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ALGÉRIE

À Alger, des "soldats de Dieu" vandalisent des fresques murales

À gauche, un des trois individus qui ont vandalisé la fresque murale à Alger Centre. Au milieu et à droite, une autre fresque qui avait été recouverte elle aussi de peinture, à la Casbah d'Alger. Captures d'écran.
À gauche, un des trois individus qui ont vandalisé la fresque murale à Alger Centre. Au milieu et à droite, une autre fresque qui avait été recouverte elle aussi de peinture, à la Casbah d'Alger. Captures d'écran.
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Le 18 mai, une vidéo montrant un homme recouvrir une fresque murale de peinture blanche a été largement partagée par les internautes algériens. Identifiée comme une des fresques réalisées pendant un festival de street art à Alger, l’œuvre représente des portraits d’habitants d’un quartier populaire d’Alger Centre. Les auteurs de cet acte de vandalisme, qui ont tourné et diffusé eux-mêmes les images, se revendiquent comme des "soldats de Dieu" contre le "danger de l’art de la rue".

La vidéo a été relayée par la page Facebook "L’Algérie contre la laïcité et la franc-maçonnerie" (الجزائر ضد العلمانية و الماسونية) le 18 mai, avant d’être supprimée. Depuis lundi, nombre d’internautes et d’artistes algériens se sont indignés de cet acte de vandalisme. Filmé par l’un de ses compagnons, un homme, debout sur une benne à ordures, recouvre une fresque murale de peinture blanche. La personne qui filme lui lance : "Insiste sur les yeux, éborgne-lui l’autre largement." Un autre le presse de finir rapidement le travail, "avant que tu ne te fasses insulter". L’homme qui entreprend le "recouvrement" s’interrompt pour répondre : "Inch'Allah, on continue sur ce chemin, nous faisons le travail de Dieu."

Le portrait que les hommes recouvrent dans la vidéo ne représente pourtant rien de choquant : un vieux monsieur qui jette un gobelet rempli de mégots de cigarettes. "Le gobelet est un symbole maçonnique", indique, sûr de lui, un jeune homme habillé en jaune dans la vidéo. Un autre, en chemise bleue, renchérit : "Des symboles dangereux qu’on doit combattre !"

"Tu investis du temps, des efforts et de l’argent dans une œuvre pour qu’un morveux qui croit tout savoir de la vie et de la religion vienne la saccager !", commente cet internaute.

Dans les courants musulmans sunnites les plus conservateurs, la représentation d’êtres humains ou d’animaux dans l’art figuratif est condamnée. Cette interprétation porte un nom : l’aniconisme. Elle aurait un vague lien avec le souhait religieux de rompre avec l’idôlatrie des prophètes en tant qu’êtres divins selon l’étude "De la figuration humaine au portrait dans l’art islamique" du spécialiste d'anthropologie historique Houari Touati.

Selon les internautes et des médias locaux, la vidéo se passe dans un terrain de sport urbain, sur le boulevard Mustapha Ben Boulaïd, à quelques centaines de mètres de la Casbah d’Alger.

Il s’agit d’une fresque réalisée en 2014, lors du festival de street art Djart organisé par plusieurs artistes algériens et maghrébins dans les quartiers populaires d’Alger. Le festival visait à promouvoir les pratiques artistiques dans l'espace public et aborder les enjeux socioculturels contemporains en se réappropriant des espaces urbains délaissés.

Un des artistes ayant participé au projet commente l'incident : "Voici la prétendue franc-maçonnerie."

Les actes de vandalisme envers des œuvres de street art ne sont pas anodins à Alger. Fin août 2019, le même individu – accompagné d’un autre groupe de jeunes hommes – avait entrepris de recouvrir une autre œuvre, cette fois dans une ruelle de la Casbah. Les jeunes hommes expliquaient leur geste à la caméra : "Ces dessins se sont pas compatibles avec nos principes. Et c’est pour cela qu’il faut les enlever. Ils [ces artistes] ont des intentions vicieuses […]. Et ils appellent ça de l’art." La personne qui filme se félicite de l'opération, avant de recouvrir lui aussi un graffiti en inscrivant le mot "Allah" en arabe.

Vidéo datant du 31 août 2019, publiée par la même page Facebook, supprimée depuis.

"J’ai eu la boule au ventre en voyant ces publications", souffle Slimane Sayoud, alias Slimensay. Le street artiste, originaire d’Azzaba (ouest) a quitté l’Algérie il y a deux ans pour s’installer à Paris, puis à Marseille. Il avait participé au festival Djart en 2014 :

 

"On reprend doucement le chemin de l’extrémisme"

Pour ce projet, nous avions carte blanche pour décorer la place, chacun de notre côté. Le grand portrait que l'on voit sur la vidéo, c’est El Panchow qui l’a fait. Notre initiative visait à décorer le quartier populaire : le dessin qui a été recouvert, c’est simplement le portrait d'un habitant du quartier. Ces jeunes hommes sont le genre de personne ayant des idées reçues sur l’art. Ils ne prennent pas la peine de comprendre les œuvres artistiques et le message social qu’elles tentent de véhiculer.

"Est ce ces dessins sont considérés comme de l'art ? Est-ce représentatif de notre identité et nos valeurs ? Le chiffre 666 dans la main du vieillard, l'oeil maçonique, la femme androgyne, la main de Fatma sioniste (...) Des symboles sataniques qui apportentune énergie négative" souligne la page Facebook dans ce poste daté du 22 mai.

Une communauté d’artistes algérois essaie de faire remonter ces incidents et de multiplier les initiative artistiques, comme partir dans des quartiers populaires et proposer des fresques décoratives et revendicatives aux habitants. D’expérience, cela se passe souvent bien : on passe du temps avec les habitants à discuter d’art, et ils participent même aux peintures. Je pense que l’art permet de changer les mentalités les plus endurcies.

Vingt ans après la fin de la décennie noire en Algérie, on reprend doucement le chemin de l’extrémisme, à travers des "attaques" de ce genre et d’autres.

Je considère cela comme du terrorisme culturel. On entend l’homme parler au nom de l’Algérie, pour lui, nous endoctrinons les jeunes à travers nos peintures et nous pervertissons la jeunesse. Il y a une énorme intolérance dans ce discours. Nous connaissons la chanson : cela commence par dénigrer les arts et la culture, avant de cibler petit à petit les libertés sociales.

"L’attitude de ces jeunes hommes est un bon mélange de fanatisme, de patriotisme mal placé et d'ignorance"

 

Ces personnes revendiquent leurs actions au nom de la religion, pourtant, l’islam n’a pas de problème avec l’art : il suffit de regarder l’art décoratif musulman, jusque dans les mosquées.

Pour moi, l’attitude de ces jeunes hommes est un bon mélange de fanatisme, de patriotisme mal placé et d'ignorance. Ce qui est triste, c’est que beaucoup d’Algériens soutiennent ce discours dans les commentaires des vidéos. En tant qu’artistes, nous ne savons pas quoi faire face à cela, quelque part, on a quitté le pays à cause de ça. Pendant des années, j’ai mal vécu mon pays. J’avais droit à des insultes car je travaille beaucoup sur le corps féminin, le nu et les portraits, ce qui pose visiblement problème.

>> Lire sur les Observateurs : Algérie : un homme qualifié d’"islamiste" détruit une statue de femme nue

Dans les années 1990, le père de Slimane était aussi artiste-peintre. Avant la montée des violences envers les artistes algériens au nom de la religion, il a reçu des menaces verbales de fanatiques religieux. Ces derniers lui conseillaient d’oublier son art s’il ne voulait pas "avoir des problèmes".

 

Malheureusement, ce n’est pas nouveau, de faire face à des extrémistes qui s’attaquent aux arts et aux libertés individuelles. Plus tôt cette année, un ami artiste a été agressé boulevard Mohammed V alors qu’il entamait une fresque murale.

À Soustara, en 2019, un autre artiste a réalisé une installation pour rendre hommage aux Harraga [les migrants clandestins qui traversent la méditerranée du Maghreb vers l'Europe, NDLR ] morts en mer anonymement. Le lendemain, des jeunes hommes, dont l'individu que l'ont voit sur la vidéo, ont demandé à l’artiste de partir "avant qu’il ne le regrette".

Mercredi 20 mai, le secrétaire d'État chargé de la Production culturelle, Salim Dada, s’est rendu sur les lieux de l’incident, dénonçant "un crime envers l’art et envers ceux qui contribuent à embellir les vieux quartiers de la capitale". La municipalité d’Alger n’a pour l’instant pas annoncé l’ouverture d’une enquête. Aucune surprise pour Slimane Sayoud, qui ne s’attend pas à une réelle action :

 

Je n’ai jamais porté plainte malgré les nombreuses injures et menaces que j’ai reçues par le passé : la police a la même mentalité que les agresseurs, les agents ne nous écoutent pas et nous font parfois même la morale. Aussi, je n’ai pas l’impression que la valeur de l’art les intéresse : avant de partir, nous avons occupé un squat délabré à Alger Centre pour en faire une œuvre géante, mais les autorités ont viré tout notre matériel et nos installations de force pour en faire un parking.

En 2019, une vague destructrice similaire dans les rues de Rabat, au Maroc, avait suscité la fureur d'artistes et internautes.

Article écrit par Fatma Ben Hamad.

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