Michel Jullien : « Se départir d’une recette d’écriture s’attachant de trop près à l’événementiel » (Intervalles de Loire)

Michel Jullien © éditions Verdier

Anti-sportif et anti-culturel : tels sont les deux qualificatifs qui viennent à l’esprit et que convoquent Michel Jullien pour évoquer ses très beaux Intervalles de Loire parus chez Verdier juste avant le confinement. Dans un récit d’une grande attention aux mouvements du monde, Jullien nous raconte la traversée de la Loire par un groupe d’amis dans une barque. Une patiente et puissante quête de sensations où l’écriture s’attache à l’infime du sensible comme nous l’explique Michel Jullien le temps d’un grand entretien. A l’heure où le déconfinement permet enfin de retourner en librairie, précipitez-vous sur ce rare et puissant récit d’un des auteurs les plus remarquables de notre temps.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très beau nouveau récit, Intervalles de Loire qui vient de paraître chez Verdier. Comment vous est venue l’idée de raconter la calme épopée de ces trois hommes qui embarquent sur une barque baptisée Nénette et qui décident de suivre le cours de la Loire à la rame ? Vous dites que la découverte du Journal de Jules Renard n’est pas étrangère à votre désir de voyage ligérien, notamment cette phrase : « Un paysan, c’est un tronc d’arbre qui se déplace. » : pourriez-vous nous en dire davantage sur les origines de cette expédition fluviale inédite ?

Il y a deux questions, l’origine de ce voyage et l’origine du livre. Pour ce qui est du voyage, il est vrai que tout est parti d’une boutade, un soir dans la Nièvre où je possédais une modeste maison de campagne. Lors d’une soirée un peu « arrosée » avec deux amis d’enfance, et alors que nous avions profité le matin du spectacle de la Loire à Nevers, l’un de nous lança l’idée un peu potache de descendre le fleuve à la rame, une façon de fêter nos 50 ans – nous en avions tous trois 49. Pari tenu un an plus tard, depuis la commune d’Andrézieux à hauteur de Saint-Étienne jusqu’à l’océan, soit 850 kilomètres en vingt-six jours sans jamais s’arrêter dans des hôtels ou les campings, vingt-six nuits sous les étoiles. Il est vrai également que je nourris une certaine admiration pour Jules Renard, qu’on ne lit plus guère. Je vois un lien entre Renard et ce voyage, un rapport de cause à effet, non que Renard soit aventureux ou que son œuvre traite des fleuves ; mon intérêt pour ses écrits m’avait poussé dans la Nièvre, à Chitry, près de la Loire où lui-même possédait une maison (il fut maire de la commune). Cette escapade dans la Nièvre décida de l’achat de cette maison de campagne dont j’ai parlé et d’où est partie l’idée un peu loufoque de cette virée en barque. J’y vois une conséquence logique : sans la découverte de son Journal, je ne me serais pas rendu dans la Nièvre, par conséquent ce voyage n’aurait sans doute pas eu lieu.

Pour ce qui est du livre, cela relève du hasard, comme bien souvent. Je butais depuis trois ans sur un roman, lequel n’est toujours pas terminé à ce jour. Il a suffi qu’on me demande un texte court sur la Loire à hauteur de Nantes, où je vis, pour que cette brève contribution prenne un autre corps, qu’elle rebondisse sur autre chose, qu’elle s’étoffe et dépasse son cadre premier jusqu’à devenir l’évocation de cette descente du fleuve. Dans le fond c’était pour moi une aubaine. Intervalles de Loire me permettait de prendre de la distance avec cet effroyable roman qui tournait en rond, et mieux encore, je sortais du domaine de la fiction, je me libérais de certaines formes narratives, de l’attention portée à la structure, de ce qu’on appelle l’« intrigue », d’une manière stylistique propre à l’atmosphère d’un roman. La trame du récit m’était donnée d’avance, jusqu’à la chute. Les trois dernières années n’aboutissaient qu’à un texte de 50 pages, c’est malheureusement mon lot, mon rythme, tandis que ces Intervalles de Loire ont été enlevés en six mois seulement, ce qui ne m’était jamais arrivé. Il se trouve je crois une correspondance entre cette relative facilité d’écriture, cette nouvelle libéralité littéraire à moi inconnue, et la thématique abordée dans ces pages, à savoir une échappée au cours de laquelle les jours ne comptent pas, un certain ludisme, le glissement sur le dos d’un fleuve alors que la pensée vaque où elle le souhaite. En ce sens Intervalles de Loire est une parenthèse. Ce fut une récréation ; depuis j’ai repris ce roman, fini de jouer…

A rebours des expéditions de grande ampleur, des aventures au-delà du monde connu, Intervalles de Loire paraît prendre le contre-pied et remonter, si l’on peut dire, à contre-courant de tous les récits d’expéditions fluviales tant il s’agit, de manière étonnante et très créative, du récit doux comme l’eau douce sur laquelle la barque glisse, un récit dont la sérénité et l’apaisement fournissent les moteurs mêmes. Désiriez-vous ici élaborer une manière d’épopée déceptive, attentive aux infimes mouvements du vivant, où l’épique doit avant tout servir à une patiente redécouverte du monde ? A quelques reprises enfin, vous employez le terme de « contre-vue » qui paraît révélateur de votre démarche : s’agit-il pour vous avec Intervalles de Loire d’offrir une « contre-vue » des épopées fluviales, un picaresque paradoxalement apaisé ?

J’ai pratiqué la haute montagne pendant des années et à ce titre j’ai consommé un nombre ahurissant de récits alpins comme don Quichotte a trop versé dans les romans de chevalerie. C’est un genre qui m’est familier bien que sur plusieurs centaines d’ouvrages je n’aie que très rarement fait de rencontre proprement littéraire. Il y a dans les récits alpins une uniformité de style déconcertante, les relations d’ascensions usent toujours des mêmes moteurs – comment faire autrement ? « Nous sommes partis à telle heure, nous avons rencontré telles difficultés, il y a une un drame, etc. », bien sûr je caricature, mais trop souvent le style n’est pas de la partie. Le propos est ailleurs. Je suis persuadé que cet écho, cette grande « caisse de résonance » que sont pour moi les récits de montagne a joué à plein et de manière consciente dans la rédaction de ces Intervalles de Loire et quoiqu’il s’agissât de fluide plutôt que de pics. Ma volonté était d’absolument me départir d’une recette d’écriture s’attachant de trop près à l’événementiel. Intervalles de Loire se veut un récit anti-sportif dans lequel l’action est systématiquement remplacée par des impressions. Le livre a bien un début, un départ, les premiers coups de rame sont dans les premières pages et il a une fin – la rencontre de l’océan –, mais entre les deux tout est dans le désordre, les étapes ne sont pas linéaires, les villes n’apparaissent pas dans l’ordre qu’elles ont en effet sur la carte de géographie, les paysages non plus, les jours ne sont pas marqués ni les temps de la journée. Il ne faut pas s’attendre à des « petits drames », à du sensationnel ou à un quelconque suspens. Des trois que nous sommes à bord il n’y a aucun visage, aucune matérialité des êtres, nos noms ne sont pas donnés, comme si nous ne formions qu’un seul individu. Là où on sait à quoi s’attendre à la lecture frissonnante de certains titres de livres de montagne (Montagne pour un homme nu, 342 heures dans les Grandes Jorasses, Les Conquérants de l’inutile), le seul mot « intervalles » dit assez que le récit ne reposera sur aucun fil conducteur, qu’il s’agit d’un « caprice décousu ». En somme c’est tout sauf un journal de voyage ; c’est une échappée dérisoire. Au reste, descendre la Loire à la rame ne constitue pas un exploit, la moindre ascension en haute montagne réclame un engagement dont le fleuve vous fait grâce.

Si cette distance avec le récit de voyage est volontaire, pour ce qui regarde cette « contre vue » dont vous parlez, je n’ai fait que traduire la manière avec laquelle les choses apparaissent depuis le fond d’une barque, d’une façon cinématographique, en plaçant l’objectif sur une ligne d’eau. Et en effet les arbres, les villages et les ponts ne proposent que des contre-plongées. Quant au geste de ramer, il vous place à l’envers du décor, on rame vers ce qu’on ne voit pas, c’est un voyage « de dos ».

L’écriture est la grande question qui innerve Intervalles de Loire, à savoir comment raconter un récit fluvial et maritime et selon quelle méthode, si méthode il peut y avoir. Or, d’emblée, tous les attendus des récits ou des journaux de traversée sont déjoués puisque vous indiquez que si un carnet de bord a bel et bien été tenu, il n’a pas servi à la rédaction du récit lui-même tant, dites-vous, « le minutier de Loire ne présente aucun intérêt. » A rebours des carnets de voyage, vous avez préféré confier le récit à la mémoire d’instants, que vous déployez ainsi : « Seulement de frêles ressouvenances, des fragments de Loire, des boutures, des impressions en désordre, vives ou refroidies six ans après une équipée en manière de jubilé ».
Comment avez-vous procédé concrètement, et pourquoi avoir rejeté l’écriture du carnet de voyage ? En quoi pourrait-on dire que vous écrivez non depuis la continuité d’un carnet mais depuis les intervalles de votre mémoire ?

Il n’y avait strictement rien à tirer de ce carnet de bord qui fut effectivement rédigé au cours de la descente, épais d’une centaine de pages. Je l’ai relu deux fois durant la rédaction et il ne renferme que des éléments factuels, sans intérêts. J’aurais pu le suivre, jour après jour, le « réécrire au propre » mais c’eut été un autre livre, sans valeur à mes yeux. Il existe aussi quelques photos de ce vieux périple qui m’apparaissent comme des choses muettes, incapables de favoriser la ressouvenance, elles la gêneraient au contraire. Mon intention était plutôt de restituer sans linéarité ce que sont les différentes impressions éprouvées sur un fleuve. Traduire au plus juste ce que l’on perçoit à fleur d’eau, les odeurs, les sensations tactiles et physiques, comment parviennent les sons et quels sons. Mon souhait était de pousser au plus loin les observations sensibles au point que le lecteur se retrouve embarqué lui aussi, non pas pour effectuer un plaisant voyage mais afin qu’il perçoive de l’intérieur les manifestions sensibles qui s’offrent à un passager. Une chose parmi toutes avait pour moi de l’importance : le paradoxe de la vue, c’est-à-dire la position de celui à qui il revient de ramer. Il voit à l’envers quand ses acolytes voient dans le bon sens. C’est une expérience pour le moins déroutante lorsqu’elle est tenue pendant des jours, apercevoir les choses dans le sens inverse du défilement. Comment un paysage s’inscrit dans la rétine tandis que vos camarades, qui eux voient dans le bon sens, en commentent un tout autre ? Quelle forme de liberté peut prendre la pensée d’une personne astreinte au même geste durant des heures et des jours ? Quel cousinage entre les mouvements de la rame et ceux de la marche ? Que comprendre d’une grande ville aperçue plus bas que la ligne de sol ? D’une certaine façon, Intervalles de Loire renoue avec une des préoccupations majeures qui est au centre de certains textes plus anciens que j’ai pu écrire. L’observation la plus minutieuse possible des sensations. Et vous avez mille fois raison, ce qui se joue avec ce texte tient à la distance, à l’intervalle, à la mémoire ; non pas puiser dans le journal de bord une notation sur un héron, aussi précise soit-elle, mais faire revivre des années plus tard, au plus juste, ce qu’est le claquement d’ailes d’un héron, tout l’oiseau saisi dans un bruit, lequel claquement n’est pas le même chez un cormoran. Entre le voyage proprement dit et le récit que j’en fait il s’est écoulé six ans ; une photographie ne peut rien contre cet écart, sinon l’accuser. L’exacte sensation sonore au passage d’un pont, l’effet d’un banc de rame imprimé dans les jarrets neuf heures durant ou la fidèle perception d’une « vitesse d’eau » sont à chercher ailleurs. Ce n’est pas une boutade : le plus grand souvenir que je conserve après des décennies de haute montagne, c’est-à-dire le plus net, tient tout entier dans le cliquetis des mousquetons contre le minéral.

Au-delà de la manière d’écrire, et outre les références développées à Jules Renard tout au long d’Intervalles de Loire, ce qui ne manque également pas de frapper, c’est combien votre récit refuse d’être l’écho d’autres références littéraires qui racontent autant d’épopées fluviales et maritimes. D’emblée, vous écartez explicitement le Conrad d’Au Cœur des ténèbres ou encore le Gracq des Eaux étroites, indiquant ainsi : « Une bibliographie prescrite… doublée d’une indigeste filmographie. Trois hommes en bateau. Nous n’en lûmes rien, ne revîmes aucun des films. » La littérature sert même à allumer le feu vespéral à chaque halte, en usant de Kaputt de Malaparte. En quoi s’agit-il selon vous d’un désir d’aller au-delà des références attendues pour trouver justement la puissance d’une échappée sans équivalent ? Est-ce que sortir des bibliographies et des filmographies maritimes attendues fait partie intégrante de votre projet d’écriture, trouver un lieu errant, en intervalle de littérature et de film ? Enfin, en quoi ceci répond-t-il plus largement à une manière de tabula rasa qui, depuis le début, guide votre récit ?

Refuser d’évoquer les auteurs ayant traité des fleuves n’est pas un parti pris de ma part mais c’est vrai, les « incontournables » sont absents, tous ceux du mythe fluvial. Mais pourquoi lire Homère au cours d’un voyage dans les îles grecques, ce ne me semble pas être le meilleur lieu. Je disais un récit « anti-sportif  », c’est aussi un texte anti-culturel à sa façon. Il suffit d’ouvrir n’importe quel guide des régions pour se faire une idée assez juste des écrivains pour lesquels la Loire joue dans leur imaginaire, ou dont ils sont natifs, de du Bellay à Gracq. Gracq est le seul auteur ayant un proche rapport à la Loire qu’il m’arrive de citer, avec parcimonie je crois, non pas en vertu de son attachement à Saint-Florent-le-Vieil mais pour ce qu’il dit de l’Èvre dans Les Eaux étroites, d’impressions fluviales. Pour le reste il me semble que les auteurs auxquels j’ai recours « visent à côté » (Ramuz, Michaux, Mallarmé à bien me souvenir), non pas par principe ou en manière de tabula rasa mais parce que leur libre évocation dénuée d’à-propos correspond d’assez près aux évadées morales qu’un rameur peut avoir. Je regrette beaucoup de ne pas avoir consacré quelques lignes à Guimarães Rosa, à une de ses nouvelles que j’avais oubliée, Le Troisième Rivage du fleuve, non parce qu’il y est en effet question de fleuve mais à cause de l’approche émotive, palpable et sensorielle qu’il a de l’élément.

Oui à Tours j’ai dû songer à Balzac, ici à Rabelais, là à Bazin, mais pourquoi le dire, appuyer le bouton, au bon moment ? Plutôt que ces noms trébuchants, attendus pour leur adéquation historique, je m’appuie par exemple sur un texte de Thierry Guidet qui remonta la Loire à pieds et dont il composa un livre superbe, Compagnie du Fleuve. Pourquoi Thierry Guidet et non des classiques ? Parce que chez lui sa focale m’intéresse, parce qu’on ne voit pas les mêmes choses selon que l’on se trouve dans le lit du fleuve ou sur la berge, à quelques mètres près. Aussi la vision de Guidet a pu m’aider à mieux cerner la mienne ; parce que je préférais reprendre ce qu’il dit des pas, opposer les mouvements de la marche à ceux d’une barque glissant sur l’eau pour mieux m’approcher, me semble-t-il, de l’expérience sensible d’un voyage, d’une part et, au demeurant, parce que Guidet est plus autorisé que je ne le suis à parler de du Bellay. Ce qui vaut pour la littérature vaut encore pour la peinture, l’architecture, l’histoire, la gastronomie ou le cinéma. Aucune référence, il n’en est pas question alors que mille kilomètres de géographie linéaire ont forcément leurs détours culturels, leur catalogage patrimonial qu’il me semblait vain de ratisser encore une fois – et ce dont je serais du reste incapable à vouloir bien faire.

Pour ce qui est de Malaparte, Kaputt, il ne faut pas y voir d’autodafé. Il est vrai que je n’ai pas beaucoup goûté l’auteur mais le destin de ce roman est assez prosaïque. Il s’agissait du seul livre embarqué et nous manquions de papier pour allumer le feu aux escales du soir. Je n’ai pas pu le lire durant le voyage parce que plus les jours passaient plus les pages manquaient. Je l’ai donc lu au retour, dans une autre édition. Dit autrement, sinon pour sa « valeur papier », la littérature en cours de route n’aurait servi de rien.

Si vous évoquez cette traversée sous le terme de « fantaisie » poussant notamment trois hommes de cinquante ans à s’embarquer sur la Loire, force est de reconnaître que cette épopée calme redéploie chez vous un imaginaire puissant qui prenait forme avec éclat dans votre précédent roman, L’Île aux troncs, à savoir l’insularité mais contrainte, mais comme entravée. Diriez-vous que la barque dans laquelle vous montez ici redéploie une manière neuve pour vous d’insularité ? En quoi l’insularité dessine-t-elle pour vous une terre de révélation du sensible, d’acuité plus vive au vivant le plus infime ?

L’Île aux troncs est une fiction qui s’attache au destin de soldats soviétiques amputés après la Seconde Guerre mondiale. Eh bien c’est amusant, un critique me faisait remarquer il y a quelque temps qu’un rameur dans une barque pourrait faire penser à un amputé, ce qui n’est pas faux. On le voit à mi corps, il se propulse avec ses bras. Autrement j’ai beaucoup repensé ces temps derniers, confiné comme chacun, aux conditions de ce voyage. Pour un temps plus court – vingt-six jours –, cette descente de la Loire a rassemblé trois personnes dans quatre mètres carrés, la superficie de la barque, alors que nous ne rencontrions à peu près personne durant la journée, ou que les échanges se faisaient à une « distance barrière » entre eux et nous, de la barque à la berge. Lorsque les journées se passent exclusivement à ras d’eau, la soudaine réalité de ce qu’est un supermarché a quelque chose de déroutant comme le simple fait d’aller faire ses courses en période de confinement prend un caractère nouveau, presque exceptionnel, pesant. Une barque est un espace de confinement, mais consenti, à ciel ouvert, ludique et dont la fonction est de procurer un certain plaisir à ses occupants, une coupure d’avec le monde. Mais pour revenir à votre question, il est vrai que plusieurs de mes romans ont pour terrain l’insularité.

C’est la cas de ce livre-ci, une barque est un îlot qui se déplace, ça l’est de l’Île aux troncs et d’une certaine façon de Denise au Ventoux dans lequel on peut reconnaître l’insularité d’une montagne, paradoxalement. Enfin c’est tout le propos d’Yparkho, l’histoire d’un pêcheur sourd et muet (autre  forme d’insularité), vivant précisément sur une île, la Crète. Ces textes cités ont en commun la notion d’un « enfermement large », d’une rupture avec le monde, toutes choses qui m’offrent un cadre et les conditions propres à isoler les sens pour mieux me prêter à leur observation. Cette insularité est peut-être pour moi une éprouvette sensorielle qui me permet de poser un microscope sur ce qu’est l’ouïe, la vue et l’odorat, le toucher. L’ouïe particulièrement dans Intervalles de Loire. Entre tous les sons qui proviennent des rives – et ils sont nombreux, j’en ai presque dressé le complet catalogue – et les sons que vous produisez vous-mêmes dans le microcosme qu’est la barque, il y a le grand régulateur sonore qu’est l’eau, comme si le bruit liquide, permanent, opposait une déformation à l’appréhension de tous les bruits, comme si le fleuve « étanchéifiait » les rapports sonores. J’ai revu récemment L’Île nue de Kaneto Shindō, encore une île et, dirait-on, encore des muets puisque le film bien que sonorisé ne propose aucun dialogue ; eh bien j’ai été frappé par une chose, Shindō réussit le tour de force de distinguer le bruit de l’eau douce du bruit de l’eau saumâtre, et de nous faire entendre cette infime différence ! C’est peut-être très peu, mais c’est exactement le genre d’intérêt qui parcourt Intervalles de Loire.

De manière de plus en plus précise, à mesure que le récit se déploie, Intervalles de Loire se donne comme le récit du grand désir d’enfance en chacun. Comme s’il s’agissait, par la barque, d’une lente remontée vers l’enfance, le désir même de trouver un lieu à soi, un lieu à part, flottant et insaisissable. Ma question sur l’enfance à l’œuvre sera double ici : en quoi, selon vous, Intervalles de Loire peut se lire comme un désir d’enfance retrouvée, ce que vous appelez « un appel à l’enfance : se rendre en terrain inexploré, vierge, être le premier » ? En quoi, enfin, à l’instar des jeux enfantins, la barque d’Intervalles de Loire n’est-elle pas une cabane, un lieu de refuge où recommencer l’enfance, « un enfant plus tard que son âge » dites-vous encore dans une très belle formule ?

Plus que l’eau, plus que le fleuve et sa direction, plus que les paysages, l’enfance est bien le fil conducteur de ce récit. L’enfance est inscrite dans les premières pages, elle ponctue le récit, les dernières pages lui sont consacrées, au terme du voyage, là où le fleuve se rend à l’océan. Les derniers mots sont pour Poil de Carotte, car revoici Jules Renard. L’insularité est propre aux utopies. L’insularité d’un fleuve serait pour un enfant l’utopie de l’âge adulte comme d’une certaine façon elle est pour l’adulte l’utopie de l’enfance. C’est une thématique que l’on retrouve dans la littérature, je pense notamment à Henri Bosco qui très souvent met en présence une rivière et un enfant ; je pense au très beau livre de Bergounioux, L’Arbre sur la rivière. Il faut voir dans les rivières la vieille métaphore du voyage initiatique, un chemin de transgression devant lequel l’enfant va mesurer les risques d’une autre vie en se projetant dans le prochain miroir de la sienne, dérouler son destin dans les remous et le domestiquer avant la lettre. Tout converge à l’estuaire lorsque les « grandes choses » commencent, « pour de vrai » n’est-ce pas ; mais alors, tout est fini. Aussi la rivière est à l’enfance un lieu de repli où il se trouve intouchable, c’est une des leçons du film de Charles Laughton, La Nuit du chasseur, sur lequel je m’appuie dans ces Intervalles de Loire. Tant que les deux enfants se trouvent sur la barque, John et Pearl, ils sont protégés du révérend Harry Powell, Robert Mitchum, aucun sortilège ne peut les atteindre. Oui, une barque est une cabane, c’est aussi un tapis volant.

Michel Jullien, Intervalles de Loire, éditions Verdier, février 2020, 128 p., 14 € — Lire un extrait