Le Greco, égaré absolu, par Jean-Paul Marcheschi, peintre et essayiste

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« L’essentiel est de faire durer le désir dont le but nous est souvent obscur. »

Dominikos Thetokopoulos, dit Le Gréco, est une bizarrerie dans l’histoire de l’art.

Peintre que nul n’attendait – car la société se croit toujours seule -, né à Candie en Crète (possession vénitienne) en 1541, mort à Tolède en 1614, il fut un exilé ayant retrouvé par son art la saveur et les formes de sa terre natale, créant une synthèse magistrale entre influences byzantines, grande peinture vénitienne (Le Titien, Le Tintoret) et voluptés maniéristes (Pontormo).

Allant au-delà de la bella maniera par une sorte de croyance absolue dans la peinture comme territoire autonome débarrassé des contraintes du lieu géophysique, Le Greco travailla vite, puissamment, sans relâche.

« Pour qui a fait le voyage de Crète, comment ne pas remarquer la similitude de cette terre et de la Castille où le peintre finira sa vie ? Cette ressemblance tellurique du paysage explique sans doute son installation à Tolède. Ce lieu désertique et âpre, propice à l’anamnèse, fait remonter en lui le souffle noir de l’origine.

Le Greco est l’être du dépaysement. Il est l’homme en proie au temps, à ses pressions, son inhospitalité, ses arbitraires, sa violence. »

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Il fallait pour comprendre un tel phénomène un peintre de feu et de foi, un insulaire, un Corse n’ayant cessé d’interroger ses origines et ses paysages premiers, Jean-Paul Marcheschi, dont le livre Un grand sommeil noir, publié aux éditions Plessis – Art3 à Nantes, est passionnant.

Ecrit depuis le point de vue d’une fraternité secrète unissant les chercheurs travaillant au cœur de la nuit, son essai se met à l’écoute de la puissance affirmative d’un nom.

« Une fois que s’est accompli le travail de dépersonnalisation et de distanciation que suppose l’acquisition de la culture, c’est ce trou noir de l’origine qui revient de plus en plus dans nos existences, nos rêves, nos œuvres, nos désirs, nos nuits. Si l’on ne parvient pas à inscrire ce retour de ce qu’il y a de plus archaïque et de plus enfoui en nous, c’est une véritable catastrophe pour le sujet de cette œuvre. »

Correspondre à son origine, modestement, violemment, sauvagement, sans pour autant en mythifier l’introuvable substance, peut constituer, lorsque l’on a décidé de porter le fer contre les illusions, la nécessité d’une vie.

Le Crétois fut cet égaré pour qui tout commença peut-être, hypothèse marcheschienne, par la représentation d’un Garçon allumant une chandelle (Museo Nazional di Capodimonte, Naples), toile mettant le feu à la plaine verticale de toute son œuvre picturale à venir, sorte de Ur-peinture enfouie dans le sable des encyclopédies sur l’art.

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Pour comprendre Le Gréco, l’essayiste convoque avec beaucoup de pertinence Goya, Manet, Cézanne, ayant entrepris comme lui de peindre la peinture bien plus que n’importe quel sujet.

Sa Vue de Tolède (Metropolitan Museum of Art, New York), « premier paysage sans personnage de l’art occidental » ? « Tolède est un grand déchirement de ténèbres jusqu’à la neuvième heure, c’est un Golgotha mais sans le Crucifié. Rayonnement noir, livide – bleu, gris, vert -, où la couleur se voit de part en part transpercée par le cauchemar du temps. »

Le Candiote reste fondamentalement un étranger, peintre des larmes et des mains jetées au ciel, de la noblesse des visages et de l’esprit des tissus.

Il y a chez lui l’annonce d’une Apocalypse préludant au réveil de tous les corps, une assomption pour tous les innocents qui est celle de la peinture elle-même quand elle fait jubiler les couleurs et les formes.

« Il est des œuvres qui font peindre et d’autres qui donnent envie de vivre. Celle du Greco a provoqué en moi à la fois le désir de peindre (j’avais alors quatorze ans) et, de plus en plus celui de vivre. »

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Jean-Paul Marcheschi, Le Greco, Un grand sommeil noir, Editions Plessis – Art3, 2019, 102 pages

Editions Plessis – Art3

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