Pour Carola Rackete et Pia Klemp : ne pas obéir

Carola Rackete a été arrêtée par la police italienne. Les policiers italiens n’ont pas refusé d’obéir à l’ordre qu’ils avaient reçu de l’interpeller. Carola Rackete a été arrêtée parce qu’elle a refusé d’obéir. Une autre femme, toujours en Italie, est également emprisonnée et accusée pour le même motif : Pia Klemp risque vingt ans de prison et 15000 euros d’amende pour chaque vie qu’elle a pu préserver. Carola Rackete et Pia Klemp ont été arrêtées pour avoir dit « Non », pour avoir refusé de participer à la souffrance et à la mise à mort d’autres êtres humains, pour avoir exercé le pouvoir fondamental et irrévocable des peuples : refuser d’obéir.

C’est pour l’exercice de ce pouvoir et de ce droit inaliénable qu’elles sont aujourd’hui incarcérées par la police italienne. Si elles sont ainsi incarcérées, c’est aussi parce qu’elles ont refusé de se soumettre à l’impératif raciste de la politique italienne aujourd’hui aux ordres de Matteo Salvini. Celui-ci est un chef fasciste, menant une politique racialiste et raciste, impliquant la dévalorisation, la souffrance, la mise à mort de milliers d’êtres humains. C’est toujours ce que fait le fascisme : tuer, la violence et le meurtre étant les moyens et la finalité de toute politique fasciste.

Pour Salvini, il ne s’agit pas de mettre à mort directement, activement, mais de laisser mourir. C’est ce qui se passe en Méditerranée : des milliers de personnes y sont mortes, des milliers d’autres y mourront. En criminalisant le sauvetage des migrants en Méditerranée, en l’interdisant, en faisant tout – par la loi, par la force, par la mobilisation des médias et d’une opinion publique avide de morts – pour le rendre préjudiciable ou impossible, Salvini condamne ces migrants à mourir. Comment appeler le refus de sauver des vies alors que leur préservation est tout à fait possible ? Cela s’appelle un meurtre. Salvini ne tue pas de ses propres mains, il ne commande pas l’exécution active des migrants : il fait ce que fait aujourd’hui le fascisme compatible avec nos « démocraties » : il met en place les conditions de la mort de milliers de gens et il les laisse mourir. Cette mise à mort évite aux meurtriers de se couvrir de sang. C’est comme le meurtre dont l’arme est un drone : tuer à distance, tuer sans tuer, ne pas tuer directement mais enclencher à distance les conditions de la mise à mort. La victime est un point sur un écran, un point dans une globalité statistique, elle n’existe jamais en tant qu’individu avec un corps, une histoire, un visage, des yeux qui vous regardent. La victime est effacée avant d’être tuée : elle n’existe pas.

Cette politique meurtrière est raciste car elle frappe des populations définies et pensées comme exogènes, arabes, africaines – et pauvres. Ce sont des populations qui ne sont protégées par aucun Etat, au contraire. Ces populations fragiles et fragilisées le sont davantage en étant définies par des caractéristiques raciales dont l’histoire mobilise un ensemble de représentations négatives dans les esprits et qui justifient l’indifférence quant à leur sort, voire le désir de les faire mourir. Ces populations sont définies racialement, leur définition par la « race » implique leur dévalorisation, leur exclusion hors du sort commun des êtres humains et hors du droit : leur vie ne vaut rien, ils peuvent et ils doivent mourir. C’est la logique du racisme, la mise à mort étant la finalité même du racisme. Il n’y a pas de gentils racistes, il n’y a pas de racisme humaniste, il n’y a pas de fascisme bon : il n’y a que des assassins. La politique de Salvini est une politique raciste, c’est une politique qui appelle au meurtre.

C’est à cette politique de la déshumanisation, de l’effacement, de la violence et du sang que Carola Rackete et Pia Klemp ont dit « Non ».  Ce « Non » ne peut être qu’insupportable pour Salvini comme pour ceux et celles qui, lors de l’arrestation de Carola Rackete, se sont réjouis, se sont précipités sur place pour insulter celle-ci : chacun de leur cri, chacune de leur parole était un appel au meurtre, était l’expression d’un plaisir à l’idée de la mort. Le fascisme n’est jamais indifférent à la mort de ceux et celles qu’il laisse mourir et qu’il tue : le fascisme implique toujours le plaisir de tuer, la jouissance du meurtre. C’est cette jouissance que l’on entendait dans les insultes, les appels à l’emprisonnement, à la condamnation, à la sanction contre Carola Rackete – appels qui en masquaient un autre : laisser mourir les migrants, satisfaire le désir de leur mise à mort.

Insupportable car contredisant ce désir, le refus d’obéir de Carola Rackete et Pia Klemp l’est également puisqu’il affirme l’inverse de toute pensée fasciste : la nécessité de la justice pour tous. Si ce refus est insupportable, inacceptable, c’est aussi car il contredit la volonté d’imposer un rapport fasciste à la loi comprise comme ce à quoi il est absolument nécessaire de se soumettre. Eichmann, lors de son procès, répétait : la loi doit être respectée. Cette idée de la loi implique une humanité déshumanisée, une idée de la loi où celle-ci n’est pas une loi mais un ordre, n’est pas autre chose que ce qui exige une soumission sans restriction. Cette idée fasciste de la loi implique surtout la peur de toute désobéissance, la peur que le peuple refuse d’obéir. Ce qui est insupportable pour Salvini, c’est que Carola Rackete et Pia Klemp – qui sont, de plus, deux femmes – ont montré de la façon la plus claire et simple que l’obéissance à la loi n’est pas une nécessité, que la loi n’est pas un ordre crié par un kapo. Elles n’ont pas seulement signalé le caractère injuste et meurtrier des lois promulguées par l’Etat italien : elles ont montré qu’il était possible et légitime de ne pas obéir, de dire « Non », c’est-à-dire de refuser l’obéissance aveugle à la loi qui est le ressort de toute politique fasciste. Nous ne vous obéissons pas, il est possible de ne pas vous obéir, la désobéissance est un moyen d’empêcher le fonctionnement de votre système assassin : voilà ce que disent ces deux femmes, rappelant ce que le peuple peut faire contre le pouvoir qui l’écrase et l’aliène, indiquant ainsi une arme contre le fascisme actuel : NE PAS OBEIR.

L’acte de désobéissance de Carola Rackete et Pia Klemp – et de toutes celles et de tous ceux qui, comme elles, désobéissent – enraye les effets de ce rapport fasciste à la loi. Vouloir l’obéissance mécanique à la loi, c’est vouloir que chacun, en obéissant, s’habitue non seulement à obéir à n’importe quelle loi – y compris, donc, les lois injustes et illégitimes –, mais aussi que chacun, en obéissant, participe au meurtre, s’habitue à la mise à mort et à ce qu’elle implique. L’obéissance aveugle à la loi fait de chacun un complice actif et élimine chaque conscience, la possibilité pour chacun de juger par lui-même. La politique de Salvini a besoin que chacun soit complice du meurtre, que chacun soit un assassin, que chacun soit fasciste, que chacun soit une machine sans conscience. Dans ses analyses puissantes du totalitarisme et des camps, Hannah Arendt démontre que les camps ne sont pas seulement des lieux d’enfermement et de mise à mort, ils sont aussi des machines à produire de la déshumanisation et une participation au meurtre. Même si des camps de concentration existent encore, le fascisme contemporain n’a plus nécessairement besoin de camps : rendu compatible avec les formes actuelles de la démocratie, il s’appuie sur la loi et le rapport à la loi, il mobilise les ressources mises à disposition par l’Etat démocratique pour produire des effets similaires à ceux analysés par Arendt. La loi comprise par Salvini est ce qui produit l’habitude de la mise à mort et la participation à la mise à mort : obéir, ici, c’est être soi-même un assassin, un esprit pour lequel la mise à mort des autres va de soi, voire est considérée comme un bien et source d’un plaisir.

C’est cette compréhension de la loi et les effets qu’elle appelle que rejettent Carola Rackete et Pia Klemp, c’est la banalisation de la mort des migrants qu’elles nient, c’est la complicité volontaire de ceux et celles qui obéissent et jouissent de l’obéissance qu’elles mettent au jour : vous n’êtes pas des citoyens agissant en vue de ce qui est juste, vous êtes des fascistes meurtriers – voilà ce qu’elles affirment et qu’elles ont raison d’affirmer. Ce qu’elles affirment, c’est que le fascisme de Salvini et d’autres implique la complicité volontaire de tous, le désir pour chacun d’être un assassin et que les autres soient aussi des assassins, le désir que d’autres encore soient des victimes dont la mort est source de plaisir. Ce qu’elles affirment, c’est la possibilité – le devoir – d’être autre chose que des sujets fascistes, de ne pas s’habituer, de ne pas désirer la mort des autres, d’agir contre ce désir. L’acte de désobéissance de Carola Rackete et Pia Klemp ne peut qu’être insupportable pour tous les fascistes italiens et européens puisque non seulement il rend inopérante la mécanique institutionnelle, juridique, politique, subjectivante du fascisme actuel, mais aussi puisqu’il indique une des voies de résistance : NE PAS OBÉIR.

La Méditerranée ne va pas devenir un cimetière, elle est déjà un cimetière. La Méditerranée n’est pas un cimetière, elle est un charnier perpétré par l’Europe. Il serait inexact de considérer que Salvini est seul responsable de ce qui arrive : l’Europe ne fait rien pour l’empêcher de mener sa politique fasciste ; l’Europe laisse l’Italie à peu près seule face aux implications économiques, logistiques, juridiques, de l’immigration importante qu’elle connait ; d’autres pays européens ont, peu ou prou, la même politique que l’Italie à l’égard des migrants. Si les migrants meurent en Méditerranée, leur mort est causée par l’Europe dans son ensemble, elle est le résultat d’une volonté de l’ensemble des Etats européens. Dire cela ne relève pas d’une hypothèse ou d’une interprétation : c’est un fait. L’Europe tue, elle applique une politique qui tue, une politique qui inclut consciemment, et donc veut, la souffrance, la déshumanisation, la mort de milliers d’individus. Et cette politique est raciste puisque, si la politique européenne actuelle est meurtrière, si elle nécessite le meurtre, elle ne condamne pas et ne tue pas n’importe qui mais ceux et celles qui, non seulement sont pauvres, mais sont aussi racialement stigmatisés. En refusant de respecter cette politique, en refusant de respecter les frontières – la frontière assimilée à une barrière et à un moyen de filtrage en fonction de critères économiques et « raciaux » –, Carola Rackete et Pia Klemp ne se sont pas opposées seulement à l’Italie de Salvini mais à l’ensemble des Etats européens, à la politique fascisante que mènent actuellement les Etats de l’Europe. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles aucun Etat européen n’intervient auprès du gouvernement italien ni n’a proposé d’aider l’action de Carola Rackete et Pia Klemp : le même fascisme, au fond, irrigue la politique italienne et celle de l’Union européenne dans son ensemble. Si Carola Rackete et Pia Klemp sont effectivement gênantes pour l’Europe, c’est parce qu’elles signalent sur ce point l’identité des politiques européennes, la complicité de tous les Etats. Salvini n’est au fond, à la fois, que la main la plus visiblement agissante de l’Europe et le symptôme d’un fascisme inhérent à la politique européenne actuelle.

Le fascisme n’est pas « ce qui vient », il n’est pas « ce qui frappe à la porte » : il est déjà là, préparant la mise à mort future de millions d’individus, une répression généralisée selon des critères économiques et des principes racistes – et préparant notre complicité dans ce massacre, notre désir de tous ces morts. Le fascisme n’est pas un moment passé de l’histoire, il est ce qui s’est transformé et adapté aux formes des Etats démocratiques contemporains. Croyant être des sujets libres, des citoyens, nous sommes graduellement – mais sûrement – préparés pour être des assassins, les complices réjouis de meurtres de masse, les acteurs de notre propre asservissement. C’est cela que Carola Rackete et Pia Klemp refusent, et c’est pour cela qu’elles doivent être fêtées et immédiatement libérées. Toute autre position est un acquiescement au fascisme.

Un migrante es tuo amigo tuo nemigo es el capital @ Simona Crippa