Saint-Denis : «Je ne peux plus enseigner dans un climat aussi difficile»

Baptiste Vanhee, professeur à Saint-Denis, a été roué de coups devant son établissement, le collège de La Courtille, en février. Il s’apprête à jeter l’éponge.

 Saint-Ouen, vendredi 14 juin 2019. Baptiste Vanhee, enseignant d’histoire-géographie, a été agressé en février dernier devant son collège.
Saint-Ouen, vendredi 14 juin 2019. Baptiste Vanhee, enseignant d’histoire-géographie, a été agressé en février dernier devant son collège. LP/Gwenael Bourdon

    Baptiste Vanhee est ce qu'on appelle « un jeune prof ». 30 ans, et cinq ans d'ancienneté. Mû par l'envie d'enseigner sa matière, l'histoire-géographie, et de « donner aux élèves des outils pour comprendre le monde ».

    Il s'apprête aujourd'hui à jeter l'éponge, quatre mois après avoir subi une violente agression aux portes du collège de La Courtille, à Saint-Denis. L'enseignant y effectuait un remplacement depuis quelques semaines, en travaillant également au lycée Paul-Eluard, toujours à Saint-Denis.

    Les traces de contusions au visage ont disparu, mais il porte encore une attelle à la main gauche - une fracture à la base du pouce qui pourrait lui valoir d'être opéré bientôt.

    Comment vous sentez-vous, quatre mois après votre agression ?

    Encore fragile et en colère.

    Contre vos agresseurs ?

    Bien entendu, ils sont responsables de leurs actes. J'ai porté plainte. Ils seront jugés et doivent être condamnés. Mais je ne peux m'empêcher de remettre ces violences dans un contexte plus global. Je suis en colère contre l'institution scolaire et les politiques publiques qui détruisent ces quartiers populaires.

    Que s'est-il passé ce jour-là ?

    Quand je suis arrivé devant le collège, la grille était fermée, un élève s'apprêtait à y entrer. Mais un groupe de jeunes plus âgés essayait de le retenir. J'ai vu qu'il n'était pas à l'aise. Je l'ai invité à me suivre. Le seul fait de m'interposer a suffi. Les jeunes se sont rués vers moi, pour me bousculer, me pousser. Ils m'ont roué de coups, ils étaient quatre. Personne ne me voyait depuis le collège, éloigné de la grille d'entrée.

    Qu'avez-vous ressenti ?

    Ça n'a duré que quelques minutes. J'ai juste essayé de me protéger. Je n'ai même pas eu temps d'avoir peur. Ils sont partis en courant, après m'avoir fait les poches, pris mon portefeuille. Je suis entré dans le collège, on m'a transporté aux urgences.

    Vous n'avez pas repris le travail au collège. Pourquoi ?

    J'aurais aimé pouvoir le faire, pour montrer aux élèves que je ne les associais pas à cet acte. Je n'ai pas pu. Au lycée, quelques semaines après ma reprise, j'ai dû m'arrêter. Je n'étais plus capable de faire ce qu'on fait en principe chaque jour : oublier les problèmes de la veille, faire le vide.

    Retournerez-vous en classe en septembre ?

    Non. Je ne peux plus enseigner dans un climat aussi difficile. Je savais pourtant qu'être prof ne serait pas simple. Mais cette agression a été un accélérateur. J'ai travaillé dans des conditions anormales.

    Aviez-vous déjà subi une agression de ce genre en cours ?

    Non. Mais j'ai subi les micro-agressions du quotidien. Les élèves se parlent mal entre eux, nous parlent mal. J'avais l'impression qu'un établissement scolaire était un sanctuaire. C'est parfois le cas. Mais au lycée Paul-Eluard, nous avons été confrontés à des intrusions, des règlements de comptes dans l'enceinte même de l'établissement. Le problème au sein de l'Education nationale est le même que celui qui touche les soignants, la police… Ces professions vivent dans une grande violence sociale. Il n'est pas normal de voir ses collègues pleurer au travail. Nos élèves sont les premiers à souffrir de ces violences. Certains modifient leurs trajets pour venir à l'école, d'autres ne viennent pas parce qu'ils sont menacés. Ces tensions se répercutent dans les cours.

    La police a fini par interpeller deux de vos agresseurs…

    Ce sont d'anciens élèves. Un choc pour mes collègues qui les avaient eus en classe. Quand ils m'ont agressé, ils savaient que j'étais prof. Il y a eu un sentiment d'échec collectif. Mais les responsables sont les politiques.

    C'est-à-dire ?

    On a supprimé les emplois aidés dans les associations de quartiers. Quand les enfants sont pris en charge dans des activités culturelles ou sportives, ils ne traînent pas dans les rues. Notre collège, pourtant classé REP + [NDLR : réseau d'éducation prioritaire renforcé] manque aussi de moyens. Il n'y a pas de médecin scolaire. Les élèves en difficulté ne reçoivent pas l'aide nécessaire, ils décrochent, deviennent perturbateurs… La bonne volonté des collègues ne suffit pas.

    Vous avez été soutenu par l'Education nationale après votre agression ?

    Oui. Mais j'attends toujours le paiement des soins que j'ai reçus, pour ce qui est un accident du travail*.

    Que pensez-vous des brigades de sécurité déployées en avril dernier par le conseil régional, notamment à Saint-Denis ?

    C'est un pansement sur une jambe de bois. Cela rassure les élèves, mais ne règle pas les problèmes. Au lycée Éluard, il y a encore eu un départ de feu, un jet de brique à travers la vitre d'une classe.

    Vous démissionnez ?

    Dans un premier temps, je demande une mise en disponibilité. Je n'ai pas abandonné l'espoir de pouvoir un jour enseigner dans de bonnes conditions.

    *Le Rectorat confirme qu'« un défaut de traitement du dossier » a retardé la prise en charge, mais que « les services ont été saisis » pour régulariser le paiement des soins au plus vite.

    UNE ANNÉE SCOLAIRE ÉMAILLÉE DE GRAVES INCIDENTS

    L'agression de Baptiste Vanhee devant le collège La Courtille avait suscité une vive émotion à Saint-Denis. Mais elle est loin d'avoir constitué le seul incident grave de cette année scolaire dans la commune.

    Le lycée Paul-Eluard a également défrayé la chronique, avec plusieurs intrusions violentes, en septembre puis en mars. Début avril, c'est une enseignante du collège Triolet qui était menacée par un ancien élève, qui s'était introduit dans l'établissement avec un pistolet à billes… Les parents d'élèves se sont aussi émus, plus récemment d'incidents aux abords du collège Lurçat, sur fond de tensions entre quartiers.

    Les moyens « sont là en Seine-Saint-Denis »

    A La Courtille, l'agression de leur collègue avait poussé les enseignants à cesser le travail durant huit jours. Ils réclamaient des moyens supplémentaires (assistants d'éducation, heures). « Nous n'avons rien obtenu de l'Education nationale, sauf trois réunions avec des chargés de mission et une enquête sur le climat scolaire », déplore Célia Kolli, syndicaliste Snes.

    Du côté du rectorat, on estime que « la réponse adaptée ne réside pas toujours dans les moyens », et que ceux-ci « sont là en Seine-Saint-Denis ». Et on souligne « le contexte local complexe de Saint-Denis », qui a d'ailleurs été au cœur de plusieurs conseils locaux de prévention de la délinquance.

    Recrudescence d'affrontements en Ile-de-France

    La municipalité PCF a de son côté annoncé au printemps le lancement d'un appel à projet pour améliorer la prévention, le financement de médiateurs au collège Barbusse et au lycée Eluard.

    Enfin, Saint-Denis abrite depuis avril l'une des brigades de sécurité mises en place par le conseil régional et chargées d'intervenir à la demande des chefs d'établissement de toute l'Ile-de-France. Celle-ci a déjà effectué « une trentaine d'interventions », pas uniquement dans le 93, précise une porte-parole, qui évoque « une recrudescence d'affrontements aux abords des établissements scolaires dans toute la région ».

    G.B.