Artiste-star outre-Manche, Tracey Emin est enfin exposée à Paris

Immense en Grande-Bretagne depuis les années 1990, Tracey Emin est exposée en France. Enfin ? Par Lisa Vignoli
L'artiste contemporaine britannique Tracey Emin arrive  à Paris au muse d'Orsay
The Artist / courtesy White Cube / Photo Prudence Cuming Associates, London / Adagp, Paris, 2019

Lors de notre dernier voyage à Londres, c’est elle qui nous a accueillis à la gare de Saint-Pancras. Comme cinquante millions de voyageurs depuis plus d’un an, notre regard s’est arrêté sur le néon géant de Tracey Emin qui enveloppait tout l’espace d’un rose puissant. Six mots, écrits d’un geste délié : « I want my time with you. » Le message – subliminal – envoyé à tous les Européens, en plein Brexit, pouvait aussi ressembler à une lettre d’amour. Comme souvent, l’artiste britannique se plaçait quelque part entre l’intime et le public, entre l’art et la vie (quotidienne, simple, crasseuse parfois). Instagrammable et instagrammée à merci (même par ceux qui ne connaissent pas l’identité de l’artiste), l’œuvre de vingt mètres de long lui a été commandée par le propriétaire de la gare et la Royal Academy. C’est qu’en Grande-Bretagne, ce pays qui s’apprête à redevenir « une petite île se situant dans la mer du Nord », selon ses propres mots, Tracey Emin est une superstar, l’une des plus grandes figures de l’art contemporain. Depuis son émergence, au début des années 1990, au sein des Young British Artists (YBAs) – lancés par la galerie Saatchi, ses membres, dont Damien Hirst ou Sarah Lucas, n’ont jamais hésité à repousser leurs limites –, Tracey Emin s’est hissée au rang d’artiste ultrarespectée au Royaume-Uni. Représentante du pavillon britannique à la biennale de Venise de 2007, on l’a sollicitée pour une édition limitée des Jeux olympiques londoniens de 2012, un an après lui avoir délivré la chaire de dessin à la Royal Academy of Arts.

Jack Taylor / Getty Images

Tracey Emin posant devant deux de ses tableaux durant l'exposition « The Art Of Wishes » à Londres le 1er octobre 2017 © Jack Taylor/Getty Images

Pourtant, à l’autre bout de l’Eurostar – elle vit la moitié du temps dans le sud de la France –, jamais une exposition institutionnelle ne lui a encore été consacrée. Quelques connaisseurs évoquent des rapprochements certains avec l’œuvre de Sophie Calle. Comme elle, Tracey Emin s’engage dans la lecture et la relecture d’elle-même, de son œuvre, de sa vie, de son œuvre qui n’est autre chose que sa vie. Elle aussi a mis en scène son lit (en version plus trash que Calle, jonché de préservatifs, bouteilles vides et autres substances), ses ruptures amoureuses, la mort de sa mère... « Cette absence s’explique sans doute, analyse Donatien Grau, par une sorte de distance française par rapport au phénomène anglais, même en ce qui concerne les YBAs. » Attaché au musée d’Orsay où il invite des figures de l’art contemporain, le philosophe a tenu à lui faire intégrer le temple le temps d’une exposition. « Aujourd’hui – et ce n’est pas sans lien avec des mouvements tels que #MeToo –, un regard nouveau est porté sur l’œuvre de Tracey Emin. On se rend peut-être compte que cette œuvre traumatique – dans laquelle elle a mis en scène ses avortements, sa vie intime, sa nudité – n’est autre que le reflet d’une vie intense de femme. » Pour The Fear of Loving (« La peur d’aimer »), elle est venue, plusieurs fois, se plonger dans les archives des collections du musée d’Orsay, voulant tout voir, tout explorer, afin de sélectionner, avec une originalité évidente, les dessins qui, d’Edgar Degas à Constantin Guys, se reflètent avec ceux de sa série produite pour l’exposition. Dans ce dialogue, dont elle signe aussi la scénographie, le corps, le sexe et l’être humain ne sont jamais très loin. L’humour et la provocation non plus. C’est ainsi et seulement ainsi qu’elle se voit créer. Et seulement en créant qu’elle se voit vivre.

La peur d’aimer. Orsay vu par Tracey Emin, du 25 juin au 29 septembre au musée d’Orsay, Paris VII ème.