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Au Cameroun, l’impossible deuil des parents de jeunes filles kidnappées par Boko Haram

Dans l’Extrême-Nord, plus d’une centaine de personnes auraient été enlevées par le groupe djihadiste, selon des ONG.

Par  (Mora, Cameroun, envoyée spéciale)

Publié le 28 novembre 2019 à 13h00, modifié le 28 novembre 2019 à 17h52

Temps de Lecture 4 min.

Djallo Ibrahim montre les photos de son mari tué par Boko Haram, et de sa fille, entourée de ses deux tantes, enlevée par le groupe djihadiste. Ici, en novembre 2019.

Djallo Ibrahim a les yeux rivés sur deux photographies montrant un homme et trois jeunes filles. Elle les caresse, les embrasse et les presse contre son cœur. Des larmes coulent sur ses joues. « Boko Haram a tué mon mari et kidnappé ma fille », lâche cette femme de 33 ans, assise en tailleur sur une natte étalée à même le sol sablonneux : « La jolie fille en bazin est ma Falmata Bana, entourée de ses deux tantes. Elle n’avait que 12 ans. Ces terroristes l’ont enlevée et je ne l’ai plus jamais revue. »

Tout se passe en 2015. Les combattants de la secte islamiste multiplient les attaques dans la région camerounaise de l’Extrême-Nord, frontalière avec le Nigeria. Le 23 janvier, ils débarquent à Amchidé, localité située à la frontière, et demandent de l’argent aux habitants « afin d’acheter des armes », se rappelle Djallo. Son mari et ceux qui n’en ont pas sont abattus. Le village se vide.

Djallo Ibrahim, sa fille, sa mère et ses sœurs se réfugient à Gancé, un bourg situé à quelques kilomètres. Ils sont à nouveau attaqués par Boko Haram. « Cette nuit-là, Falmata était allée aux toilettes. Mon oncle, qui ne s’était pas encore endormi, a vu des hommes l’enlever. Ils attaquaient le village. C’était le 17 juillet autour de 21 heures », précise Djallo. Accompagnée de sa mère, elle se lance à sa recherche. Des kilomètres de marche à pied en vain. Elles rebroussent chemin et se réfugient dans la commune de Mora où elles vivent encore aujourd’hui.

« Est-elle morte ? »

Djallo a pu faire le deuil de son mari, s’est remariée et a eu trois garçons dont des jumeaux. Mais le kidnapping de sa fille la tourmente et l’empêche de vivre. « Je n’ai pas vu son corps. Est-elle morte ? Dans mes pensées, je la revois souriante, en vie. Comment donc lui dire au revoir ? », s’interroge Djallo, le regard dans le vague. Comme elle, de nombreux parents de jeunes filles kidnappées par le groupe terroriste au Cameroun attendent toujours des nouvelles de leurs enfants.

Leurs cas sont moins médiatisés que ceux des Chibok Girls. Dans la nuit du 14 au 15 avril 2014, l’enlèvement par Boko Haram de 276 lycéennes de la ville de Chibok, dans l’Etat de Borno au Nigeria, avait choqué le monde entier. Des appels à les libérer avaient afflué des quatre coins du globe. Cinq ans plus tard, 112 lycéennes sont toujours captives, tandis que 57 ont pu s’enfuir et 107 ont été libérées par le gouvernement.

Mais selon des ONG travaillant dans la région, plus d’une centaine d’autres personnes auraient depuis été enlevées par Boko Haram dans l’Extrême-Nord du Cameroun. « On dépasse la trentaine de kidnappings rien que pour les jeunes filles, témoigne une humanitaire, cadre dans une organisation internationale. Il y a en plus des femmes et des jeunes garçons. »

Certains s’étonnent du silence de la communauté internationale, compte tenu de l’ampleur du phénomène. « On parle quand même de plus d’une centaine de jeunes. Dans chaque village attaqué par Boko Haram où je me rends, il y a des gens qui me parlent du kidnapping de leurs filles, fils, épouse… On ignore ce qui leur est arrivé », s’attriste Bouba Amos, agent humanitaire et responsable administratif au Conseil de concertation et d’appui pour la promotion du développement intégré (Capdi), une ONG qui lutte entre autres contre la radicalisation.

Il y a quatre ans, la fille d’Aouza, Yanguizé, 17 ans, a été enlevée lors d’un raid nocturne. Loukouri, 14 ans, et Kaltoum, 18 ans, les filles du voisin, ont aussi été forcées à suivre les djihadistes. Le vieil éleveur entend encore leur appel à l’aide : « Papa, aide-moi », « Sauve-moi, je t’en prie ». « On ne pouvait rien car, en même temps, ils tiraient partout », se souvient-il.

« On vit dans la tourmente »

Depuis, des questions douloureuses le taraudent : sa fille est-elle morte ? A-t-elle été forcée d’épouser un membre de Boko Haram ? A-t-elle été violée ? A-t-elle été transformée en kamikaze comme des centaines de jeunes ? « Je n’ai aucune réponse. C’est dur de ne pas faire son deuil. De ne pas dire adieu. On vit dans la tourmente. On se dit qu’elle est peut-être morte et, la minute d’après, on la croit à nouveau vivante », soupire le fermier.

Aucun de ces parents n’a porté plainte. L’urgence et l’effroi les en ont dissuadés. Après les incursions, les familles se dispersent et se cachent. Certains marchent pendant des jours pour fuir les terroristes. Chacun lutte alors pour sa survie. Une fois installés dans un lieu de refuge, ils sont pris de peur.

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« Nous sommes dans un pays où l’armée est toute puissante. Dans le contexte de la guerre contre Boko Haram, il y a eu beaucoup d’abus. Beaucoup ont été soupçonnés d’appartenir à Boko Haram et beaucoup ont été arrêtés. Cela a renforcé les craintes. Rares sont ceux qui pouvaient oser porter plainte », explique Bouba Amos.

Dans un rapport paru en 2017, Amnesty International dénonçait la banalisation de la torture dans la lutte contre Boko Haram au Cameroun. En 2018, une vidéo a montré des soldats tuant froidement deux femmes et leurs enfants, présentés comme ayant été attrapés lors d’un assaut contre les djihadistes. Sept soldats ont été arrêtés. Leur procès est en cours.

« Nous avons libéré certains otages. Nous avons empêché certains kidnappings, rétorque une source sécuritaire sans plus de détails. Il ne faut pas oublier que beaucoup de Camerounais ont rejoint la secte. Nous accueillons d’ailleurs de nombreux ex-combattants qui continuent de déposer les armes. Au sein de la population, il y a des complicités. Des personnes qui ravitaillent Boko Haram. »

A Mora où vivent des déplacés, les parents scrutent les visages, à l’occasion des grandes fêtes et des rassemblements. Ils espèrent, sans trop y croire, retrouver leurs garçons et leurs filles. Falta Alima, 39 ans, a vu ses trois enfants, âgés de 3 à 8 ans, se faire enlever sous ses yeux : « Boko Haram a utilisé beaucoup d’enfants comme kamikazes. Les miens ont-ils été parmi eux ? Tant que je ne verrai pas leur corps, je ne pourrais cesser d’espérer. »

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