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ENQUÊTE

Éthiopie : dans un conflit "sans images", la vidéo d'un massacre documente un possible crime de guerre au Tigré

Le 5 janvier, en pleine période des célébrations du Noël orthodoxe, les habitants d’un village éthiopien ont été abattus par dizaines par des hommes en uniforme. Dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, malgré la coupure d’Internet dans le Tigré, en proie à un conflit entre l’armée et des rebelles, on voit trente corps joncher le sol. Celui qui la filme s’approche d’un blessé et s’exclame : "Tu aurais dû achever les survivants !" Notre rédaction a pu authentifier la vidéo.

Capture d'écran de la vidéo, filmée dans le village de Mai Harmaz dans le Tigré, début janvier 2021.
Capture d'écran de la vidéo, filmée dans le village de Mai Harmaz dans le Tigré, début janvier 2021. © Capture d'écran France 24
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ATTENTION, les faits relatés dans cet article peuvent choquer

La région du Tigré, située à l’extrême-nord de l’Éthiopie, est le théâtre depuis 2018 d’un bras de fer politique entre le gouvernement central et le gouvernement régional tigréen, qui réclame pour la minorité tigréenne un poids politique plus important au sein des instances gouvernantes. 

En novembre 2020, ce conflit s’est transformé en guerre ouverte suite à un scrutin reporté, entraînant une catastrophe humanitaire : déplacements de population, bombardements de zones résidentielles et famines.

À cela s’ajoute l’intervention de milliers de soldats érythréens côté éthiopien, que l’on peut expliquer par les trente ans de conflit avec l’Éthiopie, dirigé jusqu’en 2018 par des gouvernements où la minorité tigréenne et le Front de libération du peuple du Tigré avaient un poids politique majeur. 

C’est dans ce contexte qu’est apparue début février une vidéo de 4’04’’, diffusée initialement sur les réseaux sociaux sous forme d’extraits d’environ une minute. Les internautes qui la partageaient affirmaient alors dévoiler les images d’un massacre perpétré par les soldats éthiopiens contre des civils à Debre Abay, une localité située au centre-est du Tigré. 

Le site d’information Tghat, piloté depuis l’étranger par un groupe d’activistes tigréens, s’était fait l’écho le 12 janvier d’exactions à cet endroit avant de diffuser des extraits de la vidéo début février. Dans le sillon de comptes Twitter ayant amorcé des enquêtes sur la vidéo en février, le quotidien britannique The Telegraph a publié un article sur la vidéo le 19 février. 

Notre rédaction a décidé de n’en publier que des captures d’écran floutées, compte tenu du degré de violence dont elle témoigne. 

Où ? 

On y voit 30 corps étendus au sol, en bordure d’un village. 

Grâce à la disposition spécifique des bâtiments, pistes et arbres et au profil montagneux visible à l’horizon, nous avons pu confirmer la localisation précise de la vidéo en comparant ces éléments aux images satellites et données topographiques disponibles dans le logiciel Google Earth Pro.  

Il s’agit du village de Mai Harmaz, situé dans la localité de Debre Abay. La zone est notamment connue pour son monastère, situé à environ deux kilomètres de ce village. 

En haut, un montage de différentes captures d’écran de la vidéo, au moment où le cameraman filme en direction du village et, en bas, un montage montrant le moment où il filme la sortie du village (direction sud-ouest). On voit les mêmes éléments entourés sur une image satellite capturée aux coordonnées suivantes : 13.820976, 38.125441.
En haut, un montage de différentes captures d’écran de la vidéo, au moment où le cameraman filme en direction du village et, en bas, un montage montrant le moment où il filme la sortie du village (direction sud-ouest). On voit les mêmes éléments entourés sur une image satellite capturée aux coordonnées suivantes : 13.820976, 38.125441. © Google Earth Pro/France 24
En bas, le profil montagneux visible dans la vidéo dans la direction sud-ouest (accentué par effet de contraste par notre rédaction) et, en haut, celui généré par les données topographiques dans Google Earth Pro.
En bas, le profil montagneux visible dans la vidéo dans la direction sud-ouest (accentué par effet de contraste par notre rédaction) et, en haut, celui généré par les données topographiques dans Google Earth Pro. © Google Earth Pro/France 24

Notre rédaction a ensuite rapporté sur une image satellite récente l’emplacement des différents corps visibles dans la vidéo de quatre minutes. Nous avons dénombré 30 corps inertes, en tenue civile. Sur plusieurs victimes, d’importantes tâches de sang suggèrent la présence de blessures ou plaies ouvertes. À certains endroits, les victimes ont perdu tellement de sang que la terre est passée de l’ocre au noir. Au moins deux personnes, allongées et probablement blessées, sont vivantes et réagissent à la présence du caméraman.  

Chaque point rouge indique la localisation d’un corps visible dans la vidéo et deux points jaunes indiquent des personnes encore vivantes au moment de la prise de vue.
Chaque point rouge indique la localisation d’un corps visible dans la vidéo et deux points jaunes indiquent des personnes encore vivantes au moment de la prise de vue. © Image satellite datée du 19 février 2021, fournie par Planet Labs

"Hey, tu aurais dû achever les survivants !"

Quand la vidéo commence, on distingue deux corps inanimés sur un chemin de terre. L’homme qui filme lance en amharique [langue officielle de l'Éthiopie], probablement à un autre homme non visible à l’image : "Hey, tu aurais dû achever les survivants !" 

Selon plusieurs sources locutrices de cette langue et les informations du Telegraph, l’homme emploie un accent marqué, associé au sud du pays. L’homme à terre lui répond en tigrigna, la langue parlée dans cette région septentrionale. 

Il s’approche ensuite de deux autres hommes au sol. L’un d’eux réagit à la présence du caméraman.

L'homme au sol est vivant et tente de répondre aux questions de celui qui filme. Ils ne se comprennent pas car ils parlent deux langues différentes, l'un le tigrigna et l'autre l'amharique.
L'homme au sol est vivant et tente de répondre aux questions de celui qui filme. Ils ne se comprennent pas car ils parlent deux langues différentes, l'un le tigrigna et l'autre l'amharique. © France 24

Ils échangent quelques mots : 

- Qui t’a amené ici ? Est ce que c’est lui [désignant l’autre homme à terre] ?

- [propos inaudibles, en tigrigna]

- Tu ne comprends pas l’amharique ? 

- Je vis près de ces maisons là-bas [il pointe du doigt et s’exprime en tigrigna [langue officielle de l'Érythrée, et de la région du Tigré]]. 

- Continue de parler et je vais b**ser ta mère, Parle donc, fils de p**e.  

Une minute après cet échange avec l’homme au sol, le cameraman filme un homme qui s’éloigne de la zone en boitant.

Impossible de savoir si cet homme est celui avec qui le caméraman vient de discuter ou non. Il marche en boitant.
Impossible de savoir si cet homme est celui avec qui le caméraman vient de discuter ou non. Il marche en boitant. © France 24

"Pourquoi est-ce qu’on ne [le] tue pas ?" En fond sonore, on distingue des voix féminines et masculines les supplier dans un mélange d’amharique et de tigrigna : "S’il vous plaît, au nom de vos mères !" L’homme à la caméra dit alors : "Laisse tomber, laisse le partir, on l’a déjà touché. […] Il aurait dû être tué au début. Laisse le partir, il a survécu." 

Qui ? 

Plusieurs hommes en treillis sont visibles tout au long de la vidéo. Tous portent un uniforme, motif camouflage, et des bottes de couleur sable, certains une casquette de la même couleur. On ne voit à aucun moment si l’homme qui filme la vidéo porte lui aussi un uniforme, mais ses conversations avec les autres semblent indiquer qu’ils font partie du même groupe. 

Plusieurs uniformes et bottes comme celles-ci sont visibles tout au long de la vidéo.
Plusieurs uniformes et bottes comme celles-ci sont visibles tout au long de la vidéo. © France 24

L’un d’eux tient dans sa main un talkie-walkie à très longue antenne, un équipement déjà vu dans les mains de soldats éthiopiens dans le cadre de ce conflit, comme en atteste une photo de l'AFP prise au mois de novembre. Un autre tient un talkie-walkie à antenne courte.

À gauche, une capture d'écran de la vidéo où l'on voit un homme tenir un talkie-walkie à longue antenne et, à droite, la photo AFP d'un soldat éthiopien tenant un appareil du même type, publiée le 25 novembre 2020.
À gauche, une capture d'écran de la vidéo où l'on voit un homme tenir un talkie-walkie à longue antenne et, à droite, la photo AFP d'un soldat éthiopien tenant un appareil du même type, publiée le 25 novembre 2020. © France 24/AFP

Dans les dernières secondes de la vidéo, on aperçoit également un homme armé d’un fusil d’assaut. La qualité de l’image n’est pas suffisante pour identifier son modèle. 

Une capture d'écran zoomée du moment de la vidéo où l'on aperçoit un homme armé.
Une capture d'écran zoomée du moment de la vidéo où l'on aperçoit un homme armé. © France 24

Après avoir approché son objectif des corps des 30 personnes, l’homme qui filme conclut sa vidéo en disant : "Regardez combien ont été touchés. Tout est sur vidéo."

Ces différents éléments montrent des moyens conséquents et des uniformes standardisés qui, ajoutés à la langue parlée par le groupe, indiquent clairement une affiliation à l'armée éthiopienne, plutôt qu’aux rebelles tigréens ou même aux soldats érythréens impliqués dans le conflit côté éthiopien, ces derniers ne s’exprimant pas en amharique. 

Cependant, aucune insigne ou drapeau ne permet d’identifier le bataillon impliqué, ni de savoir s’il s’agit de l’armée régulière ou de ses supplétifs, comme par exemple les forces de police paramilitaires ou des milices. 

Quand ? 

Plusieurs sources locales concordantes affirment que des soldats éthiopiens ont tiré sur des habitants de ce village le 5 janvier 2021, quelques jours avant le Noël éthiopien, célébré le 7 janvier. Compte tenu de la présence d’au moins deux survivants, il est probable que cette vidéo ait été filmée le jour de cette tuerie. 

Nous pouvons confirmer que les images ne peuvent avoir été filmées avant l’année 2018, car un bâtiment en construction visible dans la vidéo n’est pas encore visible sur les images satellites capturées cette année-là. Les ombres projetées par les hommes et les bâtiments correspondent par leur longueur et leur orientation à une fin de journée hivernale, comme le montre le site SunCalc.

À gauche, une capture d'écran de la vidéo où l'on voit un bâtiment en cours de construction et, à droite, une image satellite de l'endroit datée de 2018 sur laquelle ce bâtiment est absent.
À gauche, une capture d'écran de la vidéo où l'on voit un bâtiment en cours de construction et, à droite, une image satellite de l'endroit datée de 2018 sur laquelle ce bâtiment est absent. © Google Earth Pro/France 24

Par ailleurs, nous ne retrouvons aucune trace de cette vidéo sur Internet avant le mois de février 2021. 

Après les révélations du Telegraph, l’ambassadeur éthiopien à Londres Teferi Melesse Desta à réagi en affirmant que la vidéo "a été sortie de son contexte" et que l’armée éthiopienne "fait le maximum […] pour éviter de faire des victimes parmi les civils et protéger les citoyens".

Notre rédaction a adressé une demande d'interview au ministère de la Défense et au bureau du Premier ministre éthiopiens pour obtenir plus d’informations. Nous publierons leur réponse, si elle nous parvient. 

"Une guerre sans images" 

Les images de la tuerie de Debre Abay viennent lever le voile sur ce que les médias ont appelé "une guerre sans images", le gouvernement d’Abiy Ahmed ayant empêché journalistes et ONG d’accéder à la zone pendant plusieurs mois pour éviter toute "interférence". Un blocus justifié par "un arrêt des services de transport terrestre et aérien", finalement partiellement levé fin février pour une poignée de médias, dont France 24. Depuis le début de l’année 2021, des témoignages et de rares images sortent du Tigré et interpellent les ONG.

Le Conseiller spécial des Nations Unies sur la prévention du génocide a également annoncé début février avoir reçu des signalements d’exécutions extrajudiciaires, violences sexuelles, pillages, massacres et freins à l’aide humanitaire, ce des différentes parties impliquées dans le conflit. 

Ces vidéos venant documenter de présumés crimes de guerre sont diffusées de plus en plus fréquemment, et constituent désormais un matériau incontournable pour les tribunaux internationaux, notamment la Cour Pénale internationale. "Compte-tenu de leur utilisation croissante, les institutions veillent à encadrer leur collecte et les techniques d'enquête", détaille Aurélie Aumaître, juriste spécialisée au pôle Crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal judiciaire de Paris.

L’université de Berkeley a ainsi publié en décembre 2020 un protocole détaillé à destination des juristes qui souhaitent les utiliser comme preuves dans des procès, en partenariat avec les Nations Unies.

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