Algérie, contre l'État policier, obsédé par le retour possible d'un antisémitisme dévastateur, danger qu'il n'écarta jamais. Tel que je le connus, dans cette mauvaise période de complots assassins et d'autoritarisme policier, Janké incarnait toute la liberté. Il avait pris parti contre le Général. Il n'était certes pas le seul à la Sorbonne, chaudron de résistance aux policeries du temps, mais il était de loin la plus brillante figure, celle qui attira tout de suite la jeunesse. D'abord cela: son étincelante liberté, sa fulgurante capacité de révolte.

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Janké n'était pas un professeur, c'était un maître. Dans son amphi, il parlait sans jamais s'arrêter, à toute allure, jetant à peine un œil sur ses notes manuscrites griffées de sa belle écriture élégante à l'encre bleue. Quand il était à bout de souffle, il sortait un mouchoir qu'il tenait roulé dans sa main et s'essuyait les lèvres, écumeuses comme celles de la Pythie délivrant son oracle. Il n'était jamais loin de la transe, de l'envol. Sa parole magistrale était comme la durée dans la pensée de Bergson, un flux amoureux qui échappait au temps, à la mesure. De sa bouche sortait une voix haut perchée montant vers l'altitude, «mon espèce de voix d'eunuque», me disait-il, une voix vertigineuse comme était sa pensée. 

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 > Les autres extraits de "Mémoire", de Catherine Clément

Mémoire, par Catherine Clément,
Stock, 592 p., 24 euros (en librairie le 21 janvier).

Catherine Clément
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