Souâd Ayada : « Le pouvoir qu'ont pris les parents d'élèves est préoccupant  »

ENTRETIEN. La présidente du Conseil supérieur des programmes s'inquiète de « l'intrusion de l'islamisme à l'école » et souligne l'importance de la liberté pédagogique.

Propos recueillis par Émilie Trevert

Temps de lecture : 9 min

C'est une voix qui va compter dans les prochains mois. À la tête du Conseil supérieur des programmes, la discrète et rigoureuse Souâd Ayada s'exprime à la suite de l'assassinat du professeur Samuel Paty. Pour cette agrégée de philosophie, qui se définit comme « conservatrice », l'enseignement de la liberté d'expression doit transcender les disciplines. À l'instar de Jean-Pierre Obin, auteur de Comment on a laissé l'islamisme pénétrer l'école*, l'ancienne inspectrice confirme que des enseignements sont « parfois ouvertement contestés » comme en sciences physiques, en sciences de la vie et de la terre ou en philosophie. Mais elle refuse d'entendre qu'une « lâcheté complice » régnerait dans les administrations scolaires et appelle à une coordination de toutes les instances de l'État pour mener ce combat contre « l'intrusion de l'islamisme à l'école ».

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Le Point : Quelle a été votre réaction à la suite de l'assassinat du professeur d'histoire Samuel Paty à la sortie de son collège ?

Souâd Ayada : J'éprouve du chagrin, mais aussi de l'effroi. C'est en effet une logique effroyable qui s'est dévoilée à nous dans l'assassinat d'un professeur, une logique où une vision de l'homme, de la société et de l'école manifeste, par un acte d'une violence inouïe, sa volonté d'anéantissement de notre vision du monde où le professeur tisse chaque jour le lien profond entre la République et son école. Tous les professeurs ont été symboliquement assassinés vendredi et, avec eux, les principes qui fondent la République. En parlant d'un attentat « caractérisé », Emmanuel Macron a trouvé le bon mot. L'assassinat de Samuel Paty est bien caractéristique d'un projet qui vise la destruction de ce qui nous est commun et qui fait que nous formons une Nation.

En tant que philosophe, spécialiste de spiritualité et de philosophie islamiques, comment réagissez-vous quand vous entendez certains se réclamer de l'islam pour commettre des actes criminels ?

Je suis profondément abattue par la situation historique de l'islam qui rend aujourd'hui inaudibles les travaux qui s'efforcent de faire connaître les ressources de la philosophie et de la pensée spirituelle formées dans le giron de l'islam. Il faudrait faire un recensement complet des effets de la destruction massive opérée par l'islamisme terroriste : écrivains et dessinateurs assassinés parce qu'ils ont eu le courage d'exprimer une liberté d'esprit par définition inaliénable, policiers et, aujourd'hui, professeurs assassinés au nom du service qu'ils doivent à une nation libre, mais aussi savants, historiens et philosophes qui voient leurs écrits sur la culture de l'islam classique rendus caducs, sans effectivité et sans lecteur.

La révolution islamique iranienne (1979), mouvement funeste pour le monde et pour l'islam, a vu l'islam politique dominer et prendre une forme totalitaire et hégémonique. Le voile et le djihad sont devenus les signes de l'adhésion à cet islam. L'affaire Salman Rushdie marque, en 1989, la première manifestation mondiale de la terreur intellectuelle qui devait suivre la terreur politique et l'accompagner. Pendant tout ce temps, en France, dans le sillage de Louis Massignon et d'Henry Corbin, certains s'évertuaient, non de promouvoir un « autre islam », mais de dégager, dans les œuvres de la culture classique de l'islam (la philosophie, la littérature, l'art), le fil discret et continu d'une religion intérieure capable de soutenir le combat, interne à l'islam, contre l'islam réduit à n'être que la religion de la loi et de l'obéissance aveugle.

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L’intrusion de l’islamisme à l’école va de plus en plus loin et elle rend le métier des professeurs impossible dans certains établissements

Les cours sur la liberté d'expression sont au programme de la classe de 4e en Éducation morale et civique (EMC). La tribune peut être un support, qu'en est-il de la caricature de presse ? Est-ce un passage obligé ou est-ce laissé à l'appréciation des enseignants ?

On ne peut pas réduire la part faite à la liberté d'expression dans l'enseignement à ce qui est inscrit dans le programme de l'enseignement moral et civique de la classe de 4e. La question de la liberté d'expression est abordée dans de nombreuses disciplines, directement ou indirectement, en français quand on présente les écrivains des Lumières par exemple, en histoire quand on étudie la naissance et les principes de la démocratie moderne, en philosophie quand on étudie la notion centrale, inscrite dans le programme, de liberté. J'ajouterai que tout professeur, d'EPS, de musique, de technologie, etc., manifeste, par l'acte même d'enseigner, cette liberté fondamentale qui est plus qu'une liberté à laquelle le citoyen a droit.

Le programme de l'enseignement moral et civique, comme tous les autres programmes, définit les objets qu'il faut enseigner. Il revient au professeur de déterminer la manière la plus adaptée à ses élèves mais aussi la plus fidèle à son style d'enseignement (fort heureusement, les professeurs sont des personnes singulières) de traiter ce qui est au programme. C'est ce qu'on appelle la liberté pédagogique et qui est étroitement articulée aux programmes : ces derniers fixent l'obligation à laquelle l'institution scolaire est tenue, la première renvoie à l'usage réglé de la liberté que permet l'institution. Soyons donc sans ambiguïté : ce qu'a fait Samuel Paty relève de la liberté pédagogique reconnue par le Code de l'éducation. On peut même aller au-delà en soulignant que l'art de la caricature est historiquement, en France, une manifestation parmi d'autres de la liberté d'expression des journalistes. C'est donc au programme.

Je suis de plus en plus perplexe quant à la mise en œuvre, dans l’école de la République, de l’enseignement du fait religieux.

Le livre Comment on a laissé l'islamisme pénétrer l'école de Jean-Pierre Obin, ancien inspecteur comme vous, montre que les matières les plus touchées sont l'histoire-géographie, l'éducation physique et sportive, l'enseignement laïque des faits religieux et les sciences de la vie. Vous confirmez ?

Le livre de Jean-Pierre Obin confirme ce que son auteur avait déjà souligné dans un rapport de l'inspection générale en 2004 : le développement continu de l'intrusion de l'islamisme à l'école. Cette intrusion ne concerne pas seulement des aspects de la vie scolaire (demandes d'espace de prière, de dispense de cours pendant le mois de jeûne du ramadan, etc.), elle vise aussi, ce qui est plus grave à mes yeux, les contenus des enseignements dispensés. L'assassinat de Samuel Paty illustre cela : c'est un objet de l'enseignement d'EMC, la liberté d'expression, qui est en cause. Le traitement des questions de cosmologie en sciences physiques, celui de l'évolution des espèces en sciences de la vie et de la Terre, celui qui porte explicitement sur la liberté humaine et sur les pouvoirs de la raison en philosophie sont parfois ouvertement contestés, en effet. L'intrusion, depuis les constats de 2004, va de plus en plus loin et elle rend le métier des professeurs impossible dans certains établissements.

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D'après les chiffres du ministère de l'Éducation nationale, qui recense les cas d'atteintes à la laïcité, les contestations d'enseignement ne représentaient que 10 à 20 % des signalements, fin 2019. Dans son livre, Jean-Pierre Obin cite des chiffres beaucoup plus préoccupants : « Placés dans des conditions d'anonymat, 38 % des enseignants déclarent que dans leur école ou leur établissement certains enseignements font l'objet de contestation (56 % dans ceux situés en éducation prioritaire). Plus grave, 37 % des professeurs déclarent s'être déjà personnellement autocensurés pour éviter des incidents ! Ils sont une majorité (53 %) dans les écoles et les collèges des réseaux d'éducation prioritaire. » Qu'en pensez-vous ?

Vous soulignez, à juste titre, les attitudes d'autocensure auxquels les professeurs sont contraints, pour sauver leur peau si je puis dire, face à de telles contestations. J'entends que la règle du « pas de vague » serait de mise partout et que la lâcheté complice serait le principe qui guide les administrations scolaires. Je ne peux accepter d'entendre cela quand on ne souligne pas, dans le même temps, les efforts que déploient, dans la solitude et ignorés de la société, des professeurs, des directeurs, des principaux, des proviseurs pour résister à ce qui entrave l'exercice ordinaire de leurs missions dans l'école républicaine. La lutte contre ces intrusions exige que la société française tout entière mène le combat contre l'islamisme et contre son emprise dans tous les espaces de la vie sociale. Ce combat ne peut donner lieu à des actions concrètes, pour que la prise de conscience ne se ramène pas à des slogans incantatoires, que s'il y a une coordination de toutes les institutions de l'État, celles chargées de la défense intérieure et de l'ordre public, celles chargées de l'application des lois, celles qui devront peut-être concevoir des lois pour nous protéger davantage du fléau islamiste.

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Depuis 2002 et le rapport de Régis Debray, l'enseignement du fait religieux semble être encore un sujet tabou. Pourquoi il n'apparaît toujours pas dans les programmes ? « Il faut parler des religions à l'école pour faire tomber les craintes et les fantasmes », nous disait l'historienne Isabelle Saint-Martin en 2019. Êtes-vous d'accord avec elle ?

Je suis de plus en plus inquiète de la présence démesurée du « religieux » dans l'espace public et dans le débat public. J'aspire, voyez-vous, à une société française où l'on s'occuperait plutôt d'enseigner davantage la philosophie, l'histoire des cultures et des civilisations, l'histoire de l'art, la littérature française et étrangère. Les effets émancipateurs de ces enseignements, déconnectés du présent et de sa nullité, sont plus réels sur le long terme. Je suis de plus en plus perplexe quant à la mise en œuvre, dans l'école de la République, de l'enseignement du fait religieux dont la définition et la visée restent à éclaircir, et pour lequel il faudrait concentrer des moyens qui devraient, à mon sens, aller plutôt vers un accroissement des horaires dévolus aux disciplines déjà enseignées, le français notamment et la philosophie.

Certains parents d'élèves se sont plaints de trouver des passages de la Bible ou des sourates du Coran dans des manuels scolaires… Faut-il prendre en compte les réserves ou les contestations des parents pour écrire les programmes ? Devraient-ils avoir leur mot à dire ?

Le pouvoir qu'ont pris les parents d'élèves et qu'on leur a laissé prendre est pour moi un autre sujet de préoccupation. J'aimerais souligner que cette expression « parents d'élèves », en toute rigueur, n'a pas de sens : les parents ont des enfants qu'ils doivent éduquer, seuls les professeurs ont des élèves qu'ils élèvent par l'instruction, la transmission des savoirs et des connaissances. Les parents prennent soin de leurs enfants. Seuls les professeurs et l'institution scolaire qui élabore les programmes d'enseignement savent quels sont les intérêts des élèves.

*1 Hermann Éditions.

*2 Autrice de « L'Islam des théophanies », CNRS Éditions.

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Commentaires (13)

  • Anneso6

    Bonjour
    votre citation n en est pas une.
    Madame parle d élèves et c’est assez éloigné de ce que vous mettez entre guillemets.

  • NAJIA.76

    «Un investissement dans le savoir, paie toujours les meilleurs intérêts » Benjamin Franklin.

    L’assassinat de M Paty est un séisme car, au delà de la profonde émotion que nous ressentons à l’égard de cet homme, il touche un pilier de la République qu’est l’école. D’où la nécessité de prendre les bonnes décisions une fois pour toutes sachant que le chemin sera long et difficile.

    Comme le dit Mme Ayada, on peut s’interroger sur l’enseignement du fait religieux. Ne serait-il pas mieux de l’évoquer dans une chronologie de l’Histoire sans y consacrer des heures aux détails ? Le temps récupéré pourrait être utilement investi dans des matières fondamentales.

    Quant au rôle des parents et leur participation, il a d’abord été encouragée par l’administration. L’objectif était double : intéresser les parents (ceux qui ne l’étaient pas) à la scolarité de leurs enfants et, par la même occasion, palier le manque de personnel pour accomplir ce qui est demandé à l’école comme les sorties pédagogiques où se rendre à la piscine.

    Par ailleurs, un certain nombre de parents sont instruits et informés. La liberté pédagogique mène à tout jusqu’au comportement non démocratique. Lorsque le niveau n’est pas homogène, par exemple, l’idéal est d’aider les derniers à avancer et ils peuvent y arriver avec la coopération des premiers et non pas brimer ces derniers.

    Aucune discussion ne devrait avoir les pour les revendications religieuses telles que exiger que son enfant ne puisse pas jouer avec des filles ou des garçons ou encore ne pas être à côté de tel ou telle élève. Le refus devrait être systématique.

    Bon courage à tous les enseignants. Ce métier devient de plus en plus difficile.

  • Les mots ont un sens

    Remplacer les manuels scolaires par la lecture commentée de Charlie Hebdo (mais seulement les dessins) a l ecole.