A la terrasse d'un café, le 2 juin, à Paris, quelques semaines après la sortie du confinement.

Cibler ces individus ayant de nombreuses interactions pourrait réduire de manière conséquente le pic épidémique.

BERTRAND GUAY / AFP

Le week-end du 22 février, de retour de son bureau new-yorkais, un avocat spécialisé dans le droit successoral se rend à la synagogue de New Rochelle, dans le Connecticut. Le lendemain matin, il assiste à l'enterrement d'un survivant de la Shoah, puis l'après-midi à une bar-mitsva. Quelques jours plus tard, alors qu'il doit aller à Washington pour une conférence, il est conduit à l'hôpital par un ami après une grosse toux et une poussée de fièvre, et passera deux semaines en soins intensifs. Tout son quartier est placé en quarantaine. Plus de cinquante cas de Covid-19 sont rapidement associés à cet homme, et cinquante autres décelés dans l'école de sa fille. A la fin du mois, 10 000 cas seront diagnostiqués dans le comté de Westchester.

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Après enquête, les autorités sanitaires estimèrent que cet homme avait été, ce seul week-end, en contact avec 800 à 1000 personnes. Il a, hâtivement, été qualifié de "patient zéro". "La vérité, c'est que nous ne savons pas comment le coronavirus a été introduit dans sa communauté. Mais ce qui est clair, c'est que les vertus qui faisaient de cet homme un bon ami et voisin - présent pour tous en temps de joie comme de douleur - ont aussi fait de lui quelqu'un de très efficace dans la diffusion du virus", constate le journaliste Christopher Cox dans le magazine Wired.

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Le Covid-19 a mis en vedette ces "supercontaminateurs", terme adapté de l'anglais "super-spreader". De retour de Singapour, un homme d'affaires britannique fut à l'origine d'une dizaine de contaminations en février, donc cinq en France. En Corée du Sud, la fameuse "patiente 31", une sexagénaire membre de la secte Shincheonji, s'était retrouvée en contact avec un millier de personnes. Le concept lui n'a rien de nouveau. Dans le cas du Mers en 2015, un patient sud-coréen, âgé de 35 ans a été lié à 85 cas, soit près de la moitié de ceux recensés durant l'épidémie dans ce pays.

Dans les années 1980, le stewart canadien Gaëtan Dugas, longtemps étiqueté à tort comme un "patient zéro" aux Etats-Unis et qui a fait l'objet d'un livre, The Band Play On, a été associé à 40 des premiers cas connus du Sida. Or, quand on dit "supercontaminateurs", on imagine instinctivement des personnes hors normes. Des scientifiques ont ainsi cherché à distinguer des caractéristiques biologiques pour le Covid-19. Une étude dans Nature estime par exemple que certains, en parlant, rejettent plus de gouttelettes que d'autres. Experts comme médias se sont aussi focalisés sur des regroupements en lieux clos, comme ce très populaire bar dans la station de ski autrichienne d'Ischgl, ou le rassemblement évangélique à Mulhouse alors qualifié de "bombe atomique" par le directeur général de l'Agence régionale de santé (ARS) du Grand-Est.

20 % des contaminés sont responsables de 80 % des contaminations

Des sociologues proposent une approche différente. Plutôt que les caractéristiques physiologiques ou les lieux, il faudrait selon eux se concentrer sur les différences de sociabilités entre les individus, et incorporer les interactions sociales dans les modèles épidémiologiques. "Quand on regarde de façon précise combien un individu contaminé en contamine à son tour, on voit qu'une petite proportion d'individus a de très longues chaînes de contaminations, alors que la plupart en ont de très courtes", nous explique Gianluca Manzo, sociologue au CNRS et à la Sorbonne.

Le chercheur est spécialiste de l'analyse quantitative des réseaux sociaux (comprendre l'agencement des liens entre les individus, et non pas Facebook). Il rappelle l'éternelle limite des moyennes. Le taux de reproduction du virus, ou R0 (soit le nombre moyen de nouveaux cas causés par une personne infectée) ne rend pas compte de la répartition des contaminations. Environ 80 % des cas proviennent seulement de 10 à 20 % des individus contaminés. Une étude dirigée par Ramanan Laxminarayan et publiée dans Science estime par exemple qu'en Inde, 8 % des personnes contaminées ont provoqué 60 % des cas. La norme, c'est ainsi que la majorité des personnes infectées sont asymptomatiques ou bien tombent malades, mais ne transmettent pas le virus. Ce qui a d'ailleurs poussé les épidémiologistes à créer un autre indicateur, le facteur de dispersion ("k").

Pour Gianluca Manzo, "on voit que très peu d'individus ont beaucoup de contacts, que ce soit pour les réseaux d'amitié comme pour les partenaires sexuels. Une grande majorité en ont en très peu, alors qu'une minorité sont des individus très connectés. La moyenne n'est ainsi pas représentative de la distribution sous-jacente dans ces réseaux sociaux. Vous avez des individus qui naturellement vivent de façon confinée, ayant très peu de rencontres par jour. Par contre, vous pouvez aussi avoir des personnes de 70 ans qui jouent quotidiennement à la pétanque ou au bridge, et qui à chaque fois vont y côtoyer vingt amis. Pourquoi ne pas prendre en compte cette variabilité et y réfléchir sérieusement ?"

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Gianluca Manzo et Arnout van de Rijt (European university society) viennent de publier un article sur ces "individus à hauts-contacts" dans la revue Journal of Artificial Societies and Social Simulation. Ils y défendent l'intérêt, dans la lutte contre le Covid-19, de s'occuper de façon prioritaire à ces personnes ayant de nombreuses interactions sociales. Les deux chercheurs ont construit un modèle informatique incorporant la fréquence des contacts chez les Français, avant de faire des simulations de diffusion du virus. Pour cela, ils se sont basés sur une étude effectuée sur un échantillon représentatif de 2000 personnes, dans laquelle ceux-ci devaient noter toutes leurs rencontres physiques durant deux jours. Conclusion : cibler ces individus qui ont de nombreuses interactions, plutôt que de considérer la population dans son ensemble de manière indifférenciée, pourrait réduire de manière conséquence le pic épidémique. Cela est vrai pour la prévention, le dépistage, mais aussi le futur vaccin. Jusqu'à présent, la stratégie face au Covid-19 a essentiellement reposé sur des mesures générales : confinement, masque et règles de distanciation sociales s'imposent à tous. Plutôt que de bloquer le pays, il pourrait, en théorie, être intéressant de se concentrer sur les supercontaminateurs potentiels.

Le paradoxe de l'amitié

Demeure un (gros) problème pratique : comment identifier ces individus avec beaucoup de contacts au sein d'une population de 67 millions de Français ? Dans leur article, Gianluca Manzo et Arnout van de Rijt avancent deux stratégies qui n'empiéteraient pas avec les problématiques de vie privée. La première se base sur les liens entre des catégories professionnelles et le nombre de contacts sociaux. Des professions comme enseignant, conducteur de taxi, livreur, caissier, prêtre, agent d'aéroport ou... journaliste font généralement rencontrer plus de personnes dans une journée que la moyenne des Français.

L'autre solution s'avère plus conceptuelle et surprenante. Il faut partir du principe qu'un individu très sociable est plus susceptible de se retrouver dans la liste des contacts d'un grand nombre d'individus. "Il y a une théorie mathématique selon laquelle, si vous tirez au hasard dans la population un échantillon d'individus, que vous demandez à chacun une liste de contacts et que parmi ces contacts vous en prenez une nouvelle fois au hasard, cette personne aura de fortes chances d'être un individu en relation avec beaucoup de personnes" explique Gianluca Manzo.

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C'est Shlomo Havlin, physicien à l'université Bar-Ilan dans la région de Tel Aviv, qui, durant l'épisode du Sras en 2003, a le premier avancé cette idée ingénieuse pour lutter contre une épidémie. Elle se base sur le "paradoxe de l'amitié" qui veut que, statistiquement, vos amis sont sans doute plus populaires que vous. En 2009, les sociologues Nicholas Christakis (Harvard) et James Fowler (San Diego), menèrent une expérience originale durant l'épidémie de grippe A. Ils suivirent deux groupes, l'un constitué par 319 étudiants choisis de manière aléatoire à l'université Harvard, l'autre de 425 amis que les premiers avaient désignés. Le groupe des amis, en moyenne, manifesta des symptômes de la grippe deux semaines avant le groupe choisi au hasard, confirmation qu'ils eurent des interactions plus nombreuses.

Concrètement, il suffirait ainsi, selon Gianluca Manzo, d'utiliser cette procédure à l'aveugle, en demandant à un groupe d'individus sélectionnés au hasard de nommer une connaissance, puis de la dépister ou de la vacciner. "L'idée de la loterie, aussi bizarre, qu'elle puisse paraître, est la moins discriminatoire pour identifier ces individus à hauts-contacts sociaux. Le hasard est par définition aveugle au fait que vous ayez telle ou telle caractéristique". Le chercheur rappelle que dans la lutte contre l'épidémie du Sida, on avait notamment ciblé, en matière de prévention comme de dépistage, les homosexuels et les travailleurs de sexe. "C'étaient les individus qui avaient le plus de partenaires sexuels et avaient le plus de chance de fonctionner comme des "supercontaminateurs". On a accepté cela d'un point de vue social, alors que ces critères relevaient de la plus stricte intimité. Pourquoi aujourd'hui ne pourrait-on pas réaliser que le caractère fondamental dans cette épidémie du Covid-19, c'est l'exposition sociale ?"

Vacciner ceux qui sont potentiellement les plus contagieux?

Les experts n'ont pas attendu les récentes annonces prometteuses de Pfizer ou Moderna pour réfléchir, depuis plusieurs mois, sur l'épineuse question de qui devrait bénéficier en premier du vaccin contre le Covid-19, sachant qu'il n'y aura au départ pas assez de doses pour toute la population. Comme le résume l'épidémiologiste d'Harvard Marc Lipsitch, il y a deux approches théoriques pour utiliser un vaccin. La première est de protéger certains individus en les vaccinant, l'autre vise à réduire les transmissions et donc à protéger l'ensemble de la population.

Vacciner en priorité les personnes âgées ou fragiles, comme le préconise par exemple la Pr Elisabeth Bouvet, présidente de la Commission technique des vaccinations au sein de la HAS, ne va ainsi peut-être pas freiner la propagation du virus. En dépit de son âge (78 ans), Shlomo Havlin plaide pour qu'on vaccine en priorité les gros contaminateurs potentiels, plutôt que les personnes à risque comme lui, afin de faire baisser les contaminations plus rapidement, ce qui bénéficierait à tous. Selon le scientifique israélien, des maladies contagieuses qui normalement requièrent une immunité collective de 60 à 80 % de la population, pourraient être stoppées en ciblant judicieusement et en vaccinant simplement 10 à 20 % de la population.

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Tout juste publiée, une étude de chercheurs en santé publique des universités de Louvain et de Maastricht se penche sur l'adhésion de la population à ces différents choix possibles, alors que la défiance envers les autorités sanitaires est grande. A un échantillon représentatif de 2000 Belges, ils ont demandé quelles étaient leurs préférences en termes de priorité vaccinale. Résultat : les sondés plébiscitent trois groupes à immuniser d'abord : les professions essentielles (santé, services, commerces...), les malades chroniques et ceux qui sont le plus susceptibles d'être contagieux.

En revanche, donner la priorité aux plus de soixante ans n'est pas une option très populaire, y compris chez les personnes appartenant cette tranche d'âge. 54 % de l'échantillon opte en premier pour la stratégie consistant à vacciner les personnes susceptibles d'être les plus contagieuses, c'est-à-dire des individus pouvant contaminer dix personnes au lieu d'une seule. Pour Gianluca Manzo, c'est la preuve qu'il y a là une forme de sagesse populaire : "La majorité des participants comprend intuitivement l'importance de cibler avec le vaccin ceux qui sont responsables du plus grand nombre de contaminations".

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