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« Les habitants meurent à petit feu » : en Tunisie, le phosphate pollue l’air de Gabès

Les fumées provenant du Groupe chimique tunisien, une entreprise publique qui produit des engrais et de l’acide phosphorique, sont chargées de gaz toxiques.

Par  (Gabès, Tunisie, envoyée spéciale)

Publié le 02 janvier 2020 à 20h00

Temps de Lecture 5 min.

Une usine du Groupe chimique tunisien, à Gabès, en juillet 2017.

« Avant, les grenades de Gabès étaient les meilleures du pays », se souvient Kilani Ben Youssef en montrant de ses mains calleuses sa récolte de fruits, dont « beaucoup sont desséchés et sans goût ». Installé à 1,5 km de la zone industrielle de transformation du phosphate de Gabès, dans le sud-est de la Tunisie, Kilani Ben Youssef ne sait pas ce que l’avenir lui réserve. « J’ai été agriculteur toute ma vie, je ne sais faire que ça. Mais maintenant, même les produits que je vends doivent être pollués. » Alors pas question que son fils reprenne son exploitation.

Tous les ans, Kilani Ben Youssef fait évaluer par des experts le niveau de contamination de ses terres, afin de recevoir une compensation financière du Groupe chimique tunisien (GCT), la principale entreprise publique opérant à Gabès. Mais avec les difficultés de ce secteur phare de l’économie nationale, « ça prend beaucoup plus de temps et ils ne font pratiquement plus rien », se désole le paysan, qui est loin d’être le seul à payer le prix fort de cette industrie pour laquelle la Tunisie occupait le cinquième rang mondial au début des années 2010. Depuis, les revendications sociales ont fortement perturbé la production de phosphate, concentrée sur le bassin de Gafsa. Celle-ci vient seulement de retrouver son niveau d’il y a dix ans, avec un peu plus de 4 millions de tonnes en 2019.

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Gabès héberge une vingtaine d’usines exportatrices, dont les unités du GCT, qui transforme le phosphate en acide phosphorique et en engrais. Pour ses 150 000 habitants, la pollution est devenue un combat de tous les jours. « Près de la moitié des patients que nous recevons aux urgences présentent des pathologies respiratoires », témoigne Moncef Larbi, médecin à l’hôpital Mohamed-Ben-Sassi et au centre de santé de base de Ghannouch, une des zones proches du GCT : « Les enfants souffrent d’asthme très tôt, les cancers du poumon sont fréquents. Mais aucune étude n’a été réalisée pour permettre d’établir un lien entre la recrudescence de ces maladies et la pollution liée aux phosphates. »

Un drame silencieux

Des données de l’Agence nationale de protection de l’environnement (ANPE) attestent des dépassements des seuils fixés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la qualité de l’air, mais elles sont peu prises en compte par les autorités.

En mars 2018, la Commission européenne a publié une étude selon laquelle 95 % de la pollution atmosphérique de la région de Gabès est imputable aux fumées gazeuses provenant du GCT, composées de particules fines, d’oxyde de soufre, d’ammoniac et de fluorure d’hydrogène. La mer, poursuivent les auteurs, est souillée par les rejets de phosphogypse qui forment une sorte de boue marron, visible à l’œil nu, aux alentours de l’usine installée sur le littoral. Quelque 5 millions de tonnes ont été déversées au cours des trente dernières années.

« A Ghannouch, les habitants meurent à petit feu et personne ne dit rien parce que beaucoup travaillent dans l’industrie du phosphate. Ici, même la poussière est polluée. C’est un drame qui se joue sous nos yeux », glisse un ancien infirmier.

Ce drame silencieux prend parfois une tournure catastrophique, comme le 9 décembre, quand des habitants de Ghannouch et Chott Essalam sont arrivés à l’hôpital en suffoquant. L’usine avait procédé à une opération de dégazage, laissant échapper des fumées orange des cheminées. « Il nous arrive de manquer de masques à oxygène pour faire les premiers soins », témoigne le médecin Mourad Thabti. Il déplore que ces opérations, qui sont normalement programmées une fois par an, se produisent désormais presque tous les trois mois, entraînant des mouvements de panique au sein de la population.

« Il n’y a plus de poissons »

Malgré les mouvements de protestation et les dénonciations de la société civile, le GCT est toujours présent, tel un mastodonte de gaz et de poussière qui se dresse à côté de la mer. Salah El Wardi, 45 ans, pêcheur et habitant de Chott Essalam, se bat grâce à son syndicat, même s’il a souvent le sentiment d’être impuissant. Il y a longtemps qu’il ne pêche plus ici.

« Je laisse ma flouka [petit bateau] à Zarzis, à quelques kilomètres. Cela ne sert à rien ici, il n’y a plus de poissons. Les rejets de phosphogypse créent un dérèglement dans la température de l’eau, si bien qu’en hiver, il fait trop froid pour qu’ils puissent pondre. S’ajoutent à cela les métaux lourds qui restent en suspension et empêchent le développement des plantes marines. » La pêche est le secteur plus touché par la pollution : selon la Commission européenne, « le rendement de la pêche à Gabès a connu une baisse tendancielle très prononcée de 44 % » entre 2000 et 2015, contre une hausse de 52 % à Médenine, à 75 km.

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Nostalgique, Salah El Wardi se souvient du Gabès de son enfance : « Il y avait l’oasis de Chenini, où les caléchiers faisaient des balades pour les touristes et où on construisait des hôtels pour faire découvrir les beaux paysages aux alentours de la ville. Désormais, Gabès n’est plus qu’une ville industrielle sans âme. » Le vaste complexe hôtelier du Chela Club est définitivement fermé et reconverti en maison de culture pour les jeunes. Le souk pour les touristes est désert et les seules traces que les habitants trouvent d’une ville autrefois belle résident dans les cartes postales et les souvenirs de leurs parents.

Délocalisation

Pourtant, la région de Gabès recèle l’unique oasis littorale de la Méditerranée. « C’est pour ça que beaucoup de jeunes comme moi sont engagés dans des campagnes contre la pollution, on ne veut plus de ça. Quand nos parents nous racontent à quoi ressemblait la ville, nous prenons conscience que ce n’est pas là où nous avons grandi », témoigne Haifa Bedoui, 26 ans, enseignante stagiaire qui milite pour la fermeture totale du site. Mais le GCT emploie directement et indirectement plus de 4 500 personnes. Que deviendraient-elles alors que le taux de chômage est de 25 % à Gabès (contre une moyenne nationale de 15 %) ?

En 2017, le gouvernement a annoncé que l’entreprise serait délocalisée à une soixantaine de kilomètres, à Menzel El Habib, qui abritera d’ici à 2030 « une ville industrielle intégrée respectueuse de l’environnement », selon les mots du ministre de l’industrie de l’époque. Les militants n’y voient qu’un déplacement du problème. « Ces usines sont et resteront polluantes. Aucune étude d’impact n’a été publiée sur ce projet dont la première pierre devrait être posée début 2020. Il n’y a aucune transparence de la part des autorités », déclare Khairreddine Debaya, l’un des principaux initiateurs du mouvement « Stop Pollution ».

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D’autres, comme Mohamed Ali Daymi, enseignant à la faculté des sciences de Gabès et auteur d’une synthèse sur la pollution de la ville, considère que la fermeture de ces industries n’est pas forcément la seule option, à condition qu’elles s’engagent dans une politique de responsabilité sociale et environnementale qui permette de prévenir réellement la pollution. En attendant, le changement se fait attendre. Le 25 décembre, la municipalité de Gabès a de nouveau été contrainte d’émettre un communiqué pour alerter les habitants sur la toxicité des émissions industrielles.

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