Neurobiologie

Comment le cannabis rend asocial

Pour la première fois, on a montré que le THC, la substance la plus psychoactive du cannabis, diminue l’activité des cellules cérébrales qui fournissent de l’énergie aux neurones. Avec pour effet une réduction de la sociabilité – du moins chez les souris.

Article réservé aux abonnés numériques
jeune a capuche fumant un joint cannabis

Pour ne rien manquer de Cerveau & Psycho, inscrivez-vous à nos newsletters (gratuites)

Fumer du cannabis n’est pas anodin : en particulier à cause des troubles comportementaux associés, comme des perturbations de la mémoire ou de l’attention, ainsi qu’une réduction des interactions sociales. Certains gros fumeurs de marijuana ne sortent plus beaucoup ni ne rencontrent plus grand monde… Mais le mécanisme cérébral par lequel le cannabis perturbe la sociabilité restait inconnu jusqu’à maintenant : les équipes de Giovanni Marsicano, du NeuroCentre Magendie à Bordeaux, et de Juan Bolaños, de l’université de Salamanque en Espagne, ont découvert chez les souris comment le tétrahydrocannabinol, ou THC, le cannabinoïde le plus abondant dans la plante et le plus actif psychiquement, empêche les neurones de se fournir correctement en énergie. Or, sans énergie, les neurones fonctionnent mal ! D’où les troubles comportementaux, notamment de la sociabilité.

Pour arriver à ce résultat, les chercheurs s’intéressent depuis de nombreuses années au THC et à ses récepteurs cellulaires, molécules à la surface des cellules et des neurones par lesquelles le THC agit et produit ses effets psychoactifs. Or en 2012, Marsicano et ses collègues ont découvert que les récepteurs cannabinoïdes, notamment le plus important pour les effets du THC – le CB1 –, ne se limitent pas aux membranes des cellules et des neurones : ils sont aussi répartis à la surface des mitochondries, les centrales énergétiques présentes à l’intérieur de toute cellule, qui consomment le sucre pour le transformer (via diverses voies métaboliques) en molécules énergétiques, dont le lactate. Et aujourd’hui, avec l’équipe de Bolaños, ils mettent en évidence un nouveau mécanisme d’action du THC faisant justement intervenir les mitochondries…

Pour ce faire, les scientifiques ont commencé par travailler sur différentes cellules de souris. D’abord, ils ont identifié des CB1 à la surface des mitochondries d’un type particulier de cellules cérébrales : les astrocytes, en forme d’étoiles, qui forment le tissu nourricier et de soutien des neurones, et sont aussi des acteurs majeurs de leurs échanges au niveau des synapses (les zones de contact entre neurones). Or en exposant ces astrocytes au THC, les chercheurs ont constaté que leurs mitochondries ne transformaient plus beaucoup le sucre en lactate : leur métabolisme énergétique diminuait considérablement, un fait confirmé chez les souris vivantes en modulant la voie de production du lactate faisant intervenir le récepteur CB1 mitochondrial.

Le THC diminue la production d’énergie 

Puis les chercheurs ont cultivé des neurones de souris et leurs astrocytes, exposés, ou pas, au THC : seuls les neurones proches des cellules étoilées mises en contact avec le cannabinoïde souffraient, c’est-à-dire déchargeaient moins et présentaient des signes de stress cellulaire. Pourquoi ? Parce que ces neurones n’avaient alors plus suffisamment de lactate pour fonctionner et même survivre. Pour preuve : ajouter du lactate aux cultures de neurones sauvait ces derniers !

Enfin, les scientifiques ont exposé des souris vivantes au THC (à une dose assez élevée, correspondant à la consommation de plusieurs « joints » sur une soirée) et ont constaté les mêmes résultats que précédemment : leurs astrocytes ne produisaient plus suffisamment de lactate et leurs neurones souffraient. Sauf si les rongeurs étaient modifiés (génétiquement) pour ne plus produire le récepteur CB1 mitochondrial… De plus, les souris normales exposées au cannabis présentaient encore 24 heures plus tard des troubles de leurs interactions sociales ; par exemple, elles passaient beaucoup moins de temps dans la cage où se trouvaient leurs congénères que des rongeurs non traités au THC (les autres troubles comportementaux liés au THC, comme le déficit d’attention, disparaissaient bien plus vite). Et bien sûr, tous ces effets négatifs étaient à nouveau annulés par l’administration de lactate.

C’est la première fois que l’on révèle à quel point la communication entre neurones et astrocytes est cruciale pour un comportement très complexe, ici la sociabilité. Au-delà de l’aide qu’apportent souvent les cellules étoilées à l’échange d’informations entre neurones, il s’agit ici d’un mécanisme métabolique : les astrocytes fournissent aux neurones de l’énergie, sous forme de lactate. Et sans lactate, les neurones sont faibles, « mous », d’où, probablement, le manque d’énergie et l’isolement des souris.

De plus en plus d’études ont mis en évidence des problèmes de comportement similaires chez les gros consommateurs de cannabis : repli sur soi, isolement, perte de contacts sociaux, perte de motivation, avec, en plus, des troubles de la mémoire et de l’attention. Alors il est fort probable que le THC n’agisse pas seulement sur les neurones et leurs récepteurs cannabinoïdes : à l’heure où l’on envisage l’utilisation thérapeutique du cannabis, et donc pour en limiter les effets secondaires néfastes, il est préférable de savoir que le THC perturbe aussi les astrocytes et diminue la production d’énergie, pourtant indispensable aux neurones.

benedicte-salthun-lassalle
Bénédicte Salthun-Lassalle

Bénédicte Salthun-Lassalle est docteure en neurosciences et rédactrice en chef adjointe à Cerveau & Psycho.

Voir tous ses articles
Références

D. Jimenez-Blasco et al., Glucose metabolism links astroglial mitochondria to cannabinoid effects, Nature, 8 juillet 2020.

P. J. Magistretti, How lactate links cannabis to social behavior, Nature, News and Views, 8 juillet 2020.

Sur le même sujet

Numéros sur le même sujet

Thèmes

Retour en haut de page

En kiosque actuellement