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L’enquête

Confinement : ces salariés obligés d'aller au bureau alors qu'ils pourraient télétravailler

Ils sont 1,8 million de Français à travailler depuis chez eux, ils était cinq millions au moins de mars, selon la Dares. Pourtant, le télétravail est obligatoire partout où c'est possible. Selon le ministère du Travail, près de 8 millions d'emplois sont compatibles avec le télétravail. Entre manque de confiance et crainte des difficultés économiques à venir, les dirigeants d'entreprise peinent à placer le curseur.

Un certains nombre de salariés trouvent injuste le fait de devoir se rendre au bureau en dépit de la pandémie.
Un certains nombre de salariés trouvent injuste le fait de devoir se rendre au bureau en dépit de la pandémie. (iStock)

Par Florent Vairet

Publié le 3 nov. 2020 à 15:50Mis à jour le 20 nov. 2020 à 10:16

« Partout où c'est possible, le télétravail sera à nouveau généralisé », a déclaré le chef de l'Etat lors de son allocution télévisée du 28 octobre, annonçant le deuxième confinement. Mais toutes les entreprises ne semblent pas avoir enctendu l'injonction présidentielle. Caroline (tous les prénoms de l'article ont été modifiés) travaille chez Christian Dior Couture, et confinement ou pas, elle doit venir tous les jours au bureau. La direction des ressources humaines a pourtant bien envoyé un message clair : tous en télétravail. Mais une chapelle de l'entreprise, jouissant d'une plus grande autonomie que les autres, fait passer un tout autre message. Le directeur du département de Caroline ordonne aux 150 salariés de son service d'être présents, tous les jours.

Et pas question de transiger. « Il a dit qu'il appellerait les services tous les jours pour savoir qui est présent », rapporte Caroline. Et il l'a fait. Vendredi dernier, les managers ont dû envoyer une photo des open spaces pour constater qui était présent sur site. Et gare aux réfractaires. Des sanctions seraient prises contre ceux qui ne viendraient pas tous les jours au bureau, comme des remises en question du poste des personnes concernées et des conséquences financières. « On a tous compris qu'il parlait de nos primes », explicite Caroline.

Pourtant, le télétravail n'est pas une « option », mais une « obligation » inscrite dans la nouvelle version du protocole national en entreprise, martèle Elisabeth Borne, la ministre du Travail. Ce protocole précise que « le temps de travail effectué en télétravail est porté à 100 % pour les salariés qui peuvent effectuer l'ensemble de leurs tâches à distance ». Et c'est le cas de Caroline. « La preuve : on a tous télétravaillé pendant le premier confinement et cela s'est bien déroulé. »

« C'est fini les vacances, tout le monde au bureau »

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Même si cette salariée est remontée contre sa direction, cette situation ne la surprend guère : « Ils ont toujours été réfractaires au télétravail ». Dès le 11 mai dernier, les mots de son directeur étaient les suivants : « C'est fini les vacances, tout le monde au bureau », rapporte Caroline. Cette dernière reconnaît que le 100 % distance peut provoquer quelques ralentissements. « Au premier confinement, sur un projet de produit, il a eu un petit couac », reconnaît-elle, avant de nuancer que ce type de situation est extrêmement marginal. « Et le problème est surtout la démarche : s'ils nous avaient simplement dit ‘vous pouvez venir au bureau', j'y serai allé de moi-même une fois toutes les deux semaines pour que la partie de mon travail nécessitant une présence soit correctement effectuée. »

Face à cette situation, Caroline et son équipe ont décidé de désobéir et de ne venir qu'un à deux jours par semaine et préparent un courrier à destination de l'inspection du travail. Cette fronde à l'encontre d'une direction ne respectant pas les règles n'est pas isolée. Timothée est consultant en immobilier à Marseille. Jusqu'à ce lundi matin, la direction ne semblait pas avoir entendu parler des directives gouvernementales, et puis soudain changement de braquet dans l'après-midi. Tout le monde bascule enfin en télétravail à la suite d'une « rébellion » des salariés.

S'il n'y a pas de fronde du côté du bureau d'études en ingénierie où travaille Marie, la situation ne manque pas d'interpeller. Après un test positif au Covid-19, elle prévient son patron qu'elle sera en télétravail pendant sept jours. « Il a tout de suite essayé de rogner sur le nombre de jours à la maison et m'a demandé de déclarer le moins de cas contacts des salariés du bureau », précise cette ingénieure. Au-delà de la mise en danger évidente, cette décision pose la question de l'acceptation du télétravail par les directions qui demandent en dépit du confinement une présence de deux jours par semaine. Pourtant, ici encore, cette salariée de ce bureau d'études affirme que le travail peut être totalement accompli à distance. « Tout est informatisé, nous avons les outils classiques comme Teams pour communiquer entre nous et des outils plus spécifiques pour le calcul de structure qui permettent de complètement tout faire à distance. C'est d'ailleurs ce qui a été fait pendant le premier confinement. »

« On vient pour être fliqué, je ne vois pas d'autres raisons »

Elisabeth Borne avait d'ailleurs cité l'exemple des architectes ou des ingénieurs de bureaux d'études comme professions pouvant avoir besoin de se rendre sur place. Mais le protocole sanitaire précise que dans ces cas-là, « l'organisation du travail doit permettre de réduire au maximum les déplacements domicile-travail et le temps de présence en entreprise pour l'exécution des tâches qui ne peuvent être réalisées en télétravail. » Cette marge de manoeuvre donnée aux entreprises semble indispensable pour qu'elles continuent de fonctionner. Mais comme toute liberté, elle laisse le champ libre à des dérives comme dans le cas de Marie où le dirigeant a préféré présenter le passage de deux à trois jours de télétravail le temps du confinement comme une avancée pour les salariés. « Il est vrai que travailler au bureau est plus propice à la cohésion d'équipe et au suivi mais ce n'est pas très civique de faire passer l'entreprise au-dessus. Je trouve ça égoïste », conclut-elle.

C'est cette nuance sur la nécessité de travailler sur site laissée à l'appréciation de l'entreprise qui fragilise la demande de salariés qui jugeraient de leur côté injustifiée leur venue au bureau. Dans l'agence francilienne en insertion professionnelle où Jessica est conseillère, les salariés se sentent impuissants face à l'injonction de la direction qui a d'emblée écarté l'option d'un télétravail cinq jours sur cinq. « On nous demande une présence de trois jours sur site alors qu'on ne reçoit plus aucun public et qu'on pourrait faire exactement la même chose à la maison », témoigne-t-elle. La justification donnée par la direction de ce prestataire de Pole emploi est sans appel : les salariés sont dans des bureaux individuels, sans public, alors si le protocole est suivi, il n'y a aucun risque. « La preuve, aucun cas n'a été déclaré, a-t-elle souligné aux salariés. Je vous demande donc d'être rigoureux sur le respect des règles ». Une situation incompréhensible pour cette salariée. « On vient clairement pour être fliqué, je ne vois pas d'autres raisons. »

Entre efficacité économique et manque de civisme

Selon les chercheurs de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), les entreprises n'ont pas basculé tous les postes qui pourraient l'être en télétravail. Ils l'expliquent par des « craintes concernant une éventuelle perte d'efficacité ou de contrôle du travail », la « perception que certaines fonctions ne peuvent pas être réalisées en télétravail », une « absence de compétences numériques de base par certains salariés » ou encore par un « manque d'équipements permettant le travail à distance ».

Ce dernier argument est celui évoqué par l'entreprise d'Abdellatif, chargé d'export dans le Grand Est. Il lui a été dit qu'il ne serait pas en télétravail car il ne dispose pas de PC portable professionnel. « Certes l'entreprise est une PME, mais ils auraient les moyens de m'en fournir un. Ils ne le feront pas car je m'en servirais seulement pendant le confinement. » Alors en pleine pandémie, ce salarié se rend tous les jours au bureau. « Je trouve ça injuste, si tout le monde y mettait du sien, on pourrait trouver une solution pour que je sois en télétravail ». Et d'ajouter : « C'est important que les employeurs mettent tout en oeuvre pour que leurs employés soient en télétravail dans le but de sortir au plus vite de cette situation sanitaire. »

Même sentiment du côté de ce salarié de chez Total qui se voit contraint de travailler sur site une partie de la semaine. Le vendredi 30 octobre, l'entreprise pétrolière indique dans une note interne envoyée aux salariés, à laquelle nous avons eu accès, que le télétravail est privilégié, « cependant parce que certains activités nécessitent un travail en équipe et dans le souci de préserver le lien social, nous recommandons le travail présentiel à hauteur de deux jours par semaine », peut-on lire. « C'est complètement injuste vis-à-vis des autres entreprises et citoyens, peste ce salarié. Et en désaccord complet avec l'effort national mis en oeuvre avec le reconfinement et les consignes du gouvernement. »

Des sanctions civiles ou pénales très hypothétiques

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Que faire alors pour faire valoir ses droits à la sécurité ? Le ministère du Travail a souligné que le non-respect de la nouvelle règle sur le télétravail « est un manquement à l'obligation de protection des salariés qui expose l'employeur à une sanction civile ou pénale ». Mais cela risque de pas être aussi simple. « Aucun texte de loi ne vient imposer le télétravail dans les entreprises y compris pour les emplois pour lesquels cela est possible », souligne Me Marie-Hélène Bensadoun, associée au sein du cabinet August Debouzy et spécialiste du droit du travail et de la protection sociale qui souligne que dans son avis rendu le 19 octobre dernier, le Conseil d'Etat a énoncé que le protocole national pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise n'avait pas force de loi. « En conséquence il n'y a pas - à date - de sanctions en cas de méconnaissance de ce que l'on doit analyser à ce jour comme de très fortes recommandations du gouvernement. »

Ceci étant dit, il ne faut pas oublier que l'employeur est tenu à une obligation de santé et de sécurité envers ses salariés, rappelle cette avocate, en application de l'article L4122-1 du Code du travail. En cas de contamination, un salarié pourra rechercher la responsabilité de son employeur qui n'aura pas respecté les recommandations du gouvernement sur le fondement de la faute inexcusable. « Il pourrait donc y avoir des sanctions indirectes à effet décalé dans le temps si le salarié arrive à démontrer qu'il a été contaminé sur son lieu de travail ou sur le trajet qui le mène à son travail s'il prend les transports en commun par exemple », analyse l'avocate. Et d'ajouter : « Ou si les juridictions reconnaissent une présomption de responsabilité de l'employeur qui n'aurait pas respecté les recommandations alors que les tâches confiées au salarié auraient pu être effectuées à distance, ce qui limiterait la nécessité d'apporter la preuve d'un lien de cause à effet. »

Impossible de savoir la proportion réelle d'entreprises qui jouent le jeu, et celles qui surfent sur le flou. Chez BNP Paribas, un mail a été envoyé pour demander à certains collaborateurs qui ont des postes critiques (la banque étant un service essentiel) de continuer à se rendre sur place. Mais pour ce salarié interrogé qui se rendra toutes les semaines sur site, ce n'est pas toujours justifié. « C'est simplement plus pratique pour la gestion de projet par exemple. » En tout, 25 % des effectifs de la banque devraient être en présentiel. Une commission spécifique relative à la diffusion du protocole sanitaire est prévue ce mercredi qui stipulera le mode opératoire pour tous les métiers.

Jusqu'à quel point est-il indispensable de venir sur place ?

Parfois, la situation est encore plus délicate à apprécier quand la demande émane des salariés eux-mêmes, désireux de venir sur site. « Le télétravail n'intéresse aucun de mes salariés », assure ce patron d'une agence de paysagistes. « Y aller quelques jours par semaine me permet de casser la routine du confinement », explique pour sa part ce chargé de communication dans une grande banque qui n'oblige pas mais qui incite au télétravail, arrangeant les quelques personnes souhaitant venir sur site à hauteur d'une fois maximum par semaine.

Car au-delà des cas manifestes de transgression des recommandations gouvernementales, des entreprises savent que ce deuxième confinement va jouer sur le moral de leurs salariés. « Le télétravail a mis à jour la fracture sociale entre ceux qui avaient de bonnes conditions à leur domicile et ceux qui vivent à l'étroit », déclare Isabelle Calvez, DRH chez Suez à l'AFP. L'entreprise va inciter ses salariés du siège à repasser en télétravail cinq jours sur cinq mais avec « plus de souplesse et de tolérance ».

Le premier confinement avait poussé cinq millions de salariés à télétravailler, souvent dans la précipitation. Ce reconfinement pose de manière encore plus accrue la question du cadre général à donner au télétravail. Une négociation en vue d'un accord interprofessionnel (dont la date a été fixée avant l'annonce présidentielle) débute d'ailleurs aujourd'hui entre les partenaires sociaux. L'enjeu est d'établir un document « pour que les règles soient claires et les mêmes pour tout le monde », a déclaré Philippe Martinez de la CGT. « On constate que malheureusement, là où il n'est pas négocié, là où il n'est pas discuté, là où il n'est pas concerté avec les représentants des salariés, il se met difficilement en place ou mal en place », a pour sa part jugé Laurent Berger, le numéro un de la CFDT. De son côté, le Medef a fixé ses conditions : le document ne sera « ni prescriptif », « ni normatif », c'est-à-dire non contraignant.

Florent Vairet

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