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Les cachalots, ces animaux sociables et cultivés

Comme nous, les cachalots ont des familles, sont extrêmement sociables et ont... une culture. Pour l’auteure de cette tribune, reconnaître la culture chez d’autres espèces est indispensable à leur protection.

Felicia Vachon prépare un doctorat de biologie à l’Université de Dalhousie, au Canada.


Nous pensons souvent que la culture est le propre des humains. Nous pensons à la musique, à la mode, à la gastronomie, aux langages. Pourtant, la culture a des implications qui va bien au-delà d’Homo sapiens.

Alors qu’émerge la preuve qu’il existe une forme de culture chez plusieurs autres groupes animaliers (insectes, rats, poissons, primates et dauphins), nous sommes obligés de repenser ce que cela signifie que d’avoir de la culture. Nous devons accepter que ce que nous avons longtemps considéré comme notre unique apanage est dans les faits partagé par d’autres espèces. Et que cette culture peut avoir d’importantes implications pour la conservation. Comprendre la culture des animaux pourrait être la seule manière de les protéger.

Ma thèse doctorale porte sur la culture chez une espèce animale, le cachalot. J’ai été témoin des implications de cette culture. Et plus je passais du temps avec ces cachalots, plus j’en ai appris sur eux, et plus je suis convaincue que reconnaître cette culture qui leur est propre est essentiel afin de les comprendre et de les protéger.

Un trio de cachalots sous l’eau.

La majorité des gens ont une idée générale de ce qu’est la culture. Bien la définir peut toutefois s’avérer difficile. La culture est partout, omniprésente et elle peut s’exprimer dans de très subtiles actions, quasi imperceptibles. Pour cet article, je vais emprunter une définition largement acceptée de la biologie : la culture peut être définie comme une information ou un comportement acquis socialement par les pairs.

L’importance de la culture chez l’espèce humaine a longtemps été reconnue : c’est la raison pour laquelle nous pouvons survivre dans tous les biomes de notre planète, appelés aussi macroécosystèmes, soit un ensemble d’écosystèmes caractéristique d’une aire biogéographique. Notre culture dicte nos interactions sociales, nos modes et nos musiques, les lois qui nous gouvernent, la racine de nos guerres. Et la raison pourquoi, en ce moment, vous lisez cet article au lieu de chasser dans la forêt.

La culture façonne, de fait, tous les aspects de nos vies. Elle nous a permis de devenir l’espèce dominante que nous sommes aujourd’hui. Ainsi, l’humain est probablement l’espèce la plus culturellement avancée ; mais elle n’est pas la seule à avoir une culture.

La culture est présente dans tout le règne animal

La culture — exprimée de petites et grandes façons — se retrouve dans tout le règne animal : des chimpanzés d’Afrique de l’Ouest utilisent des outils pour casser des noix ; des singes capucins ont des rituels sociaux spécifiques à leur groupe ; des dauphins coopèrent avec des pêcheurs pour se nourrir ; des oiseaux chanteurs et des baleines à bosse ont des chants en constante évolution ; des mouflons d’Amérique suivent des routes migratoires culturelles ; des poissons de récif ont des sites d’accouplement préférés, des bourdons apprennent les uns des autres pour résoudre des problèmes complexes.

Et ceci n’est que la pointe de l’iceberg. Chaque année, de plus en plus de preuves émergent prouvant qu’une culture existe bel et bien chez les animaux.

Au-delà des primates, les cétacés (baleines, cachalots et dauphins) sont le groupe animal pour lequel nous avons le plus de preuves de l’existence d’une culture. Parmi eux, le cachalot a fait l’objet d’une attention particulière.

Comme nous, les cachalots ont des familles, ils ont de fortes affiliations avec certains individus et ils sont extrêmement sociables. Un tel environnement est le substrat parfait pour la culture.

Des clans vocaux de plusieurs milliers d’individus

Les cachalots sont matrilinéaires, ce qui signifie que les femelles restent avec leur mère et forment des groupes appelés unités sociales. Ces unités sociales sont composées d’une ou deux familles et sont stables tout au long de leur vie. Elles voyagent ensemble, socialisent ensemble, fourragent ensemble et apprennent les uns des autres. Au-delà des unités sociales, les sociétés de cachalots sont également organisées à un niveau supérieur appelé clans vocaux. Les clans vocaux comprennent des milliers d’individus et peuvent être reconnus acoustiquement.

Effectivement, les chants des baleines de différents clans ont des sons vraiment différents !

Le plus excitant dans tout cela, c’est que les membres de différents clans vocaux ont non seulement des répertoires extrêmement différents, mais qu’ils ne s’associent pas les uns aux autres, même s’ils vivent dans le même environnement. Par exemple, dans les Caraïbes orientales où j’étudie le cachalot, on connaît deux clans vocaux : EC1 et EC2. Ils ont été identifiés dans la même région (autour de l’île de la Dominique) mais n’ont jamais été vus en interaction les uns avec les autres depuis quinze ans, soit depuis que le Dominica sperm whale project étudie cette population.

Une queue de cachalot plongeant dans l’eau.

Par contre, les unités sociales qui appartiennent aux mêmes clans vocaux sont régulièrement observées en train de chercher de la nourriture et de socialiser ensemble.

Comment expliquer cette situation ? Ces cachalots vivent dans le même environnement, ces différences ne sont donc certainement pas le résultat d’adaptations géographiques. Serait-ce génétique ? Celle-ci ne peut pas expliquer la variation du répertoire vocal. La seule explication possible est la culture. Peut-être les baleines choisissent-elles sciemment d’éviter les baleines appartenant à différents clans vocaux. Ils apprennent un répertoire vocal spécifique auprès de leur mère et ne s’associent ensuite qu’avec des personnes qui partagent ce même répertoire.

Le clan EC1 fait souvent des clics suivant le modele : clic-clic—–clic-clic-clic.
Le clan EC2 le fait suivant le modèle : clic-clic-clic-clic-clic.

Ces clips audio sont ceux présents dans les Caraïbes : EC1 et EC2. Alors que le clan EC1 fait souvent des clics suivant le modèle : clic-clic—–clic-clic-clic, le clan EC2 le fait suivant le modèle : clic-clic-clic-clic-clic. Ces modèles ont le même nombre de clics mais différents tempos.

Les efforts de conservation ciblant un seul groupe culturel entraînent une perte de diversité

La culture a des implications importantes pour la conservation. Si une population est subdivisée en groupes culturels, les efforts de conservation ciblant un seul groupe entraîneront une perte de diversité.

Si les connaissances culturelles sont principalement acquises auprès de matriarches plus âgées, alors la protection de ces individus devrait être notre priorité. Si les espèces sont capables d’apprendre socialement, elles pourraient réagir différemment aux facteurs de stress anthropiques. Et pourtant, nous en entendons rarement parler.

Reconnaître la présence de la culture chez d’autres espèces irait à l’encontre de notre vision anthropocentrique du monde où les humains sont la finalité de l’arbre évolutionnaire, les plus intelligents, les plus avancés et plus importants que les autres espèces.

Cela brouillerait la frontière entre « nous » et « eux ». Une fois que cela se produira, comment pourrions-nous justifier de mettre ces êtres « cultivés » en cage, de les traiter comme des « biens » légaux et de détruire leurs habitats ? Il est peut-être temps de repenser la culture et de reconnaître que d’autres espèces pourraient partager ce que nous avons longtemps considéré comme notre propre apanage.


François Sarano, océanographe et plongeur, nous a raconté avec une faconde extraordinaire ses rencontres avec les cachalots. Regardez :



Cette tribune a été initialement publiée sur le site The Conversation.

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