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Interview

Bruno Le Maire : «L’UE est une protection, pas un problème»

Pour le ministre des Finances, la crise post-coronavirus sera l’occasion de prouver la nécessité d’une Europe unie, en dépit des divergences sur les stratégies à adopter pour soutenir les pays en difficulté et relancer l’économie.
par Jean Quatremer, correspondant à Bruxelles (UE)
publié le 3 mai 2020 à 20h21

La crise du coronavirus va engendrer une crise économique «vertigineuse» qui va accroître les divergences économiques entre le nord et le sud de l'Union, met en garde Bruno Le Maire, le ministre des Finances. Si les vingt-sept Etats membres ne parviennent pas à mutualiser la dette destinée à financer les dépenses de reconstruction, l'Union et la zone euro sont vouées à disparaître.

Le 28 avril, l’agence de notation américaine Fitch a dégradé la note de la dette italienne - qui va passer de 135,2 % du PIB à 155,7 % en raison de la crise du coronavirus. Elle n’est plus qu’à un cran de la catégorie des investissements «pourris» (Junk bond). Est-ce l’annonce d’une nouvelle crise de la dette au sein de la zone euro ?

Non. Les écarts de taux d'intérêt (spread) entre les grands Etats européens restent réduits grâce à l'action de la Banque centrale européenne (BCE) qui a su apporter une réponse forte : le 19 mars, elle a annoncé qu'elle allait racheter pour au moins 1 000 milliards d'euros d'obligations publiques et privées, ce qui a ramené le calme sur les marchés et permis aux pays de la zone euro de continuer à se financer à bas coût pour soutenir massivement leurs économies. L'euro a donc été un bouclier efficace : sans lui, plusieurs Etats touchés de plein fouet par la crise du coronavirus seraient en grande difficulté.

En dégradant la dette italienne, Fitch n’indique-t-elle pas qu’il est impératif de mutualiser la dette générée par les dépenses de reconstruction dues à la crise du coronavirus afin d’éviter que les Etats les plus faibles ne soient coulés par une dette insupportable ?

Avant d'apporter des réponses, nous devons identifier les risques qui pèsent sur l'Union et sur l'euro. Le premier risque, c'est qu'au lendemain de la crise, les Etats qui en ont la capacité budgétaire, comme l'Allemagne, redémarrent très vite, et que d'autres redémarrent plus lentement, comme l'Italie ou l'Espagne, ce qui créerait une divergence insupportable de développement économique au sein de la zone euro qui n'y survivrait pas. Nous devons au contraire aller vers davantage de convergence économique et de solidarité financière. Le second risque est que les Etats européens, faute de moyens budgétaires, sacrifient des investissements dans les très hautes technologies qui assureront la souveraineté européenne au XXIe siècle. Enfin, le troisième risque est que certaines nations se sentent délaissées par l'Europe, ce qui ouvrira un boulevard aux mouvements populistes. Pour parer à ces trois risques, nous avons proposé la création d'un «fonds de relance» abondé par de la dette commune. Ce fonds devrait avoir une ampleur suffisante, de l'ordre de 1 000 à 1 500 milliards d'euros. Nous ne proposons pas de mutualiser les dépenses du passé, mais de financer en commun les investissements du futur : la modernisation des systèmes de soins, le soutien aux secteurs industriels les plus touchés par la crise (tourisme, automobile et aéronautique) et le financement des technologies de rupture et des technologies vertes comme l'hydrogène, le stockage de l'énergie ou l'intelligence artificielle. Le financement commun de ce fonds constituerait un geste fort de solidarité politique entre les Etats, le signal que personne ne sera laissé en arrière et que nous portons une ambition commune pour l'Europe.

La dette commune implique donc que chacun rembourse en fonction de sa richesse et non de ce qu’il a reçu ?

Mais c’est bien cela la solidarité et la justice ! Chacun aura les moyens d’investir, sous le contrôle de la Commission européenne, en fonction des coûts engendrés par la crise. Les remboursements seront étalés sur une très longue période, entre dix et trente ans, afin de ne pas peser sur les finances publiques des Etats ou grever le budget européen.

Lors du sommet du 23 avril, qui a acté le principe de la création de ce fonds de reconstruction, l’Allemagne, l’Autriche, la Finlande ou encore les Pays-Bas ont refusé explicitement toute mutualisation de la dette.

Ce serait tout de même surprenant que les Etats se financent par la dette, mais que l’Union refuse de le faire. Pourquoi ce qui est bon pour les premiers serait mauvais pour la seconde ? Refuser tout partage du fardeau serait absurde économiquement et incompréhensible politiquement. Par ailleurs, aucune alternative crédible ne permet de financer à un coût moindre la totalité de ce fonds de relance. Avec des taux bas, la dette est un instrument peu coûteux, immédiatement disponible et efficace pour étaler la dépense dans le temps.

L’Allemagne reste toujours aussi réticente à se montrer solidaire avec les pays d’Europe du Sud…

Pas de caricatures ! Les choses bougent. Depuis plusieurs semaines, l'Allemagne a su changer de doctrine pour répondre à la crise. Elle a ainsi renoncé à sa règle d'équilibre budgétaire pour dépenser massivement, ce qui est une excellente chose pour ses principaux partenaires commerciaux. De même, nous avons été capables de bâtir un consensus pour mobiliser le MES [Mécanisme européen de solidarité, ndlr], augmenter la capacité de prêts de la Banque européenne d'investissement à nos PME ou encore créer le fonds Sure de financement commun du chômage partiel qui sera alimenté par de la dette levée par la Commission. Maintenant, nous continuons de travailler pour parvenir à un compromis avec l'Allemagne sur le mécanisme de financement du fonds de relance.

Berlin comprend-il qu’un refus de solidarité financière risque de précipiter un pays comme l’Italie dans les bras des populistes et donc menace l’existence même de l’euro et de l’Union ?

Tous les Etats ont conscience de la gravité du moment. Soyons lucides : aucun pays n’a le monopole du populisme. Il est un danger partout en Europe. Face à ce risque, je ne vois de sortie que par le haut, par la capacité à trouver des compromis qui nous permettent de montrer aux peuples européens qui sont inquiets, parfois en colère, parfois désespérés, que l’Union est une protection et pas un problème. Depuis le début de cette crise, l’Allemagne a été un partenaire fiable et certainement pas le plus dur.

Si les Vingt-Sept ne parviennent pas à se mettre d’accord sur une mutualisation des dettes, êtes-vous prêts à lancer des émissions avec les pays du Sud ?

Emettre de la dette à quelques-uns ne serait pas à la hauteur des enjeux. Cela n’apporterait pas de réponse au besoin d’investissement et de solidarité pour toute l’Union. Par ailleurs, ma responsabilité en tant que ministre français, c’est de garantir que nous puissions lever de la dette le plus facilement possible au meilleur taux possible. Je ne suis pas certain que cette mutualisation partielle soit la meilleure option pour nous.

Faudrait-il que la Commission propose de nouvelles ressources propres alimentant le budget communautaire afin que son financement dépende moins des contributions des Etats ?

En tout cas, ce serait cohérent. Le président de la République le propose depuis plusieurs mois. Chacun doit mesurer que nous sommes face à une crise économique qui dépasse tout ce que nous avons connu dans notre histoire récente. Elle est violente et nous mettrons des années à nous en relever. Cela doit nous amener à être extraordinairement audacieux et imaginatifs pour en sortir plus forts. Nous avons su apporter un soutien financier immédiat et massif à nos économies. Maintenant, il faut aller encore plus loin pour préparer la relance en mutualisant la dette. Par ailleurs, l’Union a été capable de réviser en quelques jours ses dogmes fondamentaux. Par exemple, des aides publiques interdites en Europe ont été autorisées pour permettre aux Etats de soutenir des entreprises stratégiques dans cette crise. Sur cette base, nous devons aller plus loin pour protéger nos intérêts économiques vitaux. N’ayons plus peur de ce mot de «protection». Protection pour renforcer la surveillance des investissements étrangers, comme nous l’avons fait en France, en Italie, en Espagne ou en Allemagne. Protection en instaurant une taxe carbone aux frontières de l’Union pour rétablir une équité commerciale avec nos partenaires et mieux protéger notre environnement. Protection en taxant les géants du numérique et en mettant en place une imposition minimale pour les grandes multinationales.

La crise n’a-t-elle pas révélé les défauts de construction de l’Union ?

Toute crise révèle des failles. Toute crise est donc une opportunité. Nous avons vu, par exemple, les limites du vote à l’unanimité dans le domaine fiscal. L’extension du vote à la majorité qualifiée au sein du conseil des ministres des Finances est par conséquent une nécessité absolue. Chacun a vu que les géants du numérique allaient être les principaux bénéficiaires de cette crise et donc jamais leur taxation n’a été plus nécessaire. Même chose pour la taxation minimale des multinationales, au moment où les PME et petits commerçants sont les plus durement touchés, afin d’éviter qu’elles fassent de l’optimisation fiscale sur nos territoires. Nous ne pouvons continuer comme si rien n’avait changé : nous entrons dans un monde où les rapports de forces économiques vont devenir de plus en plus brutaux. L’Europe doit afficher sa force et se donner les moyens institutionnels de réagir rapidement.

L’urgence de la relance de l’économie ne va-t-elle pas conduire à sacrifier le «Pacte vert» proposé par la Commission ?

Ce serait une erreur historique. Céder aux sirènes de la précipitation et reconstruire notre économie sur la base des fondamentaux du XXe siècle nous ferait revenir des décennies en arrière. L'Europe ne doit pas regarder dans le rétroviseur. Si l'Europe devait prendre une autre voie, elle deviendrait quantité négligeable. Nous devons au contraire nous affirmer comme un continent souverain et comme le premier continent décarboné de la planète. Nous devons développer un modèle économique respectueux des écosystèmes. Mais il n'y aura de Pacte vert qu'avec des investissements massifs financés par de la dette commune et avec la mise en place rapide d'une taxe carbone aux frontières. Tout se tient.

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