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Simone Veil à Auschwitz, son témoignage pour l'Histoire

simone veil Auschwitz
« À l'intérieur du camp de Birkenau, les derniers mètres de voies ferrées avant la sinistre deuxième rampe, prolongée tardivement pour que le tri des déportés s'effectue au plus près des crématoires. Simone Veil assume aujourd'hui la présidence de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
Clément Mathieu , Mis à jour le

ARCHIVES. En janvier 2005, Paris Match avait accompagné Simone Veil et ses petits-enfants à Auschwitz. À l'occasion de la sortie du film «Simone. Le voyage du siècle», retour sur cette visite bouleversante.

Un voyage douloureux et indispensable. En janvier 2005, Paris Match avait accompagné Simone Veil à Auschwitz. Survivante du camp d'extermination nazie, elle avait emmené ses petits-enfants sur le lieu symbole du martyre des juifs d'Europe. Elle s'était longuement confié à notre reporter et ancien directeur de la rédaction Alain Genestar. Un entretien bouleversant, republié à l'occasion de la sortie du film «Simone. Le voyage du siècle». 

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Voici le reportage « Simone Veil, retour à Auschwitz », publié dans Paris Match en 2005…

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Paris Match n°2904, 13 janvier 2005

Simone Veil, retour à Auschwitz

« Simone Veil, retour à Auschwitz ». La couverture du numéro 2904 de Paris Match, daté du 13 janvier 2005.
« Simone Veil, retour à Auschwitz ». La couverture du numéro 2904 de Paris Match, daté du 13 janvier 2005. © Paris Match

Un entretien avec Alain Genestar

Aux Français, elle a souvent prouvé qu’en politique le courage pouvait être une vertu féminine. Magistrat, ministre, présidente du Parlement européen, aujourd’hui membre du Conseil constitutionnel, Simone Veil a tracé son chemin dans un monde qui n’était pas toujours accueillant. C’est un beau destin. Et pourtant... il avait commencé sur une voie de chemin de fer qui menait à la mort. Simone Veil avait 16 ans quand elle découvrit cette grande machine à tuer d'Auschwitz-Birkenau d'où ne sont pas ressortis 1 million de Juifs, un sixième environ des victimes de la Shoah, ainsi que 120 000 autres détenus. Ici, elle perdit sa jeunesse, ses illusions et sa mère, dans un autre camp, à Bergen-Belsen. Paris Match a suivi ce douloureux voyage qu'elle a entrepris pour ses enfants, ses petits- enfants, et tous ceux qui, comme eux, sont d'un autre temps. Parce qu'elle le considère comme son devoir, le devoir d'entretenir le passé de ceux à qui on avait interdit de croire en l'avenir.

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Paris Match. Il y a un peu plus de soixante ans, vous êtes déportée à Auschwitz-Birkenau avec votre mère et votre soeur, Milou. Vous y êtes revenue hier avec vos deux fils et quelques-uns de vos petits-enfants. Qu'avez-vous ressenti en passant cette porte avec eux?
Simone Veil. (Un silence.) Tout est si différent qu'il n'y a pas de lien entre ces deux mondes. Ce sont deux vies. Celle du passé est toujours présente. Ce que j'ai vécu, comme pour tous les déportés, m'a profondément marquée et les souvenirs nous reviennent en mémoire. Le monde des camps de déportation était hors du temps, de la vie, des réalités... On n'avait aucun projet d'avenir. Dans ce que nous vivions au quotidien, ce monde-là ne nous rappelait rien de ce qui avait été notre vie.

Vous étiez déjà revenue, mais c'est la première fois que vos petits-enfants vous accompagnent. En venant avec eux, que voulez-vous leur transmettre?
Avant de penser à quoi que ce soit, je suis venue parce qu'ils ont exprimé le désir, l'intérêt, de savoir de façon plus précise ce que j'avais vécu, de connaître ce qui a été si bouleversant, si tragique, d'une si grande influence. Ils veulent intégrer non seulement mon passé mais aussi celui de leurs arrière-grands-parents qu'ils n'ont pas connus mais dont je leur parle souvent. C'est important pour eux. Aujourd'hui, avec le 60e anniversaire, on peut penser que c'est la dernière fois qu'il y aura une commémoration d'une telle ampleur. Nos petits-enfants en entendent beaucoup parler et c'était donc un devoir de les emmener, à condition qu'ils le souhaitent. Pour certains, c'est trop douloureux et insupportable. Il ne faut l'imposer à personne.

Peut-être vouliez-vous leur faire partager une douleur qu'il vous est difficile d'expliquer?
C'est beaucoup plus qu'une douleur, c'est une histoire. L'histoire de l'extermination des Juifs d'Europe. C'est cela que je veux qu'ils comprennent. Mais je ne savais pas si cela les intéressait vraiment et si, pour certains d'entre eux, c'était réellement important. Seuls les aînés m'ont accompagnée et j'y retournerai avec ceux qui ont regretté de ne pouvoir venir.

Vous leur avez peu parlé, hier, tout au long de cette journée à Auschwitz. Il y a eu de grands moments de silence, de recueillement. De temps en temps, l'un d'entre eux venait à vous et vous serrait dans ses bras... Leur avez-vous fait des confidences que vous ne leur auriez pas faites à Paris ?
Non. Ce sera plus facile maintenant car ce sont eux qui vont me poser des questions... Un sujet comme celui-ci, on ne peut pas l'aborder n'importe quand, n'importe comment. Après cette visite et le choc qu'ils ont ressenti, ils vont certainement m'interroger davantage et il sera plus facile de leur en parler.

Dans ce lieu de mort, elle guide et accompagne ceux auxquels elle a donné la vie

Dans le camp d’Auschwitz, ils marchent tête baissée. Les deux fils de Simone Veil ont emmené avec eux Aurélien et Sébastien, les fils de leur frère décédé, Nicolas, et leurs enfants, Deborah, Isabelle, Judith, Lucas. Ils avancent un peu comme dans un cimetière familial. A Auschwitz flotte la mémoire de la Shoah qui emporta André Jacob, leur grand-père, et Jean, le frère de Simone, disparu dans un convoi en Lituanie, puis Yvonne, leur grand-mère, quelques semaines avant la Libération. « Elle a été l’être le plus important de ma vie », dit Simone Veil. Elle a continué à guider sa vie. «J’ai espéré avoir des filles pour retrouver avec elles cette tendresse presque charnelle que j’ai eue avec ma mère, a-t-elle confié. J’ai des fils merveilleux, je n’ai aucun regret. »

« Des anciens baraquements de bois, réservés aux hommes, ne reste qu’un pan de mur en brique avec les cheminées destinées à la cuisine des kapos. Au premier rang du groupe, Pierre-François Veil et son fils Lucas. Puis Jean Veil. Alain Genestar, directeur de Paris Match, se retourne vers Simone Veil, entourée de deux de ses petits-fils, Aurélien et Sébastien. Derrière, Judith et Deborah, les filles de Jean. Antoine, le mari de Simone Veil, n’était pas du voyage; le nombre des places étant limité, il a préféré que l’un de ses petits-enfants prenne sa place. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Des anciens baraquements de bois, réservés aux hommes, ne reste qu’un pan de mur en brique avec les cheminées destinées à la cuisine des kapos. Au premier rang du groupe, Pierre-François Veil et son fils Lucas. Puis Jean Veil. Alain Genestar, directeur de Paris Match, se retourne vers Simone Veil, entourée de deux de ses petits-fils, Aurélien et Sébastien. Derrière, Judith et Deborah, les filles de Jean. Antoine, le mari de Simone Veil, n’était pas du voyage; le nombre des places étant limité, il a préféré que l’un de ses petits-enfants prenne sa place. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match

Le silence et la clarté règnent là où tout n’était que fumée, boue, cris et hurlements

Ce mercredi 22 décembre 2004, devant les grilles du camp des femmes de Birkenau, Simone Veil remarque pour la première fois que les portiques «ressemblent à une architecture chinoise». Le 16 avril 1944, elle était arrivée dans la nuit, vers 1 ou 2 heures du matin. Dès les premières heures, le lendemain, des « kapos», ces détenues chargées du commandement, lui coupent les cheveux. Priver les déportés de leurs biens personnels, leur raser la tête, faisait partie du processus de déshumanisation imaginé par les nazis. Tout ce qui est récupéré sera «recyclé»: les vêtements sont envoyés dans des institutions allemandes, le linge de toilette donné à l’armée, les cheveux revendus pour fabriquer de la toile de crin. Pour nier plus encore leur identité, chaque prisonnier est ensuite tatoué. Sur le bras de Simone Veil, une kapo inscrit le numéro 78651.

« Quand Simone Veil quitte la zone du camp où était situé son «bloc», le brouillard est en train de se lever. Elle ne se souvient pas avoir vu le soleil en 1944: la fumée noire des fours crématoires obscurcissait le ciel. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Quand Simone Veil quitte la zone du camp où était situé son «bloc», le brouillard est en train de se lever. Elle ne se souvient pas avoir vu le soleil en 1944: la fumée noire des fours crématoires obscurcissait le ciel. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Paris Match

 

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Ne jamais accepter d'être séparées

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Au printemps 1944, lors de votre arrivée en train à Auschwitz-Birkenau, vous aviez 16 ans, plus jeune que votre petite-fille Deborah qui vous a accompagnée hier. Votre soeur Milou avait une vingtaine d'années. C'était la nuit. Vous souvenez-vous de la première heure, du moment où vous êtes descendue du wagon sur la rampe, des mots de votre mère ?
Je ne me souviens pas des premiers mots, mais de notre premier réflexe, qui s'est révélé être un impératif permanent pendant toute la durée de notre vie au camp: ne jamais accepter d'être séparées. Tout faire pour être toujours ensemble. Nous avons vu que la plupart des familles étaient immédiatement séparées par les SS. Les gens "âgés, à partir de 40 ou 45 ans, les personnes qui se disaient fatiguées, les enfants ainsi que beaucoup d'adolescents étaient mis de côté, éventuellement séparés de leur mère, si celle-ci était jeune. Tous ceux-là montaient dans les camions en pensant nous retrouver tout de suite après. Ils ignoraient qu'ils allaient droit vers les chambres à gaz...

Quelle était la proportion de ceux qui allaient directement dans ces chambres à gaz?
Cela dépendait des convois et de l'occupation du camp. S'il était plein, personne n'y entrait, tout le convoi était parfois exterminé. Par ailleurs, quelques convois ont été directement dirigés à Sobibor où tous les déportés étaient gazés immédiatement. Arrivant en avril, après l'hiver toujours dur à supporter en raison du froid et surtout à cause d'une épidémie de typhus, il y avait de la place... Je dirais que sur les 1 500 personnes de notre convoi, beaucoup plus de la moitié sont montées dans les camions. Je ne connais pas le nombre, je sais juste que nous étions, un an plus tard, 105 survivants.

On vous a demandé votre âge à toutes les trois...
Maman avait 43 ans. C'était "limite, mais elle faisait jeune. Pour ma soeur Milou, il n'y avait pas de problème... Certains des déportés étaient chargés de nous faire sortir des wagons et de nous faire mettre en rang. Lorsqu'ils voyaient des adolescents qui risquaient d'être sélectionnés pour la chambre à gaz, ils leur disaient : "Dites que vous avez 18 ans! C'est ce qui s'est passé pour moi. Avoir 16 ans, ça signifiait souvent la mort... Après, dans le camp, quand nous partions au travail, nous nous arrangions pour être toujours toutes les trois dans la même rangée de cinq afin de n'être pas séparées...

On imagine cette nuit-là, les projecteurs, les chiens, la peur... Le Dr Mengele est-il là ? Le voyez-vous?
Oui, nous passons devant lui. Personne ne savait qui il était. Avec sa badine, d'un geste vif, il dit: "Là !... Là !... Il décide ainsi en une seconde de la vie ou de la mort. Mais on n'imagine rien de ce que cela signifie. Nous croyons vraiment que nous allons retrouver ceux qui partent dans les camions. Que c'est au plus une question d'heures...

Sous le regard de ses petits-enfants, elle retrouve la « coyat » qu’elle partageait avec des camarades entassées les unes sur les autres

« En quelques heures, raconte Simone Veil, nous avions basculé dans un autre monde.» Après avoir passé toutes les étapes de la sélection, la jeune fille, comme les autres déportés, a été emmenée en «quarantaine». Le but explicite de ces cages de brique était de briser physiquement et moralement les nouveaux arrivants en quelques semaines. «On était censés s’adapter au camp, à son fonctionnement», explique la rescapée, soixante ans après. «S’adapter», c’est-à-dire supporter les coups, la maltraitance arbitraire, mais aussi le manque de nourriture : les mis en quarantaine recevaient encore moins de soupe claire que le reste du camp. Comme les rares rescapés de cette épreuve, Simone Veil, sa mère et sa sœur Milou sont ensuite allées rejoindre l’ensemble des déportés, pour s’épuiser à des travaux de terrassement et tenter de survivre dans des baraquements insalubres.

« Simone Veil a retrouvé l’endroit exact où elle a passé avec sa mère les pires nuits de sa vie. Ici, les déportés étaient entassés à cinq ou six dans ces cages de brique et de bois appelées «coyats». » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Simone Veil a retrouvé l’endroit exact où elle a passé avec sa mère les pires nuits de sa vie. Ici, les déportés étaient entassés à cinq ou six dans ces cages de brique et de bois appelées «coyats». » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Photo de la mémoire: Jean, Deborah, Isabelle, Sébastien, Aurélien, Pierre-François et Lucas entourent Simone Veil. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Photo de la mémoire: Jean, Deborah, Isabelle, Sébastien, Aurélien, Pierre-François et Lucas entourent Simone Veil. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« En sortant de son ancien bloc, Simone Veil, entourée de ses petits-enfants, dont Judith (à dr.), ne peut contenir son émotion. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« En sortant de son ancien bloc, Simone Veil, entourée de ses petits-enfants, dont Judith (à dr.), ne peut contenir son émotion. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Mais, très vite, elle s’inquiète de ce que ressent le plus jeune membre de la famille, Lucas, 14 ans. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Mais, très vite, elle s’inquiète de ce que ressent le plus jeune membre de la famille, Lucas, 14 ans. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Avec ses petits-fils Sébastien (à g.) et Aurélien. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Avec ses petits-fils Sébastien (à g.) et Aurélien. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match

 

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Les chiens des SS se jetaient sur nous

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Quand comprenez-vous qu'il s'agit d'un camp d'extermination ?
A ce moment, nous ne comprenons rien du tout! Nous avons laissé tous nos bagages, valises et paquets dans le train ; ces fameux wagons à bestiaux où nous avons été entassés pendant près de trois jours dans des conditions effroyables, avec des enfants qui pleurent, des gens très âgés ou malades... Il n'y a qu'une seule tinette, dans un coin, rapidement débordée. Et rien à boire. Nous avions emporté du ravitaillement, mais nous avions tellement soif que, très vite, nous ne pouvions plus manger... Quand nous sommes arrivées à Auschwitz, nous avons été précipitées hors des wagons par des hommes en tenue de bagnard, les chiens des SS aboyaient, se jetaient sur nous. Seules quelques-unes ont pu prendre un petit sac à main ou de voyage... Il doit être 1 ou 2 heures du matin. C'est le mois d'avril. Il ne fait pas trop froid... Après la "sélection, nous allons à pied jusque dans une sorte de grande pièce bétonnée, totalement vide... On se demande ce que nous faisons là! Il y a peu de monde encore... Juste quelques déportées, affectées à cette tâche, qui nous demandent de leur remettre nos bijoux, tout ce que nous possédons parce que, nous disent-elles, "de toute façon, on vous le prendra!... J'ai le souvenir très précis d'une amie qui avait un petit flacon de parfum Lanvin. Elle nous a aspergées avant de faire pareil pour elle plutôt que de le donner à l'une des kapos...

Vous ne savez toujours rien.
Non... Ces femmes étaient en uniforme rayé, des robes rayées telles qu'on les voit dans les documents filmés... Ce n'était pas chaud du tout... mais c'était beaucoup mieux que les vêtements usagés et déchirés dont nous avons été affublées quelques heures plus tard. Très vite, nous essayons de savoir ce que sont devenus les gens des camions. Dans l'immédiat, nous n'avons pas eu de réponse. Je me rappelle que, dans le vaste local, il n'y avait rien, aucun meuble. Je pense que, cette nuit-là, nous avons essayé de dormir par terre en nous couchant sur le sol. Mais nous étions trop angoissées pour dormir. Dès qu'il a fait un peu jour, des femmes, toujours en tenue rayée, sont arrivées pour nous raser tous les poils du corps. Dans notre convoi, on nous a coupé les cheveux très court mais nous n'avons pas été tondues comme c'était généralement le cas pour celles des convois précédents. En gardant des cheveux, nous gardions figure humaine et l'humiliation d'avoir la tête rasée nous a, par chance, été épargnée. Puis, toujours au même endroit, c'est la séance du tatouage. Le tatouage en lui-même est sans douleur, il suffit d'une plume pointue et d'une encre indélébile. Ce sont des déportées qui sont chargées de le faire. Désormais, nous sommes marquées comme du bétail. Psychologiquement, c'est une épreuve de plus. Nous avons tout de suite alors conscience de la perte de notre identité : si on nous attribue un numéro, c'est pour qu'il se substitue à notre nom, donc à notre propre identité. Après le temps passé à ces diverses opérations, nous commençons à nous inquiéter du sort de celles et ceux qui étaient partis en camion, les plus angoissées sont les femmes qui avaient des membres de leur famille, enfants, parents ou grands-parents, dans les camions, ou un mari, un frère ou une soeur.

Nous avons de nouveau tenté d'interroger les déportées présentes. Elles ont alors répondu sans ménagement : "Les jeunes, les vieux... Tous ceux qui sont partis dans les camions... Tenez, regardez... Il y avait une petite fenêtre par laquelle on voyait de la fumée... "C'est ce qu'il en reste... après avoir été gazés... Voilà, ils sont tous passés au crématoire. Notre premier réflexe est de penser que l'on cherche à nous démoraliser. On ne peut pas le croire ! Nous sommes toutes dans la même interrogation : est-ce possible ?... Nous essayons de communiquer par la fenêtre avec d'autres déportées pour vérifier ces informations. Mais elles n'osent pas s'approcher... Au fil des heures pourtant, tous les témoignages se recoupent. Mais celles qui avaient de la famille veulent continuer à douter et à espérer. Avant d'être affectées à un bloc, nous passons à la désinfection durant toute la matinée. Nous sommes assises sur des gradins, toutes nues... Pour les Françaises, notamment, c'est particulièrement difficile à vivre. Dans les pays d'Europe centrale et en Allemagne, la pudeur n'est pas la même. Dans les douches des stations thermales ou des salles de gymnastique, les femmes se montrent nues les unes aux autres, sans être gênées. En France, nous étions très pudiques. Pour les mères et les filles, se retrouver nues, ainsi, c'était presque plus difficile que vis-à-vis d'étrangères. Les jeunes déportées nous regardaient, nous tripotaient. Nous étions plus brunes, nous avions un physique différent de celles qu'elles voyaient d'habitude... Cela a duré plusieurs heures... Ces séances de prétendue désinfection ont provoqué chez moi une véritable angoisse : depuis je n'ai plus jamais supporté une certaine promiscuité, ni les douches en commun, ni même de faire la queue, par exemple avant d'entrer au cinéma ou dans une boutique, en étant proche de mes voisins. Une femme SS, la responsable du camp des femmes, nous a demandé s'il y avait parmi nous une danseuse. Elle adorait la danse. Une des jeunes filles de notre convoi s'est manifestée, ce qui l'a conduite à donner les spectacles pour les SS à l'occasion et à ne pas travailler. Ensuite, c'était l'épreuve de la douche. Des douches tantôt glaciales, tantôt brûlantes... On passait enfin dans un autre local où il y avait des gros tas de hardes, de véritables chiffons, qui avaient probablement été de vrais vêtements et qu'on avait volontairement détériorés pour qu'ils soient à l'état de loques. N'importe quoi, de n'importe quelle taille... Il y avait aussi des tas de chaussures généralement dépareillées parmi lesquelles il était difficile d'en trouver deux à notre taille. En sortant de là, nous étions ébahies. Où étions-nous tombées?... En quelques heures, nous avions basculé dans un autre monde.

Vous êtes ensuite affectées à un bloc...
On nous a emmenées dans cette baraque en brique que je vous ai montrée hier, avec, de chaque côté d'une allée, des espèces de cages, les "coyats, ouvertes juste sur l'extérieur avec des murs de brique tout autour, un plancher, très peu de hauteur. Nous étions là, cinq ou six parfois, selon que le camp était plus ou moins plein. Souvent, nous nous mettions en quinconce, dans la longueur, pour avoir plus d'espace... Le lendemain, après avoir été affectées à ce bloc, nous avons recherché d'autres Françaises pour nous renseigner. A ce moment-là, nous ne pouvions plus avoir de doute sur le sort de ceux qui étaient partis en camions, ni sur celui qui nous attendait.

Quelle réaction avez-vous eue? Vous pensiez que vous alliez tous mourir?
Oui. (Silence...) Déjà quand ils nous ont tatouées, on savait qu'ils ne nous libéreraient jamais volontairement.

Avez-vous prié à ce moment-là, ou plus tard?
Non, jamais. Nous étions une famille très laïque, élevée avec des valeurs morales et humaines. Je pense que ceux qui étaient religieux le sont restés et que ceux qui ne l'étaient pas ne le sont pas devenus... Je ne sais pas... Enfin, je le crois. Je suis sûre que ni ma mère ni ma soeur n'ont prié.

Pour les nazis, l’extermination devait être totale et toutes les cendres dispersées. Mais le monde a gardé la mémoire

Au-delà de ces rails a basculé le destin de 960000 Juifs, 70000 à 75 000 Polonais, 21 000 Tsiganes, 15 000 prisonniers de guerre soviétiques, 10 000 à 15 000 détenus d’autres nationalités, Tchèques, Yougoslaves, Allemands, Français... Et quand les cadavres étaient trop nombreux pour être tous réduits en cendres dans les fours, les corps étaient brûlés à ciel ouvert. Des plans sont établis pour bâtir des équipements supplémentaires et doubler la capacité d’extermination du camp. Ils ne seront heureusement jamais bâtis. En novembre 1944, pour tenter d’effacer la trace des crimes nazis, Himmler donne l’ordre de détruire les crématoires. Auparavant, les SS ont commencé à liquider les archives et des premiers convois de détenus ont été évacués : l’Armée rouge approche. En juillet, elle a libéré le camp de Madjanek, à seulement 200 kilomètres au nord-est. Simone Veil ne quitte Auschwitz qu’en janvier 1945. Mais le salut est encore loin.

« Le bout du voyage. La voie ferrée s’arrête à quelques dizaines de mètres de l’endroit où se dressaient les «Krematorium» détruits par les SS A leur place, un mémorial pour témoigner. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Le bout du voyage. La voie ferrée s’arrête à quelques dizaines de mètres de l’endroit où se dressaient les «Krematorium» détruits par les SS A leur place, un mémorial pour témoigner. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Simone Veil et Deborah, main dans la main, devant l’une des nombreuses plaques commémoratives du mémorial. Celle-ci est en français. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Simone Veil et Deborah, main dans la main, devant l’une des nombreuses plaques commémoratives du mémorial. Celle-ci est en français. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Lucas, Pierre-François, Simone Veil et Isabelle, face à l’abomination ultime : les ruines des chambres à gaz. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Lucas, Pierre-François, Simone Veil et Isabelle, face à l’abomination ultime : les ruines des chambres à gaz. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match

 

 

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Ce sont surtout les jeunes qui ont survécu

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Comment la jeune fille que vous étiez, élevée dans le confort, a-t-elle pu survivre à une telle épreuve?
Grâce à mon âge. Ce sont surtout les jeunes qui ont survécu. Et puis, notre convoi est arrivé en avril, après les grands froids. Il y avait eu beaucoup de décès durant l'hiver précédent - les hivers sont terribles là-bas. Deux mois après, nous avons entendu parler du Débarquement, mais c'était une rumeur très fréquente. Cette fois, c'était vrai. Par rapport à ceux qui avaient été déportés en 1942, l'espoir était un peu plus grand : nous voulions croire que tout irait plus vite... Le Débarquement, l'attentat contre Hitler en juillet... A ce moment-là, j'étais dans un kommando à l'extérieur du camp central. C'était un détachement du camp d'Auschwitz. On a eu alors de grands espoirs. Très vite déçus. Puis, au mois d'août, on a vu des files de camions, d'engins militaires et de voitures, des civils et militaires à pied qui fuyaient en masse sur la route qui venait de Cracovie pour aller vers l'ouest. Nous avions l'impression que c'était la débâcle. Cela nous aidait à tenir. D'un côté, nous étions sûres qu'ils ne nous laisseraient jamais sortir, et puis, de l'autre, on voyait déjà la fin. Sans savoir laquelle. Auraient-ils le temps de nous tuer?

En quoi consistait le travail auquel vous étiez affectée?
Le premier mois, c'était la "quarantaine. En principe on ne travaillait pas ou bien exclusivement à l'intérieur du camp. Mais dès ce moment-là, on a dû décharger des pierres arrivant par le train. Après, j'ai surtout fait des travaux de terrassement. C'était le cas de la plupart des femmes qui, à la différence des hommes, n'avaient pas de formation professionnelle utilisable dans le camp. Il ne fallait surtout pas faire état d'une éventuelle formation universitaire qui aurait provoqué aussitôt des réactions d'hostilité. Electricien, ouvrier ajusteur, ça pouvait aider, ou encore la connaissance de l'allemand pour travailler dans les bureaux. Mais les Françaises étaient fort peu appréciées. Il y avait ainsi celles qui jouaient d'un instrument de musique qui échappaient aux travaux de force en faisant partie de l'orchestre. Quelques-unes, par chance, étaient affectées au "Canada, c'était l'endroit du camp où l'on triait des vêtements et tout ce qui arrivait dans nos bagages. Les autres creusaient des fossés. Souvent, on portait aussi des rails - c'était très dur, très lourd - et quelquefois simplement des pierres. Les SS nous gardaient... Très vite, j'ai appris à calculer, devant le tas de pierres, si celle-là était assez grosse, mais pas trop. Si elle était trop grosse, on tombait et on se faisait battre. Et si on les prenait trop petites, on se faisait battre aussi... Les pierres, c'était notre travail.

A l'époque, ils construisaient peut-être de nouveaux bâtiments ou bien - c'est la première fois que j'y pense- la rampe qui sera utilisée à partir du mois de mai pour les Hongrois... C'est peut-être à ça que ces pierres ont servi. Creuser les fossés, j'aimais assez. Dès qu'ils étaient un peu profonds, nous étions cachées et ainsi protégées de la surveillance continue des kapos et des SS. On en faisait le moins possible tout en ayant l'air de faire quelque chose. D'abord, on ne voulait pas travailler pour eux et ensuite c'était une façon de se protéger, sans quoi on n'aurait pas tenu le coup... Je me souviens d'une Allemande qui nous a dit : "Il faut travailler mieux que ça pour le bon Führer qui nous nourrit ! C'était une déportée pourtant ! Cela nous a fait un choc... Plus tard au début de l'été, quand j'ai été affectée à Bobrek, ce petit camp à l'extérieur, on devait piocher pour enlever toutes les pierres et les cailloux qu'il y avait sur un terrain. Il fallait que tout soit complètement plat. C'était un travail idiot. Ce terrain était à côté d'un champ où poussaient des raves. En faisant bien attention de ne pas se faire repérer par les kapos ou les SS, on pouvait aller en voler. Les raves sont pour moi un de mes très bons souvenirs du camp. J'adorais ça! C'était bon en comparaison de la soupe qu'on nous donnait à manger... qui était absolument infâme !

Qu'y avait-il dans cette soupe?
Pas grand-chose. Quelques raves, de l'herbe... Parfois, le dimanche, un peu de pommes de terre dans le fond. Mais c'était pour les kapos, qui gardaient le fond et nous donnaient le dessus du bidon de soupe. Ensuite, j'ai été maçon. C'était pénible. Le ciment est très lourd. Nous n'avions pas de brouettes, on utilisait des « tragues » c'était des sortes de petits brancards qu'on portait à deux. Il fallait aussi construire un mur en brique pour un bâtiment de SS. Longtemps après, quand j'ai posé des premières pierres pour des hôpitaux, les gens trouvaient que je maniais très bien la truelle.

Vous m'avez dit que vous ne reconnaissiez rien, que le camp d'Auschwitz-Birkenau aujourd'hui ne ressemble en rien à ce qu'il était pendant la guerre.
C'était un cloaque... Il n'y avait que de la boue, pas un brin d'herbe parce que nous passions des heures debout, pour l'appel, d'où ma hantise des files d'attente. La terre était piétinée par les SS, par les kapos, qui n'arrêtaient pas d'aller d'un endroit à l'autre, par les malheureux qui étaient victimes de dysenterie et n'avaient pas le temps d'aller jusqu'aux trous, très éloignés, qui servaient de latrines. Ils se vidaient complètement sur place... Il y avait des cadavres partout. Et des morts vivants, qu'on appelait "les musulmans, de véritables squelettes, perdus mentalement, qui titubaient jusqu'au moment où ils tombaient et restaient là avant qu'on ne les ramasse... Les gens ne voulaient pas aller à l'infirmerie par peur des fréquentes sélections pour la chambre à gaz. La consigne était donc de ne pas s'y rendre. Pendant tout notre séjour au camp, même quand maman était très malade, nous n'y sommes jamais allées. De toute façon, il n'y avait pratiquement aucun soin, ni médicaments. Celles qui y allaient, à bout de forces, avaient seulement l'espoir de se reposer ou de mourir tranquillement.

Hier, vous avez été surprise par le silence.
Le camp, c'étaient beaucoup de cris. Les hurlements des kapos, les ordres des SS, les aboiements des chiens... et, au loin, le son de l'orchestre qui jouait, surtout pour le départ et le retour des kommandos qui travaillaient à l'extérieur du camp. Il y avait une férocité. Oui, c'est le mot: une férocité. L'agressivité était partout, dans toutes les relations, même entre nous. Il y avait des "droit commun reconnaissables à leur triangle vert, des condamnées pour affaires de moeurs, en noir, des Témoins de Jéhovah avec un triangle violet, et toutes celles qui étaient là depuis des années, devenues très violentes, et particulièrement des Ukrainiennes qui volaient tout ce qu'elles pouvaient. C'était une insécurité et un désordre permanents. Les kapos étaient choisies pour leur brutalité, parmi celles qui avaient passé quatre, cinq ans dans le camp ou dans des ghettos. Elles avaient perdu toute leur famille et n'avaient plus aucun sentiment de pitié ou de solidarité sauf à l'égard d'une ou deux amies avec lesquelles elles avaient tout partagé depuis des années. C'était entre elles à la vie à la mort, et cela traduisait ainsi ce qui leur restait d'humanité. Si elles ne maintenaient pas à notre encontre une discipline très dure, elles perdaient leur fonction.

Y avait-il, malgré tout, entre vous, des moments d'intimité, de chaleur... quelques rares bons moments?
Oui, par la force des choses et par affinité personnelle. Les plus jeunes, peu nombreuses, étaient souvent ensemble. Nous étions encore des enfants. Nous avons généralement conservé des liens très forts entre nous. De bons moments ? Non... Sauf, peut-être, pendant la "quarantaine... Quelquefois, on se retrouvait dans les "coyats pour parler et même pour rire, pour se moquer de tout. Nous, nous étions considérées comme "les petites. Les jeunes femmes, mariées ou célibataires, racontaient leurs aventures amoureuses, leur histoire... Elles ne voulaient pas parler devant "les petites, alors nous nous retrouvions entre "plus jeunes... On n'imaginait pas du tout ce qu'étaient les gens qui vivaient avec nous. Je me souviens d'une femme très courageuse, sympathique, pleine d'entrain. Elle supportait cette vie difficile comme si cela avait toujours été son lot, avec une grande gentillesse et simplicité. Après notre retour, avec Milou, elle nous a invitées chez elle. Elle était d'un milieu que je n'imaginais même pas. C'était la femme d'un banquier qui possédait une collection de tableaux impressionnistes magnifique. J'ai conçu pour elle une grande admiration. Ma soeur et moi, nous étions stupéfaites de voir comment elle avait supporté la vie du camp par rapport à l'existence qui avait été la sienne. Il était très difficile de resituer les gens. Parmi les jeunes, l'une d'elles était toujours très enjouée. J'ai su que ses parents vendaient de la bonneterie sur le marché. Quand elle est revenue en France, elle a repris l'activité de ses parents, et pendant des années, vendu de la bonneterie à Saint-Ouen, toujours avec la même bonne humeur. C'était un mélange des genres extraordinaire. Des relations amicales très fortes se sont nouées qui n'auraient pu exister dans un autre monde et qui ont subsisté, quelles que soient nos activités et nos opinions souvent très différentes.

 

Soixante ans après, le numéro 78651 passe comme une ombre devant les pauvres et déchirants souvenirs de vies volées

Mieux encore que ne le ferait un ossuaire, cet amoncellement de chaussures montre quelle entreprise de destruction fut Auschwitz. Le 27 janvier 1945, en entrant dans le camp, les Soviétiques y ont trouvé moins de 7 000 détenus. Simone Veil n’a pas vu l’Armée rouge libérer Auschwitz. Le 18, les SS débutent l’évacuation du camp. Du 18 au 20 janvier, une colonne de déportés, dont Simone Veil, sa sœur et sa mère très malade, marche vers l’ouest, pendant 70 kilomètres, jusqu’à Gleiwitz, à la frontière de la Silésie. Cette « marche de la mort » dure deux jours et deux nuits, sans arrêt, par – 20 °C. Le 22 janvier, elles sont poussées dans un train jusqu’au camp de concentration de Dora, en Allemagne. C’est un camp uniquement d’hommes. Les SS les envoient donc, avec 70 à 80 déportées, au camp de Bergen-Belsen. Le voyage jusqu’à Dora s’était fait en fourgons découverts ; celui-là est effectué en wagons à bestiaux fermés, car les nazis voulaient cacher leurs crimes jusqu’au bout. Yvonne Jacob, la mère de Simone Veil, est morte à Bergen-Belsen à la fin du mois de mars. Le camp est libéré le 15 avril. Un an plus tôt, presque jour pour jour, Simone Veil arrivait à Auschwitz.

« Simone Veil se recueille devant l’hallucinant entassement de chaussures trouvé dans le camp. Désigné comme «terre de martyre» en 1946, Auschwitz est devenu un musée l’année suivante. On peut aussi y voir 7 tonnes de cheveux, en partie déjà emballés, destinés à être livrés par paquets de 25 kilos... » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Simone Veil se recueille devant l’hallucinant entassement de chaussures trouvé dans le camp. Désigné comme «terre de martyre» en 1946, Auschwitz est devenu un musée l’année suivante. On peut aussi y voir 7 tonnes de cheveux, en partie déjà emballés, destinés à être livrés par paquets de 25 kilos... » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Simone Veil s’arrête devant une vitrine d’objets usuels, bassines, ustensiles et brocs à eau. Les déportés avaient emporté avec eux leur « nécessaire », sans savoir ce qui les attendait. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Simone Veil s’arrête devant une vitrine d’objets usuels, bassines, ustensiles et brocs à eau. Les déportés avaient emporté avec eux leur « nécessaire », sans savoir ce qui les attendait. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Ces photos, prises en mai 1945, témoignent des expériences faites sur des détenus, « cobayes humains » du Dr Mengele. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Ces photos, prises en mai 1945, témoignent des expériences faites sur des détenus, « cobayes humains » du Dr Mengele. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match
« Les valises retrouvées à Auschwitz ont été précieuses pour identifier les détenus disparus, grâce aux noms de leurs propriétaires inscrits à l’extérieur. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Les valises retrouvées à Auschwitz ont été précieuses pour identifier les détenus disparus, grâce aux noms de leurs propriétaires inscrits à l’extérieur. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match

 

 

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Parfois une odeur, celle des corps brûlés qui empestaient l'atmosphère au camp

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Votre mère vous a insufflé à toutes deux l'espoir de vivre. C'était une chance de l'avoir près de vous?
... Une chance... (Elle réfléchit.) Parmi mes camarades, très peu avaient leur maman... Marceline Loridan, qui était dans le même convoi et qui a été ma meilleure amie au camp, m'a toujours dit qu'elle était heureuse d'être seule. Elle s'assumait sans avoir peur pour les autres. Pour une mère, le pire était de voir ses filles souffrir. Mais tout de même, voir maman comme je l'ai vue, c'est payer très cher. Maman a été très malade, longtemps. Ce qui frappait les gens, c'était sa dignité. Elle avait une dignité dans sa tenue - elle se tenait toujours droite -, dans son comportement, dans son respect envers les autres. Et surtout, elle était bonne et généreuse. Trop. Si sa gamelle de soupe était devant elle, profitant de sa faiblesse, certaines spécialistes en la matière tentaient de lui voler sa gamelle ou son pain... Elle se laissait faire. Elle ne voulait pas se défendre.

Et dans ces cas-là...
Je la défendais. Je n'admettais pas qu'on vole la pauvre pitance de maman dont elle avait besoin pour survivre.

Votre mère était malade et extrêmement affaiblie. Quand l'Armée rouge approche d'Auschwitz, en janvier 1945, vous faites une marche forcée de 70 kilomètres par - 20 degrés, avec les SS qui achèvent ceux qui tombent d'épuisement. Comment avez-vous eu la force de marcher? Peut-on parler d'instinct de survie?
Ma soeur et moi, encore, bien que pas très vaillantes, nous pouvions marcher, mais maman... je me le suis toujours demandé! Comme les gens la sentaient faible, comme ils savaient qu'elle n'aurait pas la force de les repousser, certains s'accrochaient à elle par le cou, par le bras... Et je la défendais, là aussi. Cela supposait de leur dire : "Vous ne pouvez pas la faire tomber avec vous ... Alors, je les décrochais. Il était impossible de soutenir quelqu'un d'autre, même pour quelques minutes.

Tous ces événements que vous avez vécus appartiennent à votre quotidien?
Oui... Parfois une odeur, celle des corps brûlés qui empestaient l'atmosphère au camp, une lumière particulière, celle très vive des projecteurs, ou des fils de fer barbelés comme j'en ai vu autrefois en Afrique du Sud, beaucoup de choses m'évoquent le camp. Mais c'est surtout dans ma conception de la vie, dans ma façon de voir les gens que cela m'a complètement changée... Pas forcément, d'ailleurs, dans le pessimisme. Plutôt dans le cynisme. Je choque quand je dis cela, mais j'ai toujours le sentiment que ceux qui n'ont pas vécu cette horreur n'ont rien compris... et qu'ils s'en moquent ! Je ne pense pas qu'il y ait une vraie compréhension et une vraie prise en compte. On dit : "C'est affreux, c'est épouvantable, etc. mais on ne comprend pas qu'ils ont vécu dans un autre monde totalement déshumanisé. On a sur eux des jugements à l'emporte- pièce insupportables.

Quelle incompréhension avez-vous ressentie?
Par rapport à "ça, on nous demande de témoigner et on nous pose souvent des questions absurdes, voire intolérables. Quand je suis rentrée, j'ai passé quelque temps au mois d'août 1945 dans une maison de repos en Suisse... Un vestiaire était mis à notre disposition, car nous n'avions plus rien à nous mettre. Des jeunes femmes venaient et s'exclamaient: "Ah, comme ma robe vous va bien!... Cela me faisait immanquablement penser au livre de Romain Rolland dans lequel il évoque la femme de ménage à laquelle on donne les culottes des enfants et à qui l'on dit que ça va bien... Une fois, nous étions allées à Lausanne. Une femme m'avait emmenée parce que ça faisait bien de promener une déportée. Elle me posait des questions sur ma famille, sur ce que nous avions vécu, espérant toujours entendre le pire. Et soudain : "Est-ce vrai que les SS faisaient mettre les femmes enceintes par des chiens ?... C'est horrible ! Comment peut-on poser des questions pareilles ?... En Suisse, j'avais de la famille, du côté de ma tante. Des gens très gentils. Comme on ne trouvait rien en France, ils m'avaient emmenée choisir, pour mes soeurs et moi-même, des vêtements commodes, agréables. Et ils m'avaient acheté une petite montre Tissot, très ordinaire. Je n'avais plus rien quand je suis rentrée d'Auschwitz et j'étais ravie avec ma petite montre... A la douane française, ils m'ont demandé d'où venaient ma montre et les chaussures que j'avais aux pieds. Ils ont voulu me les faire payer... Ils m'ont fait déshabiller et fouiller, alors que je n'avais comme seul papier d'identité que ma carte de déportée, et qu'ils ne pouvaient donc ignorer ma situation. Je me souviens que, dans les années 50, mon mari a été nommé en Allemagne, où il avait trouvé un poste au consulat. Je jouais un peu les jeunes filles de la maison et un haut fonctionnaire français regarde mon bras. Mon tatouage se voyait plus que maintenant... "C'est votre numéro de vestiaire ? m'a-t-il demandé... Mon mari m'a retrouvée dans un coin en train de pleurer. Même si je passe là-dessus, je vis avec mes blessures, ces vexations que nous avons eues quand nous sommes rentrées. C'est aussi une des raisons pour lesquelles nous avons hésité à parler...

Les gens ne vous écoutaient pas ?...
Ils écoutaient, mais ils en voulaient toujours plus, ou bien nous interrompaient très vite parce que ça ne les intéressait pas.

Vous éprouvez le besoin d'en parler surtout avec votre autre soeur, Denise, qui a été déportée à Ravensbrück ?
Ce n'est même pas que nous en avons besoin, c'est que ça se trouve comme ça... On se dit qu'on ne va pas en parler et, au bout de cinq minutes, on en parle. Nous nous voyons tous les dimanches matin, chez moi, sans nos maris... Et nous parlons.

Vous conseilleriez à chacun de faire le pèlerinage d'Auschwitz?
Il faut le faire en ayant envie d'y aller. Certains déportés n'y sont jamais retournés parce qu'ils ne le supporteraient pas.

Hier, je vous ai vue regarder un arbre gelé, qui brillait dans le soleil. Vous avez dit : "Comme c'est beau, c'est féerique...
Avant, ici, il n'y avait aucun arbre. Oui, j'ai été frappée, hier, par la beauté du ciel quand le brouillard s'est levé. Par la lumière. J'ai réalisé tout à coup que je n'avais jamais vu ce ciel-là. C'était à cause du crématoire, de la fumée noire en suspension. Et l'odeur... absolument pestilentielle.

« Mercredi 22 décembre 2004, à Auschwitz-Birkenau. Plus de soixante ans après sa déportation, Simone Veil a du mal à reconnaître le camp. Elle découvre des chemins et des pelouses sous la neige, là où il n’y avait que de la boue et les corps des agonisants. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« Mercredi 22 décembre 2004, à Auschwitz-Birkenau. Plus de soixante ans après sa déportation, Simone Veil a du mal à reconnaître le camp. Elle découvre des chemins et des pelouses sous la neige, là où il n’y avait que de la boue et les corps des agonisants. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match

 

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Là-bas, je n’ai jamais pleuré. C’était au-delà des larmes

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Lors de ma première visite, il y a un mois, notre guide nous a raconté qu'un jour elle avait accompagné un groupe d'Allemands. Ils ont passé la journée ensemble et au moment de remonter dans le bus, l'un d'eux lui a lancé qu'il étai tun ancien gardien SS de Birkenau. Si vous aviez été mise en présence d'un personnage comme celui-ci, que lui auriez-vous dit?
Je crois que je l'aurais ignoré. Les mots n'ont aucune valeur... Quand j'étais au Parlement européen, je considérais l'âge des Allemands et je me posais la question de savoir ce qu'ils faisaient pendant la guerre... Mais à partir du moment où on a décidé de faire l'Europe ensemble, ce n'est plus le lieu pour s'interroger... Je savais que certains avaient été très bien, d'autres étaient trop jeunes... Pour les autres, c'était une question que je préférais mettre de côté.

Avez-vous pardonné ?
Non, jamais. Pour moi, la question ne se pose pas en termes de pardon. Moi, je suis vivante, je suis là. Ce n'est pas à moi de pardonner lorsqu'il s'agit de 6 millions de Juifs exterminés. Et on ne peut pas pardonner globalement ce qui a été fait. On ne peut pas pardonner d'avoir décidé d'emmener tous les Juifs à Auschwitz pour les exterminer. Quand je pense à Auschwitz, le pire c'est de penser à tous les enfants, certains très jeunes, qui ont été parfois tout seuls jusqu'à la chambre à gaz. C'est insupportable. Lorsque je vais à Yad Vashem, en Israël, ou en France à l'exposition de photos présentées par Serge Klarsfeld, je ne peux m'empêcher de pleurer. Et je pense à ce que seraient devenus tous ces enfants si beaux, si vifs, s'ils n'avaient pas été massacrés. Pardonner, ce n'est pas possible. Il faut essayer de tout faire pour que ça ne se reproduise pas. Il ne suffit pas de dire qu'on se réconcilie et qu'on fonde l'Europe. Il faut qu'elle soit basée sur des engagements les uns vis-à-vis des autres. Tous les pays européens ont maintenant adhéré à la Convention européenne des droits de l'homme et la Cour européenne sanctionne les atteintes qui y sont portées. Mais surtout, dès les années 50, la République fédérale d'Allemagne s'est engagée à faire la lumière sur ce qui s'est passé. Beaucoup d'historiens allemands sont allés loin dans la recherche historique pour savoir la vérité. Chaque année, le président du Bundestag invite, le 27 janvier, à l'occasion de la commémoration de la libération d'Auschwitz, une personnalité généralement étrangère pour parler de la Shoah.

Comment réagir - et faut-il réagir ou traiter cela par le mépris ?- quand on entend des individus se réclamer des thèses négationnistes?
D'abord, il faut réagir, voire sanctionner parce que ce n'est pas supportable. Les thèses négationnistes n'osent plus beaucoup s'exprimer en France - M. Gollnisch a été obligé de revenir sur ses propos. Il y a eu tellement de travaux d'historiens qu'il est impossible aujourd'hui, de bonne foi, de les défendre. Mais il y a deux choses très inquiétantes sur le plan du négationnisme... La première, c'est qu'un certain nombre de pays ou de mouvements financent des radios, des journaux ou des télés diffusés par satellite qui s'adressent à des gens qui ne savent pas et sont donc très influençables. Cette propagande marche bien. Même ici, en France. Il faut être vigilant. La seconde, c'est la banalisation. Si tout le monde est coupable, personne ne l'est. Si tous les faits sont identiques, la gravité n'apparaît plus. Si, lors d'un conflit militaire, on parle de "génocide alors qu'il s'agit, comme souvent hélas dans les guerres, d'un massacre, une certaine banalisation s'installe. Cela ne veut pas dire qu'à travers toutes les atrocités que connaît le monde il n'y en ait pas qui soient des génocides effrayants. Mais ils ne sont pas identiques parce que l'Histoire ne se répète jamais de la même façon. Soit on veut éliminer une classe politique, comme au Cambodge, soit on veut éradiquer une ethnie, comme au Rwanda, soit, dans le passé, le génocide des Arméniens. Chaque fois qu'on se trouve face à ces génocides, il faut les recadrer : quelle idéologie ? Le pourquoi, le comment ... La spécificité de la Shoah c'est que le génocide a été orchestré par un pays, l'Allemagne, technologiquement avancé, très organisé, très discipliné, qui l'a programmé et mis en oeuvre scientifiquement avec une efficacité et une rigueur totales. L'extermination des Juifs était, pour eux, une priorité par rapport à l'effort de guerre.

Dans quelques jours, on commémorera la libération d'Auschwitz. Il y aura des chefs d'Etat et des discours. Vous allez repenser à votre propre libération, à Bergen-Belsen, à l'automne 1945, par les Anglais. Avez-vous alors été envahie par un sentiment de joie, ou par la douleur du souvenir des morts, ou encore par la peur de revenir dans le monde d'avant?
J'ai pleuré. J'étais horriblement triste parce que maman était morte du typhus peu de temps avant. Elle était dans un tel état qu'elle ne pouvait plus se remettre... Beaucoup d'entre nous sont morts après la libération, car ils n'ont pas été soignés, ni nourris comme ils auraient dû l'être. On était trop mal pour être heureux... Je devais peser... je ne sais pas... peut-être 32 ou 35 kilos. Un officier anglais, qui me questionnait sur mon histoire, pensait que j'avais une quarantaine d'années, et je crois qu'il était poli... Mais nous, les Françaises, nous avons eu de la chance. Des anciens prisonniers de guerre français étaient là. Parmi eux, un médecin formidable, qui est venu nous soigner. Il voulait rester, mais les prisonniers de guerre ont été rapatriés très vite. Pour le reste, tout le monde était indifférent et passif. Le seul qui n'était pas indifférent, c'était le général anglais qui nous a libérés. Lui, il était désespéré et il a démissionné au bout de trois semaines parce qu'il n'avait pas les moyens de soigner et de nourrir les déportés. C'était ça aussi, la libération.

 Vous venez de me raconter la vie dans les camps... Vous me dites que vous avez pleuré le jour de la libération... Mais avant, vous n'avez jamais craqué, jamais abandonné?
(Un silence.) On avait froid, on avait faim... On se plaignait les unes les autres, on se réchauffait les pieds... Mais je ne me souviens pas d'avoir pleuré... Une fois, mais c'était après la libération... Nous étions quelques Françaises réunies, j'étais la plus jeune. Nous redevenions des "jeunes... Une femme, qui aurait pu être ma mère, m'a fait une observation. Je l'ai envoyée promener. Ma soeur était présente. Elle ne m'a peut-être pas donné une gifle, mais elle m'a engueulée... Elle m'a dit : "On renaît à la vie, tu n'as pas le droit de parler comme ça aux gens... ! Une leçon de morale, en somme. Juste après... alors là, oui, j'ai pleuré ! Mais autrement, non, je n'ai pas le souvenir d'avoir pleuré... C'était au-delà des larmes... Sauf une autre fois, sur le chemin du retour, quand j'ai appris par hasard que ma soeur Denise avait été déportée à Ravensbrück. On ne savait rien du sort des déportés de ce camp. J'ai complètement craqué jusqu'au retour le lendemain à Paris : elle était rentrée. 

« C’est par hasard, à cause d’une défaillance technique de l’appareil, que ces deux photos se sont superposées. Un hasard étrange qui a imprimé sur la pellicule ce télescopage d’images et de souvenirs. A Auschwitz, le passé hante les vivants. Malgré la présence de ses fils et la tendresse de ses petits-enfants (de gauche à droite, Pierre-François, Lucas, Sébastien, Isabelle, Aurélien), Simone Veil restera, lors de ce pèlerinage en enfer, une ancienne déportée prise par ses fantômes. Une femme seule. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005
« C’est par hasard, à cause d’une défaillance technique de l’appareil, que ces deux photos se sont superposées. Un hasard étrange qui a imprimé sur la pellicule ce télescopage d’images et de souvenirs. A Auschwitz, le passé hante les vivants. Malgré la présence de ses fils et la tendresse de ses petits-enfants (de gauche à droite, Pierre-François, Lucas, Sébastien, Isabelle, Aurélien), Simone Veil restera, lors de ce pèlerinage en enfer, une ancienne déportée prise par ses fantômes. Une femme seule. » - Paris Match n°2904, 13 janvier 2005 © Benoît Gysembergh / Paris Match

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