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Cinq ans après l'attentat de Charlie Hebdo, Riss se confie : "On essaie de ne pas se laisser submerger"

Devenu directeur de la publication de Charlie Hebdo, Laurent Sourisseau, dit Riss, raconte au JDD la vie après, mais aussi la survie du titre, qui assume toujours son ton satirique.

Pascal Ceaux, Cyril Petit , Mis à jour le
Devenu directeur de la publication de Charlie Hebdo, Riss se confie dans le JDD sur la survie du titre, 5 ans après l'attentat.
Devenu directeur de la publication de Charlie Hebdo, Riss se confie dans le JDD sur la survie du titre, 5 ans après l'attentat. © Serge Picard, pour le JDD

Cinq ans après l'attentat meurtrier, le journal satirique Charlie Hebdo panse encore ses plaies et aborde avec inquiétude le procès qui doit se tenir aux assises au mois de mai à Paris. Il entend persister dans sa veine satirique avec de nouveaux dessinateurs, même si la mobilisation autour du titre en janvier 2015 s'est évaporée. En 2019 la publication était presque à l’équilibre. Laurent Sourisseau, dit Riss, directeur de la rédaction de Charlie Hebdo , raconte la survie de son titre. Il croit encore en l’avenir. Sécurité, laïcité, numéro hommage, il se confie au JDD.

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Cinq ans après, parler de cette tragédie est-il ­difficile?
On vit avec mais on essaie de ne pas se laisser submerger. Si je n'y prenais pas garde, je pourrais passer ma vie emprisonné dans cet événement. Il faut trouver un équilibre entre ne pas oublier, ce qui est toute façon impossible, et ne pas être écrasé par le souvenir. Il ne faut pas non plus trop l'imposer aux autres, à ses proches comme aux nouveaux collaborateurs du journal.

Comment appréhendez-vous ce cinquième anniversaire?
Il sera peut-être plus marqué ; 2020 va être l'année éprouvante du procès. On va nous remettre au cœur de la tragédie de manière crue et directe, alors que depuis cinq ans on essaie de se fabriquer une vie normale.

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Le 11 janvier, les gens se jetaient dans les bras les uns des autres parce qu'ils avaient peur

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Que reste-t-il selon vous du "Je suis Charlie"?
Des gens nous soutiennent toujours avec beaucoup de force. Quand des jeunes collaborateurs arrivés après janvier 2015 font des reportages, en province ou à l'étranger, ils sont parfois sidérés de l'accueil.

Mais n'est-on pas loin de l'esprit de la marche du 11 janvier?
Chacun a retrouvé ses ­habitudes, la police est redevenue impopulaire. C'était prévisible. Et la ­menace terroriste semble moins présente. On vit moins dans la peur. Le 11 janvier, les gens se jetaient dans les bras les uns des autres parce qu'ils avaient peur. Ils ont alors pris conscience qu'ils ­faisaient partie d'une société en danger. Aujourd'hui chacun ­retrouve un peu de sa singularité… et pense avoir moins besoin des autres.

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Il y a toujours eu des menaces sur Charlie Hebdo, notamment après les caricatures de ­Mahomet. Aviez-vous imaginé une chose aussi terrible?
À la première menace au ­moment du procès des caricatures en 2006, je disais parfois : "Il peut y avoir un type qui débarque à notre domicile." Cabu et Val étaient sous protection. Après un dessin de ­Cabu sur Miss Monde au ­Nigeria, on avait reçu des menaces. Un ­camion de police a stationné devant le journal pendant trois ou quatre jours. Puis le temps est ­passé, sans alerte ­concrète.

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À la réunion de une, au printemps 2015, il y avait deux personnes, Luz, Coco, voire trois quand je n'étais pas à l'hôpital

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En novembre 2011, les locaux du journal sont incendiés…
Ça a été la deuxième étape : ­Charb, Luz et moi avons alors eu une ­protection. On n'a jamais retrouvé les auteurs. On est restés sur une incertitude. Moi, assez vite, dès le début 2012, je voulais ­arrêter la protection. Puis il y a eu l'attentat à ­Toulouse de ­Mohamed ­Merah à l'école juive. Je me suis dit : "Un jour, c'est ça qui va se passer, un type va entrer et tirer dans le tas ou jeter une grenade." Donc j'ai gardé ma protection pour que tout le monde en profite quand j'étais au journal.

Ne pouvait-on pas protéger les locaux?
On m'a dit que ce dispositif n'existait que pour les ministères. Début 2013, j'ai arrêté la ­protection et Luz aussi. Seul Charb l'a ­gardée. En juillet 2014, on a déménagé. À part un type dérangé et une ­voiture volée abandonnée devant l'immeuble, rien à signaler. Au cours de l'été, un syndicat de police avait publié un tract disant que la ­protection de Charb était de ­complaisance. Moi-même, à l'automne, j'avais émis des ­doutes auprès de lui. Après coup, je pense qu'il ne voulait pas nous montrer son inquiétude, et quand j'ai vu ce type arriver le 7 janvier 2015…

Vous racontez dans votre livre Une minute quarante-neuf secondes (Actes Sud), ­publié en ­octobre, cet homme en noir, ­cagoulé.
Je l'ai vu et j'ai pensé "c'est fini". Et en même temps, en une demi-seconde je me suis dit "mais ­putain les caricatures c'était en 2006, il y a neuf ans". Des mecs viennent encore pour ça! L'ambiance était à l'apaisement. Même les services de police n'avaient pas l'air plus inquiets que ça. Comment imaginer un truc pareil?

Avez-vous récupéré de votre blessure par balle à l'épaule?
Non, je ne peux pas lever le bras. C'est définitif. Je n'ai reçu qu'une seule balle, mais ces armes pulvérisent tout. C'est définitif, on ne revient pas comme avant.

En 2015, ne fallait-il pas d'abord que le journal survive?
Il fallait que le journal ­reparaisse, mais avec qui? Je voulais montrer que les terroristes avaient perdu, que le journal était toujours vivant, que l'esprit satirique qu'ils avaient voulu anéantir était toujours là, mais il n'y avait plus grand monde en vie qui avait le savoir-faire. À la réunion de une, au printemps 2015, il y avait deux personnes, Luz, Coco, voire trois quand je n'étais pas à l'hôpital.

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Des lecteurs qui nous ont découvert après 2015 sont restés. C'est réconfortant.

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Aujourd'hui, comment va ­Charlie Hebdo?
Correctement. Nous avons 30.000 abonnés et la vente à l'unité reste autour de 24.000-25.000 exemplaires. Depuis ­septembre, nous avons un site ­Internet et une newsletter qui fonctionnent bien.

Avant l'attentat, quelles étaient vos ventes?
15.000 abonnés et 19.000 ventes en kiosques. Des lecteurs qui nous ont découvert après 2015 sont restés. C'est réconfortant.

Dans votre livre, vous racontez que l'argent a rendu fou des collaborateurs.
Oui. C'est un moment pénible parce que tout était insupportable. À l'époque, je n'ai rien dit, parce que je ne voulais pas ajouter au ­chaos. Mais ces comportements m'ont blessé. Dans le journal, maintenant, il y a un bon esprit.

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On est devenu un ­symbole de la liberté d'expression, mais nous voulons en faire bon usage

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Vous avez perdu des géants tels Cabu, ­Wolinski, ­Tignous… Était-ce un de vos enjeux personnels de faire renaître une génération de dessinateurs?
C'était l'objectif de Cabu en 1992 à la parution du nouveau ­Charlie. Il voulait qu'une génération de ­dessinateurs puisse prendre le relais, faire le journal. On en est au même point. Je ne vais pas rester éternellement.

Cet épisode tragique a-t-il changé votre manière de faire du journalisme?
Très vite, on s'est remis à faire des dessins comme avant, sans trop se soucier de savoir si ça allait plaire ou non. Il fallait montrer qu'on n'allait pas s'arrêter. On est devenu un ­symbole de la liberté d'expression, mais nous voulons en faire bon usage.

Est-ce que l'attentat a renforcé votre attachement à la ­laïcité?
Avant, on se sentait seuls face à ces nouvelles formes d'intolérance qui s'installaient dans la société française. Au procès des caricatures en 2006, on était les premiers ­confrontés à une forme d'intolérance mal connue. On nous a marginalisés en dessinateurs ­anticléricaux. Aujourd'hui, des relais existent pour pointer l'intolérance religieuse. Ce n'est plus simplement un problème de dessinateurs, c'est vraiment devenu une question politique.

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Je ne veux pas qu'on devienne des ­monomaniaques. On est un média généraliste, pas un tract militant.

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Certains vous ont accusé de développer des thèses à caractère raciste. Avez-vous été incompris?
Il faut dire les choses même si elles sont désagréables. Malheureusement, une bonne partie de la gauche est corsetée dans des concepts idéologiques très stricts et s'interdit de parole. L'islam et l'islamisme, c'est différent. Les ­partis xénophobes font des amalgames avec l'immigration. ­Résultat : une espèce de mélasse incompréhensible. Une voie est à bâtir pour défendre les principes de liberté, de laïcité et ne pas sombrer dans la stigmatisation dangereuse.

Mais ce qui vous est arrivé ne vous donne-t-il pas une priorité dans ce ­combat?
Je ne veux pas que ­Charlie soit prisonnier du 7 janvier pour ­toujours. Les couvertures de ­Charlie Hebdo consacrées à l'islam sont très minoritaires. On s'intéresse à plein d'autres choses. De temps en temps, on est obligés de parler des problèmes d'intolérance religieuse. Mais je ne veux pas qu'on devienne des ­monomaniaques. On est un média généraliste, pas un tract militant.

Vos couvertures restent observées. Les faites-vous de la même façon qu'avant?
Oui. On assume nos choix pour la une et on sait que parfois on ne sera jugés que sur celle-ci. Elle proclame quelque chose qu'on revendique.

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Tout le monde doit ­comprendre qu'on n'a pas le droit de dire n'importe quoi sur les réseaux sociaux

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Vous dites-vous parfois qu'un dessin va trop fort?
Ça veut dire quoi, "trop fort"? Par rapport à quoi? Non. Ce dont j'ai peur, c'est qu'un dessin soit compris de travers. Donc, si on publie un dessin, qu'il soit en ­couverture ou à l'intérieur, il doit être clair et on doit l'assumer.

Recevez-vous ­encore des menaces, à titre ­collectif ou personnel?
Il y a des poussées de fièvre en fonction des dessins. Et, dans ces énervements, il y a parfois des ­menaces, des phrases du genre "on aurait dû tous vous liquider" ou "la prochaine fois, on vous liquidera". Elles proviennent essentiellement des réseaux sociaux.

Vous portez plainte?
On dépose plainte par principe. La police juge si c'est sérieux. Des condamnations ont été prononcées. Des gens pensent que sur ­Facebook il y a une impunité, qu'on peut dire n'importe quoi. Tout le monde doit ­comprendre qu'on n'a pas le droit de dire n'importe quoi sur les réseaux sociaux.

Quel est le poids financier de la sécurité à ­Charlie ­Hebdo?
Plusieurs millions d'euros. Pour la première fois cette année, une aide publique nous est allouée. Le journal s'était débrouillé ­jusque-là, mais ce n'est plus ­possible. On a demandé des audits à la préfecture pour savoir si on pouvait alléger la protection, ils ont répondu non.

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Un jour, je retrouverai le ­bonheur de prendre le métro tout seul.

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Pensez-vous pouvoir reprendre un jour une vie "normale"?
Un jour, je retrouverai le ­bonheur de prendre le métro tout seul. Le bus commence à devenir un souvenir lointain. Je ne sais même plus très bien où on achète des tickets. Je ­comprends que les personnalités politiques sous protection soient déconnectées de tout. On a l'impression d'être un ­camembert sous une cloche à fromage perpétuelle.

Mais rien ne pourra redevenir normal si vous restez journaliste…
Pour avoir l'espoir d'une vie ­normale, il faut que j'arrête tout. Mais j'aime faire un journal, ­dessiner, et je ne suis pas trop gâteux. Donc, quand on met dans la balance les avantages et les inconvénients, il va falloir que je vive avec ça pendant quand même encore un peu de temps. ­Cavanna a travaillé jusqu'au bout, ­Cabu aussi.

Que va publier Charlie Hebdo pour les 5 ans de l'attentat?
Un numéro consacré aux nouvelles formes de censure. Et les familles des victimes ont choisi des dessins de leurs disparus que nous publierons. Elles ont aussi écrit un petit mot.

À la fin de votre livre, vous écrivez : "Un jour c'est sûr, on se retrouvera tous." Ça veut dire quoi?
Cette phrase ­ambiguë est ­volontaire. Quand vous sortez de ça, que vous êtes vivant et pas les autres, vous culpabilisez. Pendant vingt-cinq ans on était toujours ensemble ; on s'est construits ensemble. Et du jour au lendemain, vous êtes seul. J'aimerais être de nouveau avec eux. Un jour, moi aussi je disparaîtrai et je les rejoindrai, mais pas dans l'au-delà.

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