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"On avait oublié que la mort est une maladie que l’on attrape à la naissance. J’ai beaucoup plus peur des conséquences futures que de la crise elle-même."
"On avait oublié que la mort est une maladie que l’on attrape à la naissance. J’ai beaucoup plus peur des conséquences futures que de la crise elle-même."

Akhenaton : "La société française a une profonde inaptitude au bonheur"

Entretien

Propos recueillis par et

Publié le

Pour occuper son confinement, Akhenaton a peaufiné Astéroïde, livraison solo disponible depuis le 8 juin. Pour le revoir sur scène, il faudra attendre l’automne et le Rap Warrior Tour d’IAM. D’ici là, il aura rempli son devoir électoral de citoyen marseillais. En votant Michèle Rubirola, comme il nous l’annonce.

En 1990, IAM sortait son premier album, enregistré sur une cassette autoproduite. Quelques millions de disques plus tard, le quintet est, tout bêtement, un des plus anciens groupes de rap au monde. Pour occuper son confinement, Akhenaton a peaufiné Astéroïde, livraison solo disponible depuis le 8 juin. Pour le revoir sur scène, il faudra attendre l’automne et le Rap Warrior Tour d’IAM. D’ici là, il aura rempli son devoir électoral de citoyen marseillais. En votant Michèle Rubirola, comme il nous l’annonce.

Marianne : Votre dernier album, Yasuke tire son nom d’un esclave africain du XVIe siècle devenu samouraï. Pourquoi ce choix ?

Akhenaton : Il a été capturé au Mozambique puis envoyé en Inde. En 1579, il est arrivé au Japon où il a été donné à un seigneur de guerre. Celui-ci a fini par l’affranchir et en faire son conseiller. Ça défie complétement les codes de la féodalité japonaise. J’ai repensé à lui quand a été révélé l’histoire de ce migrant malien de 14 ans noyé en Méditerranée. À l'intérieur de sa veste, il avait cousu son bulletin de notes. Ça m’a ému. Il aurait pu être un Yasuke moderne, peut-être un super scientifique qui aurait travaillé en France, alors que l’on ne voulait pas de lui au départ. C’est pour cela aussi qu’on a reproduit Le Radeau de la Méduse sur la pochette de l’album. Quand, au premier jour de confinement, on a vu cet exode de Paris vers l’île de Ré et autres, je me suis dit que ça aiderait peut-être certains à comprendre ceux qui fuient les bombes, la persécution, la torture... Ils ont fui une grippe XXL, comme si c’était la peste.

Y avait-il aussi une volonté de renouer avec l'imaginaire martial, asiatique de L’École du micro d'argent votre mythique album de 1997 ?

Grâce à Shurik'n (autre membre du groupe, ndlr), on se passionne pour l’Asie depuis longtemps. Elle nous fascine. Le Japon féodal, la Chine antique… on a toujours beaucoup lu là-dessus. Comme les romans La pierre et le sabre et La parfaite lumière d’Eiji Yoshikawa. Cela a influencé notre écriture, dans la construction des métaphores entre autres. Mon morceau Je suis en vie,en 2014, en est un bon exemple.

Vous vous documentez comment ?

Il n’y a pas beaucoup de choses sur Yasuke mais j’ai lu le livre de Serge Bilé, Yasuke, le samouraï noir (Owen Publishing, mars 2018). Ce qui est dingue, c’est que, depuis la sortie de l’album en novembre dernier, j’ai eu plein de retours de gens travaillant sur le sujet et m’envoyant de la doc. Musique, théâtre, ciné… il y a plein de gens bossant sur Yasuke. Il y aurait même deux projets rivaux à Hollywood. Ça prouve bien que le discours de Dakar de Sarkozy en 2007 – « L’homme africain n’est assez pas entré dans l’Histoire » – est minable. C’est plutôt vous Nicolas qui n’êtes pas assez entrés dans les livres d’Histoire. Henri Guaino, qui a écrit le discours, est impardonnable. Car, lui est cultivé.

« La gauche expliquant comment on doit vivre dans les quartiers est pire que la droite » Vous lisez de la poésie ?

Plutôt des livres d’Histoire. Mais on y trouve de la poésie, des recueils anciens. Je pense au Livre des Malins d’Al-Qâsim Al-Harîrî. J’ai aussi lu énormément le poète du XIe siècle Omar Khayam. Il m’a aidé à sacraliser la vie plutôt que la mort, comme le font trop les religions. Il est impossible de débattre raisonnablement quand il y a la mort. Le « Ne dites pas ça, ça offense la mémoire des victimes », interdit tout débat. On est des rescapés de probabilités infimes de naître. Rien que pour ça, on devrait être reconnaissants. Mais la société française a une profonde inaptitude au bonheur. On va chercher ce qui ne va pas. Chez nous ou chez l’autre, qui devient responsable de notre échec.

Avec les conséquences électorales que l’on sait…

Oui. À Marseille par exemple, la criminalité a beaucoup baissé depuis les années quatre-vingt. Pourquoi les gens ont-ils peur ? Il y a ce système culturel et civilisationnel qui s’est installé : avoir peur. Pour se rassurer, on regarde ce qui arrive aux autres depuis son canapé. La téléréalité marche comme ça. On se sent intelligent en voyant un ignare à la télé.

Les peuples qui flippent sont faciles à gouverner. Et le monde a basculé dans la peur depuis de nombreuses années.

Le 28 juin, vous voterez Martine Vassal ou Michèle Rubirola ?

Je veux une rupture avec cette politique de l’après-guerre : népotisme, clientélisme, renvois d’ascenseur… C’est plutôt Rubirola que Vassal. Depuis que ma famille est arrivée d’Italie en fuyant le fascisme, on est à gauche. Mais la vraie, pas celle qui nous explique comment on doit vivre dans les quartiers, ceux-là sont pires que la droite. Je ne suis pas non plus pour le lynchage systématique des patrons. On perd beaucoup d’énergie à démolir plutôt que construire. Il faut arrêter d’essayer de tout régler par des rapports de force. On vit dans un pays fantastique et on est les seuls à ne pas le savoir.

Rubirola veut un Marseille « pensé pour les Marseillais, pas pour les touristes ». Et vous ?

Les touristes sont les bienvenus. Mais on a trop privilégié les bateaux de croisière qui polluent énormément. Il faut que les touristes aient envie de visiter la ville, qu’elle ne soit pas qu’une étape. J’espère qu’elle portera aussi son attention sur la reforestation, l’accès aux espaces verts. Le nord de Marseille, c’est « béton and co ».

« On n’a pas vécu Ebola ou le SRAS quand même ! » Marseille, vous avez maintenant une nouvelle icône, le Pr Raoult…

Je ne suis ni pro ni anti. Je constate juste qu’il fait de la science face à des gens qui cherchent le buzz. La presse grand public ne fait pas son travail. Elle ne dit pas qu’il s’est pris des leçons par des internes. C’est comme si un mec de Nationale 3 expliquait à Ronaldo comment marquer des buts ! Les gens prennent en compte l’écho de leurs propres voix, pas les chiffres. Après, je préfère prendre de l’Artemisia que de l’hydroxychloroquine. Les effets sont moins radicaux sur le système digestif.

Quel regard portez-vous sur la crise du Covid ?

Je pense qu’il aurait fallu pouvoir tester massivement et pas faire autant de restrictions. Il fallait plus mettre dans la balance les conséquences du confinement. Pas tout fermer. On n’a pas vécu Ebola ou le SRAS quand même ! Et on fait quoi des docteurs venus sur les plateaux télé nous dire qu’on allait avoir 1,5 million de morts ?

Vous avez eu peur ?

On vit dans une société complètement effrayée qui réalise d’un coup à quel point la vie est mortelle. Parce que nous n’avons pas connu de guerre ou d’épidémie. On avait oublié que la mort est une maladie que l’on attrape à la naissance. J’ai beaucoup plus peur des conséquences futures que de la crise elle-même.

Une manif de 20.000 personnes devant le Tribunal de Paris alors que le Covid-19 traîne encore, c’est inconscient ?

Vous savez, on autorise bien les TGV à circuler avec 1.000 passagers à bord. Ou les centres commerciaux à rouvrir avec 15.000 personnes le samedi. Les peuples qui flippent sont faciles à gouverner. Et le monde a basculé dans la peur depuis de nombreuses années. Après le carré noir sur Instagram…Moi, j’ai un carré noir sur mes morceaux depuis trente ans.

Vous voyez une différence entre les problèmes de banlieue parisienne et ceux des quartiers marseillais ?

La vie dans les quartiers s’est harmonisée. Ce sont les mêmes gamins avec les mêmes attentes. Ici, à Marseille, on a certains des quartiers les plus pauvres d’Europe. Ce que je constate, c’est qu’il faut 10 mecs sur 5.000 pour imprimer le fonctionnement d’un quartier. Dans le bon, comme le mauvais sens. En tournant, on a vu des initiatives fantastiques partout. Dans le même temps, mes enfants sont contrôlés au faciès, surtout le plus grand qui est très mat de peau. Les gens habitant dans des pavillons doivent comprendre que cette réalité existe.

En 2013, dans Que fait la police IAM parlait d’une police en train de « buter les noirs à Minneapolis » …

La mort de George Floyd a été filmée en direct et c’est insoutenable. La passivité des passants ? Vous savez, aux États-Unis, ils vous tirent dessus si vous intervenez ! Je rejoins Assa Traoré quand elle dit que, ici, on est pire. Aux USA, certains ont fait de la prison pour leurs bavures. En France, il y a un racisme institutionnel, ancré. Ça fait quinze ans que Zemmour parle à coups de faux chiffres. Il dit des conneries incroyables qui divisent la société et il est encore à l’antenne. Le mensonge, c’est une vieille technique d’extrême droite.

Pourtant, les chiffres des deux côtés de l'Atlantique rendent la comparaison… incomparable. Les polices américaines tuent plus d’un millier de personnes par an, pour 320 millions d’habitants. La police et la gendarmerie en France, une vingtaine, peu ou prou... Vous évoquez aussi un "racisme institutionnel". Pensez-vous que la police est raciste ?

On ne dit pas du tout : « La police ce sont tous des salauds ». Mais elle doit être exemplaire. Et sanctionnée quand elle ne l’est pas. Et je ne parle pas de tapes sur les doigts ou de mutations. Quand il y a meurtre, il faut condamner. Comme ce serait le cas pour nous. Les peines devraient même être plus lourdes parce qu’ils ont un insigne et sont armés.

Dans nos paroles, on essaie d’avoir une démarche philosophique, de faire appel à la raison. Quoi que ce mot « philosophe », quand je vois ceux qui sont invités à la télé, j’ai envie de partir en courant. On a toujours eu une analyse sur la société.

« Je suis nul en rap français » Dans le dossier de presse consacré à votre concert diffusé sur Arte, la chaîne vous qualifie d’« intellos »…

Je ne sais pas où on va finir ! (Rires) Intellos, ça ne veut rien dire. Dans nos paroles, on essaie d’avoir une démarche philosophique, de faire appel à la raison. Quoi que ce mot « philosophe », quand je vois ceux qui sont invités à la télé, j’ai envie de partir en courant. On a toujours eu une analyse sur la société.

Vous avez fait quoi pendant le confinement ?

J’ai regardé des séries : Bosch, Ray Donovan, The Loudest Voice… J’ai aussi écouté beaucoup de soul : Roberta Flack, Nina Simone, Curtis Mayfield, Betty LaVette … Et du rap : Kendrick Lamar ou Alfredo, l’album de Freddie Gibbs & The Alchemist. Je suis nul en rap français, je n’en ai jamais écouté.

Pourquoi ?

Ce n’est pas du snobisme. J’ai découvert le rap dans les années quatre-vingt et mon oreille s’est formée avec le son US. Quand le rap français est arrivé massivement à la fin des années quatre-vingt-dix, c’était trop tard.

Le rap n’a-t-il pas perdu de sa vigueur militante ? N’est-il pas devenu un produit ?

Ça n’est pas très grave. Les gamins ont grandi dans la culture mainstream, on ne peut pas les blâmer. Nous, on a grandi dans la culture hip hop, qui s’opposait au mainstream. C’était pas mieux avant.

Vous avez trois enfants de 20 et 25 ans. Ils écoutent quoi ?

Le plus grand écoute Asap Rocky ou Odd Future. Les autres du rap français : Ninho, Nekfeu, Niska… Je n’interviens pas dans leurs goûts car j’en ai souffert jeune. Mon père était fan de Ray Charles et assez moqueur. Moi, je le chambrais quand il écoutait Johnny. Ma mère était plus tolérante. Elle écoutait Joan Baez, Marley, Hamilton Bohannon ... Des fois, je fais comme mon père quand même. Suivant ce que mes enfants vont voir, je les chambre : « Attention, n’apprenez pas trop de vocabulaire ce soir ! ».

- À écouter : les albums Yasuke et Astéroïde.

- À voir jusqu’au 17/11 sur arte.tv : « IAM & planète Marseille », un concert exclusif enregistré pour l’émission « Dans le club ».

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne