LIVRES - Jean-Claude Izzo avait l’art des phrases définitives sur Marseille et sur la vie, de celles qui sidèrent et s’impriment sur le papier comme dans la mémoire. La plus célèbre est sans doute au début de son premier roman noir, “Total Khéops”:
“Marseille n’est pas une ville pour touristes. Il n’y a rien à voir. Sa beauté ne se photographie pas. Elle se partage. Ici, il faut prendre parti. Se passionner. Être pour, être contre. Être, violemment. Alors seulement ce qui est à voir se donne à voir. Et là, trop tard, on est en plein drame. Un drame antique où le héros c’est la mort. À Marseille, même pour perdre il faut savoir se battre.”
On ne pourrait rêver meilleure épitaphe, mais Marseille ne meurt jamais.
Pas comme son personnage mythique, le flic Fabio Montale, interprété à la télévision par Alain Delon et au cinéma par Richard Bohringer, qu’Izzo va tuer à la fin de la trilogie, histoire d’en finir avec les relances de Gallimard qui lui demande sans cesse une suite puisqu’il pulvérise les records de vente de la “Série noire”. Montale, c’est un type en perdition qui a mal au monde et à ses 45 ans et a remplacé l’eau par le vin et le Lagavulin, un philtre qui semble le rendre extra-lucide. Sa vie, c’est le sang, la sueur et les larmes de Churchill sans même la guerre. Dans les bas-fonds phocéens, tout est exacerbé, surtout le sordide de l’âme humaine. À force de s’y cogner, sa vision du monde pétarade en un feu d’artifice de fulgurances désenchantées à la profondeur enivrante, et rares sont les personnages qui mettent autant leurs états d’âme et leurs tripes sur la table. Seules le maintiennent à flot les femmes, la cuisine et la pêche.
À Marseille, même pour perdre il faut savoir se battre.”
Jean-Claude Izzo avait une vénération pour le roman policier. Depuis longtemps, “le rêve de gosse d’être un jour publié dans la Série Noire” raconte Nadia Dhoukar dans sa préface à Total Khéops. Elle ajoute: “Sans doute parce qu’il s’agit d’un des rares genres littéraires à évoquer la vie, à broder des intrigues imaginaires de morceaux de réel”.
Feinter le destin
“La seule chose que je ne pouvais tolérer, c’était le racisme. J’ai vécu mon enfance dans cette souffrance de mon père. De ne pas avoir été considéré comme un être humain, mais comme un chien” écrit-il dans Chourmo.
Fils d’immigré italien, parti de rien, orienté malgré ses capacités vers l’enseignement technique comme la plupart des gens d’origine modeste ou étrangère, Izzo va prendre un virage à 180 degrés et dévier du chemin abrutissant vers l’usine qu’on lui avait tracé. Dans le foyer socio-culturel de son lycée professionnel, il découvre le cinéma, la lecture, l’écriture. Ça nourrira toute sa vie. Autant de tremplins vers la destinée qu’il est en train de se construire.
Car Izzo va vivre certaines des grandes aventures existentielles de la seconde moitié du siècle, lui qui est né juste après la Libération de la France, le 20 juin 1945. Un temps communiste, journaliste, écrivain à succès, témoin via ses reportages de la construction du projet industriel pharaonique de Fos-sur-Mer[1], connaisseur sans égal de la vie souterraine de la turbulente deuxième ville de France, grâce à son travail de localier et sa passion personnelle d’écumeur de bars sans sommeil. “Il sent confusément que les personnages qui défilent derrière ses lunettes embrumées par la fumée des gitanes et les vapeurs d’alcool remonteront un jour à sa mémoire. Notables, truands, artistes, flics, avocats, entraîneuses, toutes les silhouettes croisées dans la pénombre du Vieux-Port construisent, nuit après nuit, sa mythologie personnelle”[2]. La vie de Jean-Claude Izzo ne s’est pas déroulée dans la fadeur.
“La seule chose que je ne pouvais tolérer, c’était le racisme. J’ai vécu mon enfance dans cette souffrance de mon père. De ne pas avoir été considéré comme un être humain, mais comme un chien” écrit-il dans Chourmo.
Cette vie, deux auteurs la racontent dans deux biographies qui viennent d’être publiées, alors que le 26 janvier 2020 marque les vingt ans de sa mort. La première, “Jean-Claude Izzo” de Jean-Marc Matalon, est un court récit qui se lit comme un roman, faisant entrer le lecteur dans le secret des décisions d’une vie riche en rebondissements. Le livre révèle avec les états d’âme d’un homme complexe quelques clés de l’intime, qu’un cahier central illustre de photographies personnelles touchantes.
La biographie de Stefania Nardini, “Jean-Claude Izzo, histoire d’un Marseillais”, déroule la même trame événementielle de manière plus factuelle, mais avec des poèmes inédits d’Izzo et plusieurs textes courts en première publication mondiale. Il contient aussi des témoignages éclairants des femmes de sa vie sur l’homme qu’il était.
Izzo, un mystère ou un vaudeville?
Ce que nous révèle Matalon sans détour, c’est qu’il y avait une autre trilogie au cœur de sa vie, celle des femmes aimées –et en même temps.
“Pour Izzo, cette double relation avec Béatrice et Emmanuelle, qui se juxtapose à sa vie à Saint-Malo auprès de Laurence, n’a rien d’un vaudeville. Le Marseillais aime à la fois la comédienne, la secrétaire et la fonctionnaire, c’est aussi simple. Il a d’ailleurs présenté les trois jeunes femmes à sa mère au cours de ses séjours à Marseille accompagné de chacune d’elles.”[3]
“Jean-Claude était un homme qui avait un mystère en lui” dira Béatrice[4].
Incapable de choisir, pris à son propre piège, Izzo ne donnera qu’une explication à Béatrice qu’elle lira dans Chourmo: “Je n’ai jamais été capable de garder les femmes que j’ai aimées”.
Dans son œuvre, il y a une femme qu’il aime plus que les autres, et elle a un détail piquant. “L’odeur de Lole. Ses aisselles, pendant l’amour, sentaient le basilic.” Le Ravi, journal satirique d’investigation locale, s’est saisi de l’enquête pour savoir “pourquoi dans ses romans les aisselles des femmes sentent plutôt le basilic que l’anchoïade”? Une affaire rondement menée qui reçut une réponse posthume d’Izzo nommée “Basilic instinct” et qui le résume bien (à lire ici si vous aussi, vous voulez savoir).
Celui qui a véritablement commencé sa carrière d’écrivain en 1995 laisse bien vite les Marseillais et ses fans sur le carreau. Il meurt d’un cancer du poumon à l’âge de 54 ans. Même s’il trouvait que dans la vie “on nous claquait la porte au nez. La porte au nez de nos rêves”[5], il lui reste quelques convictions qui ne l’ont pas quitté.
“Je n’ai jamais cru que les hommes soient bons. Seulement qu’ils méritent d’être égaux”. Les sentences d’Izzo, c’est une balle en plein cœur qui n’en ressort jamais.
[1] “Pendant quatre ans, Jean-Claude Izzo écrit chaque jour un article depuis Fos” pour La Marseillaise, le quotidien lié au Parti Communiste, in “Jean-Claude Izzo” de Stefania Nardini, p. 70
[2] In “Jean-Claude Izzo” de Jean-Marc Matalon, p. 63
[3] In Matalon, p. 127
[4] In Nardini, p. 98
[5] In Nardini, p. 86
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