Eloge du gif

C’est un nouveau naturalisme, on pourrait l’appeler le gifisme (ou giphisme) et je crois que c’est beaucoup plus important qu’un simple effet de mode. Le gif, serait-il supérieur aux mots ?
Le 6 mai 2015, Adam Leibsohn, créateur et directeur de l’exploitation de la plateforme Giphy, a avancé que le gif constituerait un moyen de communication supérieur au mot. Qu’est-ce qu’un gif ? Un morceau d’image-mouvement vivant et signifiant, rien que ça. Et pour en parler il faut convoquer Deleuze, je rêve d’un texte de Deleuze sur les gifs, comme ce serait beau ! Il faut s’arrêter sur 3 concepts : celui de l’image-mouvement, celui de l’image-pulsion et le naturalisme (différent du réalisme) dont parle Deleuze.

Il y a un « comme si » du naturalisme. Les créateurs naturalistes présentent un milieu réel comme si quelque chose de plus profond grondait en son fond. Quelque chose qui gronde en dessous. Et ceci s’appelle aussi des mondes originaires. Le gif apparaît comme milieu réel dérivant d’un monde originaire. Comme le monde de l’animal, comme le monde de la pure nature ? Oui et non. Une autre façon de le dire : dans le milieu réel l’homme n’est pas un animal. Point. Simple. Mais dans le milieu naturaliste… l’homme peut être une hyène, un âne, un faon, un coq, une poule mouillée, etc. Dans le milieu naturaliste la différence homme/animal n’a pas cours, ce n’est pas une distinction pertinente dans les mondes originaires. Et pourquoi ? Parce que le monde originaire, naturaliste, n’est pas le monde de la forme, c’est un monde sans forme.s, c’est le monde du fond… j’ai envie d’ajouter monde sans fond jusqu’au fond diffus cosmologique, découvert après la mort de Deleuze, le philosophe aurait adoré je pense. Le gif donc comme un artefact du monde du fond ce qui veut dire aussi du « sans fond »….

Mais alors, ces mondes originaires, ils existent ou ils n’existent pas ? Là encore, oui et non. C’est AU FOND du milieu réel que vous trouverez le monde originaire, mais l’un est aussi inséparable de l’autre que l’inverse.

Revenons aux gifs, celui-là, par exemple, de Jim Morrison, probablement lors d’un concert (son fond est noir comme un absolu), prenons ce petit morceau d’image-mouvement-temps, le gif apparaît comme une capsule naturaliste, signifiante et plus forte qu’un mot car elle emporte avec elle plusieurs mots, et même un infini de mots tant ce qui est montré avec ce gif peut provoquer de réactions diverses chez tel ou tel. Réactions diverses aussi en fonction du contexte, là je poste ce gif Morrison car il y a un tropisme pédé chez moi, on le sait, lol, mais pas seulement. Pas seulement car c’est aussi de la nostalgie, c’est le gif d’un monde disparu, c’est le gif d’une certaine tragédie (mort à 27 ans Morrison, il fait partie du club des 27), c’est le gif d’une certaine volupté, c’est le gif d’une certaine beauté comme capturée vivante en son point d’incandescence, ce ne serait pas un poème, ce gif, ce serait la bougie-prière de ce poème, et elle va brûler à l’infini, tant qu’il y a suffisamment d’électricité dans le monde, dans le que le net fonctionne comme il fonctionne en ce moment. La bougie a besoin de cire, d’une mèche et de feu, il en va de même pour le net qui a besoin d’un appareil technologique (ordi ou portable, etc.), qui a besoin d’équations mathématiques (algorithmes) qui a besoin d’énergie et d’une mémoire, d’un stock quelque part (cloud, data).

Mais alors, ce que je disais par rapport aux mots ? Le gif vaincra les mots au point de les remplacer ? Je ne sais pas. Je ne crois pas mais ne pas sous-estimer le pouvoir et surtout la puissance de ces gifs qui apparaissent et fleurissent depuis 5 ans environ, un peu moins.

Et de toute façon c’est une question réactionnaire de se demander si le gif va remplacer les mots ou pas, on verra. Ce n’est pas la bonne question. Les bonnes questions sont pourquoi, et comment. J’ai déjà un peu répondu avec Deleuze.

Un indice, de quoi je me sers pour analyser et poser ce problème (dans le sens de question), de gifs ? Non, de mots et de phrases ! Ce que j’ai à dire (qui est aussi recherche) sur les gifs, je ne sais le dire qu’avec des mots, et non des gifs, donc… Mais : si j’envoie à quelqu’un ce gif Morrison #bogosseultime, qu’est-ce que je veux dire ? Plein de choses, une nébuleuse de mots, le sens n’est pas arrêté, l’autre alors, surtout s’il me ressemble, sera ému, se mettra à sourire, car le gif est profond (se rappeler : il vient d’un fond originaire, il en appelle à un monde originaire) mais il est aussi (de part sa forme et son silence enfermé) mignon, kawai comme on dit au Japon, autrement dit c’est du sérieux qui ressemble à du léger, du jeu, de l’oisif et de l’intempestif. Il y a un mot pour ça, d’ailleurs, qui vient du verbe faire en grec : poésie.

Autre exemple de la faiblesse du gif, s’il peut dire plein de choses, le gif, selon le contexte, l’émetteur ou le receveur, il ne peut pas dire plusieurs choses à la fois, ce que peuvent les mots et les phrases. Cela étant dit, il y a une réthorique possible avec les gifs, à condition qu’ils soient accompagnés de mots, et mélangés à eux.

Mais richesse apparente du gif : le gain de temps, et en cela il est très moderne, la gestion du temps étant une question majeure dans nos vies connectées.

Il faudrait aussi distinguer 2 sortes de gifs : les gifs purs, sans mots, et les gifs qui incluent une phrase, souvent sous forme de légende comme dans un film. Et d’ailleurs, le gif est un mini film, il peut l’être, un atome de film. Les gifs augmentés de mots sont beaucoup plus fins et riches et ils peuvent constituer une vraie réponse, complète, à une question posée avec des mots. De plus, de part son caractère silencieux, le gif qui apporte une réponse le fait d’une façon beaucoup plus marquante : on a inventé la façon de parler avec du silence ! Le gif n’est alors pas exactement la réponse, une traduction de la réponse dans une autre langue, mais carrément une image, un aperçu de la pensée, de l’idée de la réponse.

Donc ? Les gifs ne sont pas près de remplacer les mots (c’est à souhaiter) mais les gifs ajoutés aux mots apparaissent comme une richesse inouïe, aux combinaisons et nuances et subtilités infinies, un nouveau langage est en train de naitre sous nos yeux, un peu comme si on mettait au carré (et bientôt au cube ?) nos « simples » phrases…

Pour finir, qu’est-ce qu’il est mignon craquant, Jim, dans ce gif… j’aurais du mal à dire avec des mots, sans lourdeur aucune… ce gif est la racine carrée de la jeune bogossitude poétique et tragique de Jim Morrison…

(il aurait fallu que je parle des questions de rythme et d’harmonies … et de ce que le gif charrie de l’époque dans l’époque, du temps dans le temps… un gif Koala 🐨 maman avec bébé 🐨 sur son dos par exemple, en ce moment… il n’est pas que mignon… il est extrêmement triste et douloureux…)

Impossibles définitions de la poésie :
• « Qu’est-ce que la poésie ?
Des jardins imaginaires peuplés de vrais crapauds », Marianne Moore.
• « La poésie c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout », Victor Hugo.
• « La poésie est cette musique que tout le monde porte en soi », William Shakespeare.
• « La poésie est un monde enfermé dans un homme. », Victor Hugo encore.
• Dans La Ville Paul Claudel disait : « Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix, nous sommes accordés à la mélodie de ce monde.
Tu n’expliques rien, ô poète, mais toutes choses par toi nous deviennent explicables ».
• « La poésie, notre poésie se lit comme le journal. Le journal du monde qui va venir », Louis Aragon, Chronique du bel canto.
« La poésie n’a pas d’autre but qu’elle-même », Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, « L’Albatros ».
• « La poésie est de toutes les eaux claires celle qui s’attarde le moins aux reflets de ses ponts », René Char.