In lingua veritas, la langue du IIIe Reich, par Victor Klemperer, philologue, et Frédéric Joly, essayiste

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J’ai mis plusieurs mois avant d’ouvrir le livre de Frédéric Joly sur le philologue et universitaire romaniste allemand Victor Klemperer, La langue confisquée.

J’avais tort, c’est un livre excellent sur un auteur essentiel, ayant avec courage, précision, et obstination, noté durant tout le Troisième Reich, de Dresde où il résidait, le détournement de la langue allemande à des fins idéologiques et meurtrières par les Nazis.

Son ouvrage LTI (Lingua tertii imperri) est ainsi capital pour comprendre la façon dont on peut abêtir un peuple en lui saccageant sa langue, transformée en pur instrument de propagande, conduisant à des actes ignominieux.

D’origine juive, converti au protestantisme en 1903, marié à une Aryenne, Victor Klemperer (1881-1960) a décrit dans son autobiographie de plusieurs milliers de pages, Curriculum vitae, non traduite en français, une vie au risque de la pensée libre.

On peut trouver au Seuil depuis 2000 les deux volumes de son journal – Mes Soldats de papier ; Je veux témoigner jusqu’au bout – tenu notamment durant les années désastreuses – document exceptionnel, le condamnant à mort s’il était découvert, il dut le mettre à l’abri chez une amie -, à partir duquel il écrivit LTI, son étude majeure sur le langage totalitaire et la communication criminelle (il appellera par la suite LQI, la langue soviético-stalienienne, ou « Lingua quarti imperii »).

Comment corrompt-on une langue ? Avec des sigles omniprésents, des abréviations, des tournures systématiquement hyperboliques, des termes négatifs devenus positifs (le mot fanatique par exemple) dans une sorte d’inversion sémantique généralisée, des expressions répétées ad nauseam,

Georges Orwell appelle cela dans 1984 la novlangue.

En écoutant Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la Solution finale, Hannah Arendt avait été frappée par l’emprise toute-puissante de la langue administrative sur cet esprit obsessionnel.

Spécialiste de l’œuvre de Robert Musil, traducteur (de Georg Simmel, Walter Benjamin), Frédéric Joly interroge aujourd’hui, à travers la pragmatique de Klemperer observant la dénaturation de la langue allemande, les ravages du langage de la communication, déterminée par le lexique de l’économie, de la finance, de la gestion, induisant une brutalisation de soi et de l’autre.

L’ensauvagement de la langue, son empoisonnement même, son refus de tout tremblement (Derrida en fait une éthique), conduisent aux gestes les plus odieux.

Le marketing de la haine se nourrit ainsi de la perversion des phrases et du vocabulaire – analyse effectuée également par Eric Hazan dans LQR (2006) sur les mots de notre temps.

Le geste critique de Frédéric Joly lisant Klemperer vise à questionner chacun sur le rapport qu’il entretient avec le langage, et les structures de domination qui l’informent.

Les Nazis ont terrorisé la langue allemande, cherchant à interdire par la contamination des esprits figés par la peur la pensée même, c’est-à-dire la possibilité des nuances et du doute.

« De fait, écrit l’essayiste, Klemperer, lorsqu’il sort de chez lui, lorsqu’il écoute les conversations dans le tramway, sur le trottoir, chez les commerçants, ne peut que constater l’évidence d’une croyance – certes pas d’un unanimisme absolu, mais suffisamment massive pour être parfaitement accablante et, surtout, faire tenir l’édifice : on y croit en dépit d’un quotidien lamentable. On croit à ces insanités éructées quotidiennement dans le poste pour mieux nier l’évidence de la faillite générale du sens. »

La radio, le cinéma, les journaux sont dans ce contexte les vecteurs d’une propagande de mort incessante, sous la fable des conquérants, pantins héroïques et revanchards.

On peut appeler cela avec Paul Virilio la mobilisation générale des cerveaux – disponibles à leur propre asservissement -, le IIIe Reich ayant opéré sur la langue allemande un véritable hold-up, si loin de la subtilité des écrits des philosophes français des Lumières, que Klemperer étudiait alors, tout en tentant de mesurer la portée des écrits de Jean-Jacques Rousseau dans la machine infernale nazie.

Principe de base de la LTI ? « la mauvaise conscience ; son triple accord : se défendre, se vanter, accuser – jamais la moindre déclaration paisible. »

Métaphores techniques, mécanisation de l’existence, pseudo-scientificité des thèses, champ lexical de la guerre, matraque des mots « horde », « sous-homme », « race », « bâtard », « sangs mêlés », « parasite », « vermine »…

La langue révèle l’être même du locuteur, en quelque sorte le dénonce ou l’exauce.

Au cœur du mal, Klemperer travaille, note, écoute, analyse, lit énormément.

Il faut tenir. Un mois, un an, trois ans, dix ans, douze ans, puis des années encore sous la RDA et sa phraséologie totalitaire.

Le crime organisé ne cesse de se parer de mots, qui troublent d’abord, puis besognent efficacement l’esprit, avant que d’apparaître comme le langage même de la vérité masquant son fourvoiement originel.

La dissidence ne commence-t-elle pas par une tentative d’arracher en soi la langue des dominateurs ?

« Les mots, écrit Klemperer, peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps, l’effet toxique se fait sentir. »

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Frédéric Joly, La langue confisquée, Lire Victor Klemperer aujourd’hui, éditions Premier Parallèle, 2019, 260 pages

Editions Premier Parallèle

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