« Avec son système de reconnaissance faciale et de surveillance des personnes, la Chine est un peu notre futur »

Le sociologue Olivier Fillieule co-signe avec son confrère Fabien Jobard Politiques du désordre, la police des manifestations en France (Seuil, 2020). Ce livre, qui résonne avec les débats autour de la loi « sécurité globale », fait le constat d’une « course aux armements », technologiques notamment, et d’une « brutalisation » du maintien de l’ordre.

« Avec son système de reconnaissance faciale et de surveillance des personnes, la Chine est un peu notre futur »
Image extraite d'un reportage de France 24 sur le crédit social en Chine

Usbek & Rica : Dans votre ouvrage, vous évoquez une « brutalisation  » du maintien de l’ordre, succédant à un XXe siècle marqué au contraire par un « cours général de pacification  ». Comment expliquer ce changement ?

Olivier Fillieule : La séquence de « brutalisation » a commencé dans les années 2010 avec Sivens et la mort de Rémi Fraisse, la COP21 et Nuit Debout, dans la continuité de la lutte contre les mouvements altermondialistes qui avait marqué la décennie précédente. De ce mouvement de brutalisation attestent des chiffres effarants sur le nombre de blessés mais aussi plusieurs décès, tout particulièrement dans le cadre du mouvement des gilets jaunes à compter de fin 2018.

Avec Fabien Jobard, nous avançons un faisceau de facteurs combinés, des causes exogènes et endogènes. La dimension exogène renvoie au changement des groupes protestataires, de leurs répertoires d’action et de leurs effectifs ; aux évolutions du droit de la manifestation et à la diversification des infractions susceptibles de motiver l’intervention policière ; aux évolutions de la chaîne de commandement et du rapport entre police et politique ; enfin aux mutations du champ journalistique et de la production d’informations, notamment d’images, sur les manifestations. Mais s’en tenir à ces causes exogènes reviendrait à faire l’économie d’une réflexion sur des logiques endogènes. Notre livre réserve une large place à ces facteurs : érosion des capacités traditionnelles de maintien de l’ordre sous l’effet des politiques de restriction budgétaire, en lien avec le recul de la formation initiale comme continue ; mouvement continu de judiciarisation du maintien de l’ordre ; poids de l’expérience des violences urbaines dans l’idéologie professionnelle des policiers.

« Les émeutes urbaines en France, surtout après le traumatisme du mouvement de 2005 dans les banlieues, ont pris une place considérable dans la culture policière »

Vous précisez que les épisodes de violences urbaines, notamment les émeutes de 2005, peuvent être considérés comme un point d’inflexion. Comment expliquer que les logiques à l’œuvre pour gérer ces violences se soient étendues à l’ensemble des manifestations revendicatives ?

Les émeutes urbaines en France, surtout après le traumatisme du mouvement de 2005 dans les banlieues, ont pris une place considérable dans la culture policière. Aujourd’hui, les chefs de police aux commandes à Paris comme en région, mais aussi beaucoup de préfets, ont gagné leurs galons dans la gestion de ces épisodes marqués par des violences importantes, le recours à des tactiques de rétablissement de l’ordre et à de nouveaux armements dont le LBD. Dans un tel contexte, la montée en puissance des manifestations désordonnées est facilement interprétée sous les espèces de l’émeute. Le Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) est on ne peut plus clair à cet égard, qui opère une distinction entre, d’un côté, la manifestation pacifique, encadrée et coopérative, et de l’autre tout ce qui sort de ce cadre mais sans préciser quoi ni comment ni à quel degré, ce qui laisse à l’appréciation de l’autorité civile une immense marge de manœuvre. Distinction reprise dans le projet de loi en discussion.

L’institution policière, selon vous, se serait « autonomisée ». Que voulez-vous dire par là exactement ?

Lors d’une opération de maintien de l’ordre, un mandat est confié à la police par le pouvoir politique, qui lui signe un chèque. Mais ce chèque est « en gris » car, selon les mots du criminologue Canadien Jean-Paul Brodeur, qui propose ce terme, « la signature et le montant consenti sont assez imprécis pour fournir au ministre qui l’émet le motif d’une dénégation plausible de ce qui a été effectivement autorisé. » Cela autorise le pouvoir politique à laisser faire ou « inciter à », tout en conservant à la police un rôle de fusible. 

Avez-vous l'impression que la police...

Or, depuis la fin des années 1990, les gouvernements, qui ont fait de la sécurité un enjeu majeur, sont de plus en plus dépendants des résultats de la police. Si on ajoute le contexte terroriste et la radicalisation des syndicats de police, on aboutit à la transformation du chèque en gris en chèque en blanc. Il n’y a plus de marge pour le politique. En cas de problème, c’est lui qui est exposé. C’est une altération profonde du lien de subordination de la police au politique, condition du bon fonctionnement démocratique.
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Jacqueline Macou / Pixabay

Quel est votre regard sur le projet de loi « Sécurité globale » adopté en première lecture par l’Assemblée Nationale ? Et en particulier sur son article 24, qui a suscité une polémique telle qu’il va finalement être entièrement réécrit ?

Ce projet de loi est une preuve de plus que l’exécutif abime tout ce qu’il touche. C’est une loi inacceptable. L’article 24 est au centre de toutes les attentions parce que c’est le plus choquant, il est totalement inutile. Le droit français dispose déjà d’une panoplie complète protégeant les policiers. Dès lors, pourquoi cet article 24 ? On est dans ce que le sociologue américain Murray Edelmann appelait la « politique symbolique », c’est-à-dire un coup de communication politique. Visant d’une part à draguer l’extrême droite – l’objectif électoral de l’exécutif étant bien de siphonner l’électorat de la droite classique et du Rassemblent national – et d’autre part à donner des gages aux syndicats de police, lesquels semblent dicter au ministre sa conduite et sa politique. Le ministre de l’intérieur semble s’en réjouir, proclamant partout qu’il est le « premier flic de France » et qu’il protège « ses » hommes. Comme si un ministre était un chef de bande qui, pour le rester, devrait apprendre à ramper…

Mais il y a plus grave. Au fond, sans doute croit-on qu’en éloignant les journalistes et en interdisant les « auto-média » en manifestation l’on fera disparaître le problème des violences policières qui, au demeurant, et si l’on en croit le président de la République, adepte convaincu de la novlangue orwellienne, n’existeraient pas.

« Seul le pouvoir peut amorcer une désescalade, comme l’on fait beaucoup d’États après avoir constaté l’impasse de la gestion des mobilisations altermondialistes »

Quelques jours avant le vote de ce texte, le ministère de l’intérieur a présenté son « Livre Blanc de la sécurité intérieure », dans lequel sont avancées plusieurs pistes pour renforcer l’arsenal technologique des forces de l’ordre : analyse automatisée des réseaux sociaux, lunettes ou casques augmentés, recours plus ample à la biométrie, déploiement à grande échelle de drones… Comment analysez-vous ce texte ?

Il indique clairement le maintien d’une « course aux armements ». Face au durcissement des manifestations, plutôt que de se dire que la force est toujours in fine du côté du pouvoir, et que donc seul le pouvoir peut amorcer une logique de désescalade, comme l’on fait beaucoup d’États européens après avoir tiré le constat de l’impasse de la gestion des mobilisations altermondialistes, l’autorité civile maintient le cap de la montée dans les tours. Et comme la dotation en moyens humains ne fait que maigrir, sous le coup notamment de la réforme générale des politiques publiques et du recul de la puissance publique tous azimuts, on se tourne vers la technologie, les moyens de surveillance comme les drones. Et là encore en agissant de manière brouillonne, avec des objectifs à courte vue et, au fond, une méconnaissance des enjeux que tout cela soulève.

Parmi toutes ces pistes technologiques, laquelle vous inquiète le plus ?

À peu près toutes en réalité, puisqu’elles vont toutes dans le même sens. D’une part, les articles 20, 20 bis et 20 ter de la proposition de loi « sécurité globale » prévoient d’élargir l’accès aux images enregistrées par des caméras de vidéoprotection aux policiers municipaux, aux agents de la ville de Paris chargés d’un service de police, des services internes de sécurité de la SNCF et de la RATP. D’autre part, l’article 21 prévoit la possibilité de transmettre en temps réel les images au poste de commandement du service concerné, ainsi qu’aux personnels impliqués dans la conduite de l’exécution de l’intervention. Enfin, l’article 22 prévoit d’autoriser l’usage de drones avec caméra embarquée comme outil de surveillance. Toute ces mesures sont contraires à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a constamment indiqué que la collecte, l’enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d’intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif. Ici, ni la justification ni la proportionnalité ne sont tenues.

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Olivier Fillieule / DR

À quoi ressemblerait le maintien de l’ordre si les drones devaient se généraliser ?

Les drones de surveillance s’inscrivent dans un mouvement assez continu et ancien de renforcement de l’encadrement et de la surveillance des populations. À commencer par l’extension considérable de la vidéosurveillance dans tous les espaces publics et semi-publics. De ce point de vue, la Chine, avec son système en plein développement de la reconnaissance faciale et sa mise sous surveillance des déplacements de personnes, est un peu notre futur. Mais l’on peut craindre pire, avec notamment les drones armés – soit de lacrymogènes, soit de produits marquants – dont on espère pouvoir faire usage pour instaurer une sorte de « maintien de l’ordre chirurgical ». Avec les résultats prévisibles que l’on peut imaginer…

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