« Une femme » existait déjà au Moyen Age

« Allégorie de la Simulation », de Lorenzo Lippi, vers 1650. Collection musée des beaux-arts d’Angers.

« Allégorie de la Simulation », de Lorenzo Lippi, vers 1650. Collection musée des beaux-arts d’Angers. WIKIMEDIA COMMONS/CC

L’invisibilisation des femmes dans les médias a une longue histoire. Alors que des femmes tenaient des rôles centraux dans les sociétés du Moyen Âge, leurs noms n’apparaissent généralement pas dans les chroniques et chartes médiévales.

Cet excellent article a été initialement publié par Actuel Moyen Âge, un projet collectif mené par des historiens, des doctorants et des médiévistes pour la diffusion de la recherche en histoire médiévale. Merci à eux et à Florian Besson, l’auteur de cet article, qui nous a gracieusement permis de le rediffuser sur Rue89/L’Obs. Emilie Brouze

Saviez-vous « qu’une femme » est une journaliste-sportive-dirigeante politique qui a obtenu 5 prix Nobel… ? La page – parodique – de Wikipédia permet d’attirer l’attention sur un phénomène ultra-fréquent dans les médias : l’invisibilisation des femmes, qui sont moins souvent nommées que les hommes dans les titres des articles. Or il s’agit là d’une tendance structurelle qu’on observe déjà dans la majorité des sources médiévales.

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Femmes anonymes

Dans les chartes médiévales, en effet, il n’est pas rare de croiser des femmes qui ne sont pas nommées. Elles sont fréquemment identifiées par rapport à un homme : elles sont « mère de Pierre », « femme de Jean », « fille de Paul », etc. Mais leur prénom individuel n’a pas été conservé par le scribe ou le notaire, alors même que souvent elles jouent un rôle important dans l’échange foncier ou économique dont traite la charte.

Un exemple, parmi littéralement des milliers possibles, rapporté par le médiéviste François Rivière : à Elbeuf, en 1470, un registre de justice seigneuriale évoque « la femme de Jehan de Parde » ; l’épouse représente son mari en justice, mais son nom personnel n’est jamais cité.

Même bilan du côté des chroniques, où l’on croise des femmes qui jouent un rôle politique majeur, mais dont aucune source ne donne jamais le nom. On peut prendre l’exemple de la fille d’Isaac Comnène, dirigeant de Chypre à la fin du XIIe siècle. Cette princesse grecque est capturée par Richard Cœur de Lion lors de sa conquête de l’île de Chypre, elle est envoyée en Occident, épouse Raymond VI, comte de Toulouse, puis Thierry de Flandre, avant de revenir en 1204 en Orient pour réclamer aux Lusignans son héritage, en vain, et trouve enfin refuge à la cour du roi arménien Lewon Ier, son oncle maternel. En quinze ans, la jeune fille est ainsi apparue plusieurs fois au premier plan des jeux politiques, a été mariée à plusieurs seigneurs majeurs de l’Occident médiéval, s’est battue juridiquement contre le roi de Jérusalem, a été mentionnée par trois chroniques différentes… Mais aucune source ne la nomme jamais : elle n’est connue que comme la « Damoiselle de Chypre ».

Femmes invisibles

Evidemment, on trouverait facilement des centaines – voire des milliers – de femmes nommées dans les sources, qu’elles soient reines, nonnes, marchandes, car les femmes jouent des rôles très divers au Moyen Âge. Reste qu’on a bien là une tendance de fond. Dans les Lignages d’Outremer, une compilation de la généalogie des principales familles nobles de l’Orient latin, cinquante filles de seigneurs restent anonymes, contre seulement dix-huit fils – alors même que le texte mentionne moins de femmes et plus d’hommes. En Italie du sud, Thierry Stasser note qu’environ 30 % des épouses, mères ou filles ne sont jamais nommées. Dans ses sources, donc dans l’espace franc aux XIe-XIIe siècles, Dominique Barthélémy insiste sur la présence « évanescente » des femmes, qui soit ne sont pas nommées, soit changent de prénoms au gré des chroniqueurs, ce qui rend leur identification extrêmement complexe.

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La proportion peut être encore plus forte : dans la « Chronique de Morée », rédigée au XIVe siècle, seules dix femmes sont nommées, contre plusieurs centaines d’hommes. Les femmes qui interviennent dans l’action – et, là encore, pour des rôles essentiels : défendre un château, conclure un traité, etc. – sont identifiées comme « la mère d’un tel » ou « l’épouse de tel seigneur », ou au mieux comme « les princesses », « les dames », etc.

Cet anonymat généralisé a posé pas mal de problèmes aux historiens et a souvent poussé à inventer des noms. C’est le cas par exemple de l’épouse arménienne de Baudouin Ier, roi de Jérusalem, prénommée « Arda » par un éditeur italien du XVIIIe siècle, alors qu’aucune source médiévale ne cite jamais ce nom. Idem pour l’épouse de Frédéric II, souvent identifiée comme « Yolande », alors que ce n’est pas son nom…

Femmes effacées

Comment comprendre cet anonymat, cette invisibilisation ? Isabelle Ortega, commentant la « Chronique de Morée », note que le plus étonnant est qu’en l’occurrence le chroniqueur connaît forcément les prénoms de ces femmes nobles. Il choisit donc (consciemment ou non) de ne pas les citer, preuve qu’il n’y accorde aucune importance. Le rôle de la femme appartient à l’histoire ; pas son identité.

Difficile de ne pas voir ici certaines continuités avec des journalistes contemporains qui se contentent d’écrire « une femme élue à la tête de tel pays » ou « une femme monte l’Everest ». Dans les deux cas, on mentionne l’événement, l’acte, mais en gommant autant que possible l’actrice, qui n’est visiblement pas digne d’être nommée.

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Certains auteurs médiévaux vont même plus loin et n’hésitent pas à effacer complètement certaines femmes, quitte ce faisant à réécrire carrément l’histoire. Ainsi, plusieurs versions de la continuation en ancien français de Guillaume de Tyr gomment totalement le rôle-clé joué par Marie de Jérusalem, reine de Jérusalem et épouse de Jean de Brienne, et décrivent une cérémonie de couronnement où seul son époux reçoit la couronne. Ce qui est d’autant plus incompréhensible que c’est Marie l’héritière, Jean ne devenant roi que grâce à son mariage avec elle : raconter le couronnement sans mentionner Marie, c’est donc livrer un récit qui n’a aucun sens. Mais un récit qui permet de gommer la femme, pour ne mettre en valeur que l’homme…

On comprend pourquoi de plus en plus de militantes féministes critiquent l’usage de ce « une femme » générique dans les médias. Derrière, on devine une double violence : la violence concrète d’un média qui choisit délibérément de ne pas citer le nom de la concernée, sous-entendant donc qu’on s’en moque, que ce n’est pas digne d’être su, pas digne d’être retenu ; et la violence diffuse d’une société encore largement patriarcale, qui ne cesse de murmurer que les accomplissements des femmes seront toujours moins notables que ceux des hommes. Or, comme aujourd’hui, plus encore qu’au Moyen Âge, « les femmes » (et pas une femme) sont partout : il est grand temps de prendre l’habitude de les nommer systématiquement. Afin que les historiennes et historiens du futur n’aient pas à se demander, comme le fait Thierry Stasser pour l’Italie du XIe siècle, « où sont les femmes » ?

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