L’amour fou de Baudelaire

Elle se prénommait Jeanne, était comédienne. La mystérieuse muse est l’héroïne de deux livres publiés pour le bicentenaire de la naissance du poète.

Par

Cette photo réalisée par Nadar est l'un des rares portraits connus de Jeanne, qui partagea la vie de Charles Baudelaire à partir de 1842.
Cette photo réalisée par Nadar est l'un des rares portraits connus de Jeanne, qui partagea la vie de Charles Baudelaire à partir de 1842. © DR

Temps de lecture : 6 min

De nombreux livres célèbrent, ce printemps, le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire. Dans cette abondante bibliothèque, deux ouvrages concentrent particulièrement leur attention sur la muse du poète. Elle se prénommait Jeanne, était comédienne, et reste, un siècle et demi après sa disparition, un mystère. On ne connait avec certitude que son prénom, Jeanne, et son surnom de « Vénus noire » en raison de sa couleur de peau (elle était métisse). En reconstituant l'idylle qui se noua entre le poète et celle dont Théodore de Banville écrivit qu'elle fut son « seul amour […] du premier jour au dernier », dans ses Lettres chimériques, parues en 1885, ces publications tentent de rendre à cette femme son humanité, longtemps bafouée. Car l'inspiratrice des Fleurs du mal a été bien maltraitée par les biographes du poète.

La newsletter culture

Tous les mercredis à 16h

Recevez l’actualité culturelle de la semaine à ne pas manquer ainsi que les Enquêtes, décryptages, portraits, tendances…

Votre adresse email n'est pas valide

Veuillez renseigner votre adresse email

Merci !
Votre inscription a bien été prise en compte avec l'adresse email :

Pour découvrir toutes nos autres newsletters, rendez-vous ici : MonCompte

En vous inscrivant, vous acceptez les conditions générales d’utilisations et notre politique de confidentialité.

Dans le dernier livre de Jean Teulé, paru à l'automne dernier (Crénom, Baudelaire ! chez Mialet-Barrault), Jeanne est ainsi caricaturée sous les traits d'une femme vénale et violente qui aurait été l'instrument de la chute de l'écrivain. Ce portrait, résolument à charge, puise ici dans l'encre vénéneuse des écrits de la mère du poète, Caroline Aupick, convaincue que Jeanne avait transmis la syphilis à son fils. Ce méchant portrait s'inscrit aussi dans la continuité d'ouvrages où les figures féminines ayant entouré ce grand écrivain sont systématiquement dénigrées, comme pour l'excuser d'avoir été lui-même si odieux de son vivant. Albert Feuillerat décrit la maîtresse de Baudelaire comme une « vampire » dans l'ouvrage qu'il a consacré à l'écrivain chez José Corti en 1941. Et Pascal Pia, ami d'Albert Camus, l'injurie, également à l'envi, en la qualifiant de « sournoise, menteuse, débauchée, dépensière, alcoolique, et par surcroît ignorante et stupide », aux éditions du Seuil en 1952.

À LIRE AUSSI Les amours de Verlaine

Charles Baudelaire a souvent dessiné Jeanne dans les marges de ses manuscrits.
 ©  DR
Charles Baudelaire a souvent dessiné Jeanne dans les marges de ses manuscrits. © DR
Cruelle injustice ! Car les sources historiques disent tout autre chose pour qui sait chercher. Les amis de Baudelaire, de Gustave Courbet à Gérard de Nerval, témoignent ainsi du rôle central que cette femme eut dans la vie de l'auteur. C'est dire si Brigitte Kernel fait œuvre de réparation en publiant aujourd'hui un livre où elle rapporte ce que la comédienne apporta à l'écrivain : l'éveil à la sensualité, une certaine confiance en lui et, surtout, une tendresse dont sa propre famille l'avait privé. Sans idéaliser leur relation, dont elle rappelle combien elle fut tumultueuse, la romancière qui avait raconté les derniers jours d'Ernest Hemingway et d'Agatha Christie (chez Flammarion) réhabilite ainsi Jeanne.

Réhabilitations

À la faveur de ce récit* qui emprunte à la fiction pour remplir les trous des archives, elle reconstitue ce que cet « amour fou » eut de fécond dans l'œuvre du poète. Il est en effet établi que Jeanne fut à l'origine de plus d'une dizaine de poèmes, parmi les plus beaux de Baudelaire. À commencer par « La Chevelure », « Les Bijjoux » et « Le Serpent qui danse ». Habité par la même conviction – celle que Jeanne fut la femme de sa vie avant que d'être sa fossoyeuse –, Yslaire consacre un beau (mais sombre) roman graphique** à celle qui se plaisait à se faire appeler « mademoiselle Baudelaire ».

Yslaire ne se contente pas de raconter la vie de Jeanne. Il en souligne le rôle capital dans la genèse des <em>Fleurs du mal</em>.
 ©  DR
Yslaire ne se contente pas de raconter la vie de Jeanne. Il en souligne le rôle capital dans la genèse des Fleurs du mal. © DR
Dans un dessin mêlant érotisme et ambiance gothique, il rappelle la parenté des univers du poète et de l'écrivain américain Edgar Allan Poe, qu'il traduisit en français. L'auteur de la série Sambre fait ainsi de Jeanne une sorte de Sphinx qui hante l'imaginaire de Baudelaire, une énigme dont le déchiffrement s'impose pour comprendre son œuvre littéraire. Yslaire reconnaît bien volontiers l'influence du livre que l'écrivain franco-mauricien Emmanuel Richon a publié en 1998 aux éditions de l'Harmattan. Intitulé La Belle d'abandon, il dénonçait l'acharnement des biographes contre cette femme et relevait, au contraire, ce que cette relation avait eu de libérateur pour Baudelaire en lui permettant de s'affranchir de son milieu. S'afficher avec une « sang-mêlé » alors même que l'esclavage n'avait pas encore été aboli le fit, en effet, rompre définitivement avec son général de beau-père.

Les deux récits offrent des regards distincts qui sont comme des variations autour d'un même thème. Dans la BD, l'héroïne s'appelle Jeanne Lemer ; tandis que dans le livre de Brigitte Kernel, elle porte le nom de Jeanne Duval. Le lieu et la date précise de leur rencontre diffèrent dans les deux livres : théâtre du Panthéon en février 1842 pour Yslaire, théâtre de la Porte-Saint-Antoine à l'été 1842 pour Brigitte Kernel. Mais les deux ouvrages s'accordent sur le plus important : Charles et Jeanne vécurent plus de 25 années de passion, entrecoupées de séparations orageuses et de retrouvailles torrides. En témoigne d'ailleurs la lettre désespérée que signa Baudelaire le 30 juin 1845 avant de tenter de mettre fin à ses jours. Dans ce courrier que les deux auteurs évoquent longuement s'exprime toute la gratitude que le jeune poète éprouvait pour Jeanne. « C'est le seul être en qui j'ai trouvé quelque repos », écrit-il.

Vendue aux enchères en novembre 2018, cette lettre de Baudelaire, datée de juin 1845, où il lègue sa maigre fortune à sa maîtresse Jeanne Lemer, a atteint les 234 000 euros.
 ©  DR
Vendue aux enchères en novembre 2018, cette lettre de Baudelaire, datée de juin 1845, où il lègue sa maigre fortune à sa maîtresse Jeanne Lemer, a atteint les 234 000 euros. © DR

À LIRE AUSSI Une lettre de suicide de Charles Baudelaire s'arrache aux enchèresEn 1985, la romancière et journaliste anglaise Angela Carter avait, la première, osé tordre le cou à l'image de « femme fatale » qui collait à la peau de Jeanne, au détour d'un texte bref publié dans son recueil de nouvelles, Vénus noire. Ce livre (paru chez Christian Bourgois), dont le titre provient du chapitre consacré à la muse de Baudelaire, tentait déjà de réhabiliter Jeanne. Il avait été suivi par un récit nuancé de Fabienne Pasquet (L'Ombre de Baudelaire, Actes Sud, 1996), où la romancière franco-haïtienne avait voulu, à son tour, dédiaboliser la jeune femme. Mais il avait fallu attendre 2005 pour que l'Haïtienne Elvire Maurouard publie Les Beautés noires de Baudelaire (Karthala), où la muse est pleinement reconnue pour ce qu'elle était : l'origine autant que la destinataire des plus beaux écrits du poète.

En 1905, Nadar publie ses souvenirs sur Baudelaire. Coïncidence troublante, au même moment, les conservateurs du Louvre voient réapparaître à la surface de <em>L'Atelier du peintre</em> de Gustave Courbet la silhouette de Jeanne. Le tableau est aujourd'hui conservé au musée d'Orsay.
 ©  DR
En 1905, Nadar publie ses souvenirs sur Baudelaire. Coïncidence troublante, au même moment, les conservateurs du Louvre voient réapparaître à la surface de L'Atelier du peintre de Gustave Courbet la silhouette de Jeanne. Le tableau est aujourd'hui conservé au musée d'Orsay. © DR

Comme le rappellent Brigitte Kernel et Yslaire, l'importance de Jeanne fut suffisamment grande pour que Gustave Courbet la fasse figurer près de son ami sur le grand tableau qu'il réalisa entre 1854 et 1855 et intitula L'Atelier du peintre. Ce visage, effacé, dit-on, à la demande de Baudelaire après une énième rupture, a miraculeusement réapparu quarante ans après la mort des deux protagonistes de cette histoire. La couche de peinture recouvrant ses traits s'étant comme dissoute au fil du temps.

Ce petit miracle avait inspiré à Michaël Ferrier un roman, en 2010, Sympathie pour le fantôme (Gallimard), en forme de déclaration d'amour à la belle créole : une œuvre pour « que la France sache tout ce qu'elle te doit. Tout ce qui en elle vient de loin, d'un temps immergé, puissant et long ». La Franco-Gabonaise Karine Yeno Edowiza lui avait emboîté le pas en 2017 en consacrant à Jeanne une élégie. Brigitte Kernel et Yslaire élèvent, à leur tour, un mausolée en son honneur.

Quand Charles Baudelaire rencontre la comédienne Jeanne Duval, le poète ne connaît pas encore la notoriété et entame tout juste l'écriture du recueil qui le rendra célèbre, <em>Les Fleurs du mal</em>. La passion de ces deux êtres va bouleverser leur vie.
 ©  DR
Quand Charles Baudelaire rencontre la comédienne Jeanne Duval, le poète ne connaît pas encore la notoriété et entame tout juste l'écriture du recueil qui le rendra célèbre, Les Fleurs du mal. La passion de ces deux êtres va bouleverser leur vie. © DR
Deux cents ans après sa naissance, la figure de Baudelaire continue d'intriguer. Parce que le poète plane sur l'œuvre d'Yslaire depuis ses premiers albums, le dessinateur consacre à sa muse, un beau roman graphique en forme d'hommage à cette femme énigmatique.
 ©  DR
Deux cents ans après sa naissance, la figure de Baudelaire continue d'intriguer. Parce que le poète plane sur l'œuvre d'Yslaire depuis ses premiers albums, le dessinateur consacre à sa muse, un beau roman graphique en forme d'hommage à cette femme énigmatique. © DR

*Baudelaire et Jeanne, de Brigitte Kernel, Écriture, 288 pages, 21 € ;

**Mademoiselle Baudelaire, d'Yslaire, éditions Dupuis/ Aire Libre, 152 pages, 26 €.

À ne pas manquer

Ce service est réservé aux abonnés. S’identifier
Vous ne pouvez plus réagir aux articles suite à la soumission de contributions ne répondant pas à la charte de modération du Point.

0 / 2000

Voir les conditions d'utilisation
Lire la charte de modération

Commentaires (2)

  • Myst59

    Et lire et relire Baudelaire... Attention aux "wokes"...

  • Vieux taxi

    Dommage que les images de la BD soient très anachroniques : un premier degré qui en dit plus long sur le dessinateur que sur Baudelaire... Mais il est difficile de sortir de l'adolescence quand on veut faire du chemin avec l'auteur des "Fleurs du Mal"... Le dessin contemporain est tellement maniériste et si pressé de conclure !