Chroniques

Des emplois, des savoir-faire et des zombies

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Par Paul Krugman

En fait, dans une économie sans cesse en mouvement, il existe toujours des places non pourvues alors même que certains sont au chômage, et le rapport actuel entre les postes non pourvus et les chômeurs est bien plus bas que la normale. Cependant, un grand nombre d’études sérieuses n’ont trouvé aucune preuve pour étayer leurs propos selon lesquels des savoirs faire inadéquats des travailleurs expliquent ce fart taux de chômage.

Mais la certitude selon laquelle l’Amérique souffre d’un grave "fossé des savoir-faire" est l’une de ces choses que tous les gens importants savent être vraie, parce que tous les gens qu’ils connaissent disent que c’est vrai. Voilà un exemple parfait d’une idée zombie – une idée qui aurait dû être éliminée par les preuves mais qui refuse de mourir.

Et elle fait beaucoup de mal. Avant d’en arriver là cependant, que savons-nous réellement des savoir-faire et des emplois ?

Pensons à ce que l’on devrait trouver s’il existait vraiment une pénurie de savoir-faire. Avant tout, l’on devrait voir des employés avec les bons savoir-faire bien s’en sortir, et ceux qui ne possèdent pas ces savoir-faire s’en sortir beaucoup moins bien. Ce n’est pas le cas.

Oui, les employés avec un niveau d’études élevé sont moins au chômage que ceux dont le niveau est plus faible, mais c’est toujours vrai, que l’époque soit bonne ou mauvaise. Le point crucial, c’est que le chômage reste bien plus élevé parmi les travailleurs à tous les niveaux d’études que ce n’était le cas avant la crise financière. L’on peut dire la même chose au-delà des emplois : les travailleurs s’en sortent plus mal aujourd’hui qu’en 2007, dans toutes les catégories principales. Certains employeurs se plaignent du fait qu’ils ont du mal à trouver des employés qui ont les savoir-faire dont ils ont besoin. Mais montrez la monnaie : si les employeurs pleurnichent à propos de certains savoir-faire, ils devraient être prêts à offrir des salaires plus élevés pour attirer les employés possédant ces savoir-faire. Cependant, en réalité, il est très difficile de trouver un groupe de travailleurs qui obtient une forte augmentation, et ceux que l’on trouve ne rentrent pas du tout dans les cases de la sagesse populaire. Il est très bien que, par exemple, les employés qui savent comment se servir d’une machine à coudre soient augmentés de façon significative, mais j’ai de gros doutes sur le fait que ce sont là les savoir-faire auxquels pensent ceux qui font beaucoup de bruit à propos du soi-disant fossé des savoir-faire.

Et ce ne sont pas seulement des preuves sur le chômage et les salaires qui réfutent cette histoire de fossé des savoir-faire. Des sondages méticuleux des employeurs – comme ceux récemment menés par des chercheurs au MIT et au Boston Consulting Group – trouvent tous deux que les "inquiétudes à propos d’un fossé des savoir-faire sont exagérées", selon le groupe de conseil.

La seule preuve que l’on pourrait citer, allant dans le sens de cette histoire de fossé des savoir-faire, c’est la brusque augmentation du chômage de longue durée, qui pourrait attester du fait que bon nombre de travailleurs n’ont pas ce que les employeurs veulent. Mais ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, l’on en sait beaucoup sur les chômeurs de longue durée, et ils sont impossibles à distinguer, en termes de savoir-faire, des employés licenciés qui retrouvent rapidement un nouvel emploi. Quel est donc leur problème ? C’est le fait même d’être au chômage qui rend les employeurs réticents à ne serait-ce que regarder leur candidature.
Comment ce mythe de la pénurie des savoir-faire persiste-t-il donc, et demeure même "ce que tout le monde sait" ? Eh bien nous avons eu une belle illustration de ce processus à l’automne dernier, lorsque certains média ont rapporté que 92 pourcent des cadres dirigeants disaient qu’il y avait bien un fossé des savoir-faire. A la base de cette affirmation ? Une enquête téléphonique dans laquelle on demandait aux cadres : "Parmi les réponses suivantes, laquelle décrit le mieux le "fossé" du fossé des savoir-faire de la main d’œuvre américaine ? " le tout suivi par une liste de propositions. Etant donné la question chargée, il est en fait incroyable de noter que 8 pourcent de ceux qui ont répondu ont dit qu’il n’y avait pas de fossé.

Ce qu’il faut savoir, c’est que les gens influents qui évoluent dans des cercles qui répètent à l’envi cette histoire de fossé des savoir-faire – ou, encore mieux, qui écrivent à propos des pénuries de savoir-faire dans des médias comme Politicio – sont un gage de sérieux, une affirmation d’une identité tribale. Et le zombie poursuit sa route.

Malheureusement, le mythe des savoir-faire – tout comme le mythe de la crise de la dette toute proche – a des effets catastrophiques sur la politique réelle. Plutôt que de se concentrer sur la façon dont une politique fiscale erronée de façon désastreuse et des mesures inadaptées de la Réserve Fédérale ont handicapé l’économie et exigent des actes, les gens importants poussent les hauts cris à propos de la chute des travailleurs américains.

De plus, en accusant les travailleurs de leur propre fardeau, ce mythe des savoir-faire détourne l’attention du spectacle des profits et des primes qui grimpent en flèche alors même que l’emploi et les salaires stagnent. Bien entendu, cela pourrait bien être une autre raison qui pousse les chefs d’entreprise à aimer autant ce mythe.

Il nous faut donc tuer ce zombie, si on le peut, et cesser de trouver des excuses pour une économie qui punit les travailleurs.

Paul Krugman

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